7

— Bissmilalahi rramani rrahimi !

— Al hamdou lillahi rabbil alamina !

— Rahmani rrahimi !

Le brouhaha des voix enfantines s’affaiblit comme Omar s’avançait à l’intérieur des cours de la concession d’El-Hadj Seydou. À la différence des Traoré, qui, en dépit des vicissitudes du royaume, demeuraient riches, une bonne vingtaine d’esclaves cultivant leurs coudées de belle terre auxquelles ni El-Hadj Omar ni Amadou n’avaient touché, la famille d’El-Hadj Seydou était pauvre. Il n’exigeait pas un sou de ses nombreux élèves, car il lui aurait paru scandaleux de faire payer une éducation religieuse, et entretenait son monde grâce au fruit de ses travaux de broderie et au produit d’un champ en aval du Joliba. Aboubakar, le père de Kadidja, traité d’ailleurs non pas en inférieur, mais en parent peu fortuné et, à ce titre, doublement chéri, tenait un petit commerce grâce auquel on se procurait de la viande et du poisson, tandis que ses femmes achetaient et revendaient du sel. Cette atmosphère de dénuement s’alliant à la piété la plus extrême, rappelant à Omar celle de la concession de Tassirou, ne parvenait pas à l’apaiser.

Certes, il n’ignorait pas la parole du sage : « Si le désir sexuel te poursuit, tu cherches à épouser. » Néanmoins, il était trop jeune pour envisager pareille solution, et puis Kadidja était une esclave. Son orgueil se révoltait à l’idée de donner le jour à des enfants qui auraient honte de leur mère. Ou dont on raillerait l’origine. Quant à lui, des deux côtés sa lignée était noble. Devait-il déchoir ? En outre, la famille ne le permettrait pas ! En dépit de toutes les belles résolutions qu’il prenait chaque matin de se tenir loin de Kadidja, il s’en alla à sa recherche. Il savait que, à cette heure, il la trouverait assise sur une natte dans la cour désertée, réunissant avec application des bandes de coton destinées à la confection des caftans et des boubous. Il ne se trompait pas. Un bout de langue rose pointait entre ses lèvres, tandis qu’elle faisait courir l’aiguille à travers le tissu et que sa blouse, largement échancrée, bâillait sur son sein.

Il songeait à se dissimuler derrière une clôture pour se repaître de ce spectacle quand elle éclata de rire et releva la tête :

— Est-ce que tu te prends pour un serpent qui avance sans bruit ? Dépité, il vint s’asseoir près d’elle. Empli d’une émotion qui accélérait les mouvements de son cœur, il regarda les petites mains habiles, s’enhardit et remonta jusqu’à la poitrine. Brusquement, il ne put plus contenir son désir et posa la main sur son sein. Elle se dégagea :

— Pas de cela !

En même temps, elle posait son ouvrage, le fixant d’une manière qui l’invitait à continuer tout en le défiant d’en avoir le courage. Cela lui donna la force de la renverser en arrière. À vrai dire, il ne savait pas très bien ce qu’il entendait lui faire, n’ayant guère envie que de la tenir au plus près de lui, de respirer son odeur, de s’en enivrer, de caresser sa chair. Le contact de sa nudité le terrifia. Il faillit se relever en hâte. Mais elle le retenait, et il eut peur de passer pour un lâche. Tout se passa très vite. Quand il l’entendit crier, il se rua hors d’elle. Mais elle le retenait encore, et il réalisa que ce cri, loin d’être l’expression de la révolte ou du refus, signifiait la soumission et scellait un irréversible accord entre eux. Un vertige le prit où l’orgueil et le désir se disputaient. Il ne se retint plus, oubliant ce qui n’était pas son corps.

Au moment précis où il s’écartait enfin d’elle, l’appel du muezzin retentit. Le soleil était au zénith. C’était l’heure de la prière de zohour1. Omar resta un moment hébété. Il regarda la cour autour de lui, quelques poules que l’agitation de ces deux humains n’avait pas effrayées, et qui picoraient des grains de mil mêlés au sable, un métier à tisser sur lequel une bande était à moitié lovée, un van, un mortier de bois poli. Rien n’avait changé.

