— Épouserais-tu une esclave ?
Dieudonné haussa les épaules :
— Je ne me suis jamais posé la question. Je me suis plutôt demandé quelle fille accepterait un garçon sans père.
Omar fit, hâtivement :
— Tu finiras bien par le retrouver ton père, je t’y aiderai. Et puis, attends au moins que ta santé soit revenue !
C’est qu’il ne souhaitait pas voir la conversation s’éloigner du seul sujet qui lui tenait à cœur : son forfait avec Kadidja. Depuis lors, il n’avait pas remis les pieds chez El-Hadj Seydou, et il se demandait si son absence n’était pas plus signifiante que sa présence. Si, derrière son dos, mille bruits ne commençaient pas à circuler.
Dieudonné l’interrogea :
— Comment pourrais-tu m’aider ?
— Je ne sais pas, moi ! Tu n’as vraiment aucune indication ?
Pour Dieudonné, la vie avait recommencé d’aller. À l’inverse d’Omar qui, accueilli comme un don de Dieu, s’était aliéné bien des sympathies pour des raisons indéfinissables et confuses, un petit air supérieur, une difficulté à maîtriser le bambara, une intimité affichée avec les voisins toucouleurs, une piété un peu ostentatoire, Dieudonné, d’abord traité avec méfiance, était en deux ou trois jours devenu populaire. Toujours prêt à rendre service, à fendre du bois, à porter une charge ! Toujours débordant d’histoires, au point que, bien avant dans la nuit, les mères devaient venir chercher les enfants assis en rond autour de lui ! Et avec cela, savant, écrivant aussi bien l’arabe que la langue des Blancs ! Les anciens de la concession s’assemblaient autour de lui quand il traçait sur des bouts de parchemin des dessins étranges dont il indiquait le sens en riant :
— Cela, c’est mon nom, Dieudonné. Cela, c’est le vôtre, Traoré.
Comme, en outre, il était poli, accueillant avec ravissement les moindres attentions, chacun s’accordait à chanter ses louanges et à souhaiter que, avec l’aide de Dieu, il retrouve son foyer. Après la question d’Omar, le mot d’Olubunmi trembla sur ses lèvres. Cette fois encore, il le retint, saisi d’il ne savait quelle peur, comme s’il préférait rêver, quêter que découvrir. Il railla :
— Pour un bon musulman comme toi, cela existe-t-il, des esclaves ? Omar prit son air pédant :
— Le Coran ne condamne pas l’esclavage. Il dit seulement : « N’oubliez pas que les esclaves sont vos frères, surtout s’ils sont musulmans. Dieu vous a donné droit de propriété sur eux ! »
Dieudonné dit, pensivement :
— Connais-tu une religion qui ait vraiment le souci de la justice ? Quand j’étais à Saint-Louis, au nom du catholicisme, les Français s’élevaient contre l’esclavage. Et puis, une fois libérés, ils enrôlaient les hommes de force dans leurs armées ou dans leurs exploitations agricoles et les traitaient comme des bêtes.
Omar en profita pour en revenir à un de ses sujets de conversation favoris :
— Est-ce que tu crois que nous ferons la guerre aux Français ?
Dieudonné eut un geste d’ignorance :
— Je ne crois pas. Il paraît qu’ils sont arrivés à persuader ton oncle qu’ils venaient vers lui en amis. Mais, je te dirai que ce que je crains par-dessus tout, c’est l’amitié des Français. J’aime mieux qu’ils nous haïssent et le disent !
Omar se mit à railler :
— Comment l’appelais-tu, la Française qui t’a élevé ? Est-ce que tu lui disais « Maman », « Petite Mère », « Bonne Mère »… ? Qu’est-ce que tu lui disais ?
Dieudonné ne se prêta pas au jeu, car il détestait qu’on lui rappelle ces années d’enfance.
Il se leva et une petite troupe d’enfants, qui attendait qu’il ait fini son repas, se précipita vers lui, piaillant en français :
— Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?
Personne ne savait pourquoi cet assemblage de syllabes les ravissait. Puis ils battirent des mains :
— Dis-le, c’est comment les bateaux qui marchent sur la mer ?