Il avait commis le plus abominable des péchés et rien n’avait changé. Kadidja se rhabillait d’un air un peu souffrant, un peu triomphant, qui symbolisait peut-être son accession à l’univers des femmes. Bientôt, elle affronterait, comme si de rien n’était, les regards de mère Fatima. Rien n’avait changé. Il était un fornicateur et le soleil continuait de briller. Comme un fou, il sauta sur ses pieds, rajusta ses vêtements et sortit.

La rue était pleine d’hommes, leur satala à la main, se dirigeant vers les mosquées, car c’était le jour de la prière en commun, et il lui sembla que Dieu, cruel, avait voulu qu’il accumule les crimes. Il se mit à courir et approchait de la mosquée où il comptait bien se traîner à genoux quand il entendit hurler :

— Qu’on le tue, qu’on le tue !

Il s’arrêta, interdit, fou de terreur devant le jugement de Dieu. Pourtant, il ne s’agissait pas de lui. La foule escortait des sofas qui frappaient à coups redoublés un jeune homme qui résistait et protestait :

— Ce n’est pas moi ! Je n’ai rien fait ! Ce n’est pas moi ! Laissez-moi !

Dans son trouble et sa confusion, approchant du désespoir, il lui sembla que le malheureux qui clamait ainsi son innocence recevait par erreur le châtiment qui lui était destiné. N’est-ce pas lui qui aurait dû aller, imposteur démasqué, fornicateur surpris et couvert d’opprobre ? Il se précipita, jouant des coudes, des pieds, des poings et parvint à interpeller les sofas :

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

Ceux-ci, le reconnaissant pour le neveu du souverain, expliquèrent :

— C’est un espion des Français. Nous l’avons arrêté près du marché !

Un espion ? Comme il dévisageait le jeune homme dont la bouche pissait le sang, ce visage lui parut familier et il hurla :

— Non ! Non ! C’est… Intrigués, les sofas s’arrêtèrent :

— Tu le connais ?

Il inclina convulsivement la tête, bégayant :

— C’est, c’est…

À ce moment, le jeune homme, fourbu, glissa dans la poussière avec une sorte de grâce et Omar se précipita, le redressa, le serra contre lui, murmurant passionnément :

— Dieudonné, fils de personne, est-ce que tu ne me reconnais pas ?

 

Alioune acheva son repas sans entrain. Le matin, lors de la réunion qui avait précédé la prière, les chefs des grandes familles de Ségou avaient décidé d’envoyer une délégation à Nango, où les Français se trouvaient depuis quelques jours. Ce n’était pas le danger qu’il y aurait à tromper la vigilance des espions d’Amadou et à déjouer leurs ruses qui inquiétait Alioune. Non, c’était le principe même de cette ambassade ! Les Français ! Il se méfiait d’eux instinctivement, et faisait siennes les prophéties d’El-Hadj Omar qui répétait :

— Votre existence avec l’Européen ne peut réussir.

Ceux qui faisaient appel à la collaboration des Français risquaient fort de se retrouver dans la situation d’un homme qui, voulant se débarrasser d’une mauvaise herbe, met le feu à son champ et incendie sa maison, ses bêtes, sa famille ! Néanmoins, que pouvait-il faire contre l’avis de la majorité ? Même l’imam Kane, sur l’appui duquel il comptait, s’était finalement rallié à l’opinion du plus grand nombre. Aussi, c’est avec assez de mauvaise humeur qu’il vit apparaître Djénéba, sa bara muso, l’air affairé et mystérieux à la fois. Elle commença par faire remarquer :

— Tiens, tu as déjeuné tout seul !

Alioune la connaissait assez pour deviner qu’elle voulait l’entraîner dans une de ces conversations dont les femmes ont le secret, où, au lieu d’aller à l’essentiel, on tourne en rond, se réfugiant derrière allusions et périphrases et coupa sèchement :

— Femme, si tu as quelque chose à me dire, dis-le clairement. Elle s’assit et interrogea, de manière toute rhétorique cependant :

— Qui est le maître de cette concession ? Qui a le droit d’y faire rentrer des étrangers ? Surtout par les temps qui courent où chacun doit se méfier du propre enfant de sa mère !

Alioune perdit patience :

— Si tu continues, je saurai bien te faire parler pour quelque chose !

Elle se décida :

— Est-ce qu’Omar n’a pas introduit ici un étranger tout couvert de sang ?

— Tout couvert de sang ?

Elle inclina la tête et il tonna pour sa plus grande satisfaction :

— Fais-le venir devant moi…

Presque malgré lui, Alioune s’était pris d’affection pour Omar. Les premiers temps, celui-ci ne lui avait inspiré que des sentiments sans grande chaleur et, pour ainsi dire, forcés. Peu à peu, il lui était apparu comme le symbole d’une jeunesse sans certitudes, tiraillée entre plusieurs appartenances et mal armée pour affronter de terribles réalités. Car des quatre coins de l’empire montaient les rumeurs les plus alarmantes. Des frères d’Amadou se rebellaient contre lui. Des ambitions mal éteintes se réveillaient. Des ennemis que l’on croyait vaincus reprenaient les armes et, sur tout cela, planait l’ombre des Français dont nul ne comprenait les ambitions. De quoi, de quoi le lendemain serait-il fait ? Aussi, quand il le vit entrer dans son vestibule, l’air soucieux et presque hagard, il commença par le rassurer, lui disant d’un ton bienveillant :

— Je suis sûr que tu as cru bien faire. Pourtant, tu ne dois pas prendre pareille décision sans en informer un de tes pères ou une de tes mères. Qui caches-tu dans ta case ?

Omar tomba à genoux :

— J’attendais seulement le moment favorable pour vous en parler. Ils l’ont tellement frappé qu’il est faible et ne fait que pleurer.

— Comment s’appelle-t-il ? De qui est-il le fils ? Omar bafouilla :

— C’est ce que je ne suis pas encore arrivé à lui faire dire ! Alioune cacha son mécontentement et, se levant, fit simplement :

— Eh bien, il faudra bien qu’il me parle, à moi. Tu ne crois pas ?

Le jeune homme était allongé dans une posture qui trahissait et son épuisement et son désespoir. Omar avait tant bien que mal nettoyé les plaies de son visage sur lequel le sang coagulé dessinait des pointillés plus sombres. Devant cette face un peu triangulaire, les pommettes hautes et les yeux profondément enfoncés dans les orbites, Alioune ressentit une étrange impression de déjà-vu, comme si, rajeuni, un ancêtre revenait le fixer. Avec émotion, il lui dit :

— Tu pourrais être mon fils et je ne te veux pas de mal. En outre, le Prophète nous a appris que l’hôte est un don de Dieu. Dis-moi seulement de qui tu es le fils.

Le jeune homme tenta de se redresser, mais il était si faible qu’il ne parvint pas à terminer le mouvement qu’il avait ébauché et murmura :

— Je m’appelle Dieudonné.

Alioune insista avec la même douceur :

— Qui est ton père ?

Dieudonné se mordit les lèvres :

— Je ne sais pas…

Alioune le réprimanda :

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? Chacun d’entre nous a un père. C’est son union sacrée avec notre mère qui cause notre naissance.

Pour des raisons diverses, les deux jeunes gens réagirent vivement. Omar, parce que ces mots lui rappelaient l’horreur du péché qu’il venait de commettre. Dieudonné, parce qu’ils faisaient saigner sa blessure jamais fermée, jamais cicatrisée. Il s’efforça de parler avec calme et clarté :

— J’ai certainement un père, mais je ne sais pas son nom. Je peux te dire seulement celui de ma mère : Awa Karabenta de Didi, Awa, fille de Kanlanfeye Karabenta…

Le cœur d’Alioune s’arrêta. Il souffla :

— Awa Karabenta de Didi ? Tu dis Awa Karabenta ? Tu es donc le fils de notre frère Mohammed ? Mohammed Traoré ?

Dieudonné bégaya :

— Mes frères s’appellent, en effet, Traoré. Moi, je n’ai point droit à ce nom-là…

Mille pensées se bousculaient dans l’esprit d’Alioune. Le ventre d’une femme est si riche de mystère. Qui sait si, en quittant Ségou, celui d’Awa n’abritait pas déjà ce garçon ? Dieudonné détruisit cet espoir en secouant la tête :

— Non, père ! En quittant Ségou, elle est restée au moins deux saisons sèches à Didi. Je suis né à Saint-Louis, bien longtemps après.