Quoi qu’il puisse leur raconter, les enfants ne retenaient de la vie à Saint-Louis que des éléments qu’ils incorporaient à leurs rêves, et qu’ainsi il alimentait bien malgré lui. Le petit Sidiki, dernier-né d’Alioune, fit mine de brandir un fusil et déclara :
— Moi, quand je serai grand, je me ferai soldat des Blancs.
Cela mit Dieudonné en rage. Il hurla :
— Et tu les aideras à vaincre et dominer les tiens !
Puis il réalisa son absurdité : l’enfant, trop jeune, ne pouvait pas le comprendre. Eh oui, on était entré dans l’ère de la violence. On ne respectait plus que ceux qui, mieux que les autres, savaient tuer, raser, détruire ! Les rêves des enfants étaient de pillage et de meurtre.
Bon, la halte avait assez duré ! Dès le lendemain, il reprendrait sa quête interrompue et il finirait bien par le débusquer, cet Olubunmi ! Mettrait-il Omar dans la confidence ? Nouveau venu comme lui à Ségou, celui-ci pourrait-il l’aider ? Il éprouvait le besoin de s’ouvrir à quelqu’un, de s’appuyer sur une épaule amicale. Celle du Torodo, comme il continuait à l’appeler par jeu, n’était-elle pas la plus indiquée ?
Alioune regarda les deux jeunes garçons, assis en face de lui, dissemblables et cependant semblables, unis dans son affection. Il était bien décidé à ne pas écouter les gronderies des autres membres du conseil de famille, qui, malgré la sympathie que Dieudonné leur inspirait comme à tous ceux qui l’approchaient, répétaient :
— Combien de temps vas-tu le garder ici ?
— On ne sait pas d’où il sort. On dit qu’à Saint-Louis le monde est sens dessus dessous. Qui sait celui qui l’a planté dans le ventre d’Awa Karabenta ? Peut-être un voleur ! Peut-être un de ces captifs que les Blancs ont libérés !
Parfois, la paternité est choix. Eh bien, il serait le père de Dieudonné, même si le sang ne le justifiait pas ! Il joignit les mains :
— Je vous ai fait appeler pour vous faire part d’une décision qui vous concerne tous les deux. Nous allons envoyer des messagers à Saint-Louis chercher vos frères et les ramener à Ségou à la place qui est la leur !
Si Omar battit des mains avec son exubérance coutumière, une ombre passa sur le visage de Dieudonné, si visible qu’Alioune s’interrompit et l’interrogea :
— Est-ce que tu as quelque chose contre ce projet ?
Dieudonné baissa les yeux :
— Père, je crois qu’ils refuseront de revenir. Vous ne savez pas ce qu’ils sont devenus. La civilisation des Blancs est comme un poison qui gâte l’esprit. Si on y a goûté, on ne peut en guérir. Si je n’avais pas eu mon père à retrouver, je ne sais pas, je ne sais pas, ce que je serais devenu. Peut-être que je n’aurais jamais quitté Saint-Louis !
Alioune haussa les épaules :
— Il n’y a pas de poison qui n’ait un contre-poison. Et puis, Anady et Ahmed, d’une certaine manière, sont pareils à toi. Eux aussi sont des orphelins. Crois-tu que de se découvrir une terre, une famille ne les transformera pas ?
Omar médita cette réponse. Dans le silence qui suivit, Alioune reprit :
— Notre famille a été trop éprouvée. Quatre des fils de mon aïeul Dousika ont connu des destins extraordinaires. Tiékoro est mort en martyr. Naba a disparu. Malobali est mort au loin, et nous n’avons retrouvé qu’un seul de ses fils, Olubunmi…
Dieudonné releva la tête et parvint à prononcer d’une voix égale :
— Olubunmi ? Mais ce n’est pas un nom bambara, cela ? Alioune secoua la tête :
— Non, car la femme qui l’a porté venait d’un pays où aucun d’entre nous ne s’est jamais rendu, d’un peuple dont nous ignorons tout. C’est elle qui l’a baptisé ainsi…
Omar, qui écoutait ce récit avec le ravissement qu’inspirent les contes, s’exclama :
— Olubunmi, Olubunmi Traoré ! Quel beau nom ! Je parie que c’était un fier guerrier. Qu’est-il devenu cet Olubunmi, le frère de mon père Mohamed ?