— S’est-elle remariée ?

La vérité trembla sur les lèvres de Dieudonné. À Didi. Un des vôtres, un yèrèwolo de Ségou, a pour la seconde fois attenté à sa vie. Oui, un Bambara de Ségou l’a prise par force. Néanmoins, il ne put prononcer un mot comme s’il faisait siennes la honte et la douleur du viol de sa mère. Mère saccagée, mère labourée, je n’ai pu te secourir !

Alioune insista :

— Tu dis qu’elle ne s’est pas remariée ?

C’est alors qu’Omar, auquel personne ne songeait, murmura d’une voix que l’émotion rendait inaudible :

— Est-ce que vous voulez dire que la mère de Dieudonné est…

Alioune acheva la phrase qu’il ne parvenait pas à compléter :

— La première femme de ton père, Mohammed ! Béni soit Dieu qui nous réunit aujourd’hui !

 

L’obscurité de la case préfigurait celle de la terre où tous les hommes sommeilleront un jour et rappelait celle du ventre de la femme d’où sont venus tous les hommes. Dieudonné, yeux clos, éprouvait une paix qui, pour être fugitive, n’en était pas moins réelle. Cette rencontre avec les Traoré représentait une halte, une pause pendant laquelle il reprenait son souffle comme un nageur qui se prépare à affronter les hautes eaux.

À Anady et Ahmed non plus, Awa ne parlait de leur père. Aussi, à cause de ce silence lui avaient-ils donné les traits des Bambaras de Saint-Louis, nombreux dans les rangs de l’armée et dont on s’accordait à dire qu’ils étaient de solides travailleurs, quoique un peu obtus. En vérité, c’était avec ces Bambaras qu’ils avaient entretenu le lien avec la langue. Souvent, le soir, malgré les interdictions des Grandidier, ils couraient chez Samba, un briquetier, employé du gouvernement, qui leur contait les histoires de Souroukou2, Badéni3, Diara4… Aux baptêmes, ils se faufilaient jusqu’à N’Dar Toute, pour manger à la main du couscous de mil avant de gratter le fond des marmites. Les premières années de sa vie, Dieudonné ne savait pas qu’il n’appartenait pas à cette communauté-là. Lui aussi, il appelait ces hommes et ces femmes ba, fa, bina… Quand avait-il su la vérité ? Quand il avait fallu aller à l’école des frères. Sur le grand cahier qui portait la mention « nom du père », alors, Mme Grandidier avait tracé deux petits groupes de lettres dont il avait su la signification plus tard, des années plus tard. Awa n’était plus là pour répondre à ses questions.

Dieudonné s’étonnait. La vie est la plus grande pourvoyeuse de surprises. Dire que ce Torodo qu’il avait croisé sur les rives du fleuve Sénégal lui était apparenté ! Peut-être pourrait-il l’aider à poursuivre sa recherche, car, avec lui, il était en confiance et parviendrait à prononcer les quatre syllabes qui commandaient son identité : Olubunmi !

Olubunmi ! Un surnom sans doute ! Donné dans quelles circonstances ? Par allusion à quel vice ? À quelle qualité ? Dieudonné se retourna sur le côté. Dire que sa mère avait vécu dans cette concession ! Il essaya de l’imaginer heureuse, affairée, jeune mère comblée de fils. Il n’y parvint pas, puisqu’il n’avait connu que son visage de malheur ! Subrepticement, comme il se plaît parfois à le faire, le sommeil vint brouiller ses pensées, et il se retrouva dans le village de Didi. Un homme était assis à son chevet, le visage dissimulé par un litham, de même couleur que son turban. Il le savait : s’il parvenait à écarter ce voile, il percerait du même coup le secret qui lui tenait tant à cœur. Mais, voilà, il ne pouvait bouger, cloué au sol par une force mystérieuse ! Il gigotait, gémissait, et, dans l’excès de cette agitation, il s’éveilla trempé de sueur. L’ombre avait perdu son caractère bienveillant et était devenue hostile comme celle d’une geôle. Dehors, à quelle hauteur se trouvait le soleil ? Angoissé, Dieudonné se redressa sur son séant, cherchant à calmer la terreur qui naissait soudain en lui quand un homme pénétra dans la pièce. Un homme comme il n’en avait jamais vu à Saint-Louis, ville cependant fertile en spectacles peu communs. Encore jeune, grand, vêtu d’une courte veste faite de peaux et coiffé d’une sorte de mitre bordée de cauris. Il ne semblait pas méchant. Néanmoins, la force qui se dégageait de lui terrifiait, blessait comme celle d’un animal qui ne peut être dompté tout en consentant à demeurer familier. Il interrogea, de sa voix très basse :