Le visage d’Alioune s’attrista :
— Est-ce que je ne vous parlais pas des souffrances de notre famille ? Votre père Olubunmi a été fait prisonnier lors de la bataille de Kassakéri, celle-là même où votre père Mohammed a perdu une jambe. Allah seul sait comment il est parvenu à s’enfuir et s’est retrouvé à Saint-Louis, soldat des Français.
Dieudonné tressaillit :
— À Saint-Louis ?
— Oui. Puis il a déserté leur armée et est revenu à Ségou. C’était peu après la chute de Hamdallay. Les Toucouleurs venaient aussi de soumettre Ségou. Toute la région était à feu et à sang. Partout, des réfugiés, des sinistrés. Moi, je n’étais alors qu’un gamin. Pourtant, je le vois encore arriver avec son guide ou son esclave, je ne sais plus, un Peul ou un Toucouleur…
À ce point du récit, le visage d’Alioune s’assombrit davantage :
— Tu as dit la vérité, Dieudonné ! La civilisation des Blancs est un poison, et elle l’avait corrompu. L’alcool, il en consommait nuit et jour ! Il ne croyait plus à rien. Il était pareil à un arbre qui ne porte que des fruits mauvais, aigris… Heureusement, sa fin l’a racheté !
Dieudonné, qui s’était tassé comme un vieillard et écoutait, tête baissée, murmura :
— Sa fin ?
— Oh, c’était une dure époque ! Les Bambaras ne se résignaient pas à la défaite. Ils continuaient de refuser l’islam. Comme aujourd’hui, d’ailleurs, leur plus grand désir était de se procurer des armes pour continuer le combat. Alors, Olubunmi a pris la route pour en acheter à Saint-Louis. Il la connaissait. Il parlait aussi le français. Mais il avait trop présumé de son habileté. Il est parti seul et n’est jamais revenu. Peut-être a-t-il été tué ? Peut-être s’est-il égaré et a-t-il été dévoré par les bêtes sauvages ? Nous avons battu la région sans jamais retrouver son corps !
Du ton docte avec lequel on commente un hadith, Omar interrogea :
— Crois-tu que cette fin le rachètera devant l’Éternel ?
Sourd à pareilles arguties, Dieudonné n’était pas entièrement surpris. Comme si la vérité qui venait de lui être assenée, il l’avait intuitivement devinée, quelque part dans son être. N’était-ce pas pour cette raison qu’il avait retenu les quatre syllabes fatidiques à chaque fois qu’elles voulaient franchir ses lèvres ? Qu’il les avait enfouies au plus profond de lui-même ? Il le savait, une fois prononcées, elles déchaîneraient les pires sortilèges. Désespérément, il tenta d’établir les faits. En revenant de Saint-Louis, Olubunmi avait naturellement suivi le Joliba et s’était arrêté à Didi. Comment l’avait-il approchée ? Avait-il su qu’elle appartenait à son frère ? Peut-être ne l’avait-il jamais su. Cette fois, encore, une intime conviction soufflait à Dieudonné qu’il l’avait su, et ce père qu’il avait cru haïr, voilà qu’il se prenait à le plaindre. Car la violence qu’il avait infligée s’était retournée contre lui pour le perdre. Et entraîner sa descendance dans la perdition.
— Il ressemblait à un arbre qui ne porte que des fruits mauvais, aigris.
Et lui, il était ce fruit-là.
— Les messagers partiront dès demain pour chercher vos frères. Ces Blancs qui ont pris soin de vous après la mort de votre mère, nous les couvrirons de présents afin qu’ils réalisent quelle famille est la nôtre. Comment les retrouverons-nous ?
Dieudonné retomba dans le présent. Il imagina le cortège des messagers entrant dans Saint-Louis, s’approchant de la maison Maurel et Prom, dont M. Grandidier était le gérant. Celui-ci déposait le registre dans lequel il consignait le nombre de colliers de verroterie et de pains de sucre vendus. D’où sortaient ces Soudanais ? Allons bon ! Voilà qu’Anady et Ahmed étaient des princes ! La bonne blague !
Trépignant quant à lui comme un enfant, Omar répétait :
— Comme ce sera bien d’être tous réunis ! Pourquoi crois-tu qu’ils hésiteront à revenir ? Ah ! Dieudonné, qu’importe de retrouver ton père ! C’est ici qu’elle est, ta famille, oui, ici même !