— C’est toi, le petit-fils de Kanlanfeye Karabenta ?

Sans attendre de réponse, tout en parlant, il jeta par terre des noix de cola contenues dans un petit sac, refit ce geste à plusieurs reprises, commentant sourdement les dessins qui se formaient sous ses yeux, puis releva la tête pour fixer Dieudonné, comme s’il était en butte à un mystère qu’il était bien résolu à dissiper.

Et c’est vrai qu’il était intrigué, Koumaré ! Depuis des générations que les siens s’efforçaient d’éclairer l’avenir pour les Traoré et de prévenir les maux dont il est fécond, il n’avait jamais reçu des invisibles des indications aussi contradictoires. De quels signes était porteuse la venue de ce garçon ? Quelles forces, sa seule présence allait-elle déchaîner, et pourquoi ? Il ne lui faudrait pas moins d’une nuit de sacrifice pour le découvrir. Koumaré n’était pas de ces forgerons féticheurs qui cédaient à la séduction du Coran et employaient des talismans faits de caractères arabes enveloppés dans des triangles de cuir ou de tissu. Pour cette raison, nombre de familles s’étaient un temps détournées de son art, pour réaliser ensuite qu’il demeurait le maître du Secret, imperméable aux modes, immuable comme le temps lui-même.

Koumaré remit ses noix de cola dans le sac qui ne le quittait jamais et en tira des cauris avec lesquels il parlementa silencieusement avant de les jeter à terre. Cette fois encore, leur position le déconcerta. Alors, il sembla se résigner et malaxa soigneusement dans un petit mortier des feuilles et des racines. Il en obtint une poudre brunâtre, qu’il plaça à l’orifice de chacune des narines de Dieudonné, tout en le maintenant sous le feu de son regard. Puisque les ancêtres refusaient pour l’instant de parler en clair, on ne pouvait les contraindre. Il fallait se contenter de panser le corps.

Il savait, à présent, comme son père avant lui, que la souffrance et le malheur des Traoré les dépassaient eux-mêmes. Qu’ils n’étaient que l’image réduite de souffrances et de malheur plus grands. Pourtant, comme son père avant lui, il en ignorait la raison. Son savoir se heurtait à ce mur-là. Quelle offense, quel crime ? Cachés dans la nuit de quels temps ? Depuis bientôt deux générations, les forgerons féticheurs se répétaient la question. Il commença d’appliquer des emplâtres de feuilles sur les ecchymoses de Dieudonné, referma soigneusement les lèvres béantes d’une plaie au menton. Le garçon ne bougeait plus, suivant chacun de ses gestes avec une attention un peu angoissée. Un esprit palpitait dans l’ombre au-dessus de sa tête. Quel nom avait-il ? Koumaré se retira. Oui, la nuit serait longue, qui permettrait de percer tous ces mystères, et de tenter de faire ailleurs le lit du malheur.

Visible pour ses yeux seuls, un nuage couleur de sang et de soufre planait au-dessus des toits. Comme à chaque fois qu’il passait près de lui, il s’inclina devant le dubale qui gardait l’entrée de la concession. Les esprits des défunts commençaient de s’assembler sur ses branches entre le pelage sombre des chauves-souris et mille voix, inaudibles pour le commun des mortels, s’élevaient. Elles se turent avec ensemble à son passage. Pourtant, il eut le temps de reconnaître leur tonalité d’effroi et de colère. Pourquoi ? Il décida de se rendre directement sur l’île où, comme son père, il aimait à se retirer quand les ancêtres et les dieux le défiaient.

1- Deuxième prière de la journée.

2- L’hyène.

3- Le chevreau.

4- Le lion.