Si Omar était joyeux, c’est qu’il se félicitait d’être, en quelque sorte, l’artisan de cette réunion familiale. C’était lui, n’est-ce pas, qui avait sauvé Dieudonné des mains des sofas ? Qui, à travers lui, avait retrouvé les enfants perdus de Mohammed. Et n’était-il pas beau que le fils vienne ainsi réconforter le père ? Aussi, il lui semblait que, pour la première fois, un lien s’établissait avec ce déroutant inconnu, et il n’était pas loin de remercier le Seigneur !
— Faut-il donc que je te fasse appeler pour que tu daignes apparaître au palais ?
Toute joie dissipée, Omar ne répondit rien. Amadou poursuivit :
— Est-ce que je ne t’avais pas chargé d’une mission ? Mais, sans doute, m’étais-je trompé sur ton compte ? Tu n’es encore qu’un enfant, incapable de se risquer pour Dieu.
Omar finit par trouver une réponse :
— Mon oncle, vous ne le savez peut-être pas. Mais la famille de mon père n’a pas le cœur aux intrigues politiques. Elle vient de retrouver la trace de deux fils qu’elle avait crus perdus…
Amadou rit aux éclats :
— Quel est ce conte à dormir debout ?
En réalité, il n’était pas aussi fâché contre Omar qu’il prétendait l’être, et n’avait certes pas besoin de ses services pour savoir ce que tramaient les Bambaras, ses espions le renseignant abondamment. En outre, il venait de recevoir une lettre des Français, signée du responsable de l’expédition, un certain Gallieni qui l’avait rassuré et dont certains passages chantaient encore dans sa mémoire : « La France désire autant que toi-même ta puissance, parce qu’elle sait que du jour où tu domineras tout le pays, les voyageurs pourront aller partout avec leurs marchandises. C’est pour cela que le gouverneur m’a chargé de causer avec toi de tout ce dont tu avais besoin pour augmenter ta force… »
Même si on tenait compte de la politique du double langage, chère aux Français, cela signifiait qu’ils le redoutaient encore et ne voulaient pas le mécontenter ouvertement. C’était une chose de vendre quelques armes en sous-main à des rebelles afin de faire monter leurs prix en suscitant des dangers. Une autre de menacer ouvertement un empire. Devant l’air penaud d’Omar, estimant l’avoir suffisamment effrayé, il lui ordonna :
— Va donc saluer tes tantes. Elles s’inquiétaient de toi.
Omar obéit sans entrain. Les femmes d’Amadou, que l’on disait au nombre de huit cents, princesses des grandes familles de Ségou et du Macina, étaient enfermées de l’autre côté de la grande mosquée, dans l’ancien dionfoutou d’El-Hadj Omar. Le sommet des murailles était hérissé de piquets de bois dur et rares étaient les visiteurs qui étaient admis à l’intérieur. On n’y rencontrait guère que les précepteurs des enfants royaux, des marabouts, des esclaves, tout un petit monde que Samba N’Diaye menait d’une main de fer en veillant aussi sur les grands magasins où s’entassait la fortune du souverain.
Ayant franchi l’enceinte fortifiée, Omar se heurta à Salif Tall, cousin d’Amadou qu’il rencontrait fréquemment chez El-Hadj Seydou. Celui-ci s’exclama :
— Mais où es-tu passé ? On ne te voit plus…
Omar bredouilla une réponse. Il n’était pas mécontent de lui-même car, à force de prières, il était parvenu à s’interdire le chemin de la concession où vivait Kadidja. Sa vue avait beau se brouiller sous l’effet du désir, il résistait à Satan. Quand il se sentait sur le point de succomber, il lui suffisait de regarder Dieudonné. Pour se rappeler la terreur qui l’avait envahi en entendant la foule hurler :
— Qu’on le tue ! Qu’on le tue !
Et, une fois de plus, lui venait la conviction que l’autre serait la victime de son péché. Il débouchait du corridor menant à une cour circulaire plantée d’un fromager quand il entendit un rire qu’il était capable de reconnaître entre tous.
— Si tu ne viens plus chez nous, c’est alors qu’on se demandera ce qui se passe !
Kadidja portait sur la tête une calebasse de crème de mil, don d’une des femmes d’El-Hadj Seydou à une des princesses, et, pour tenir ce lourd fardeau en équilibre, elle balançait le cou de droite et de gauche avec une grâce d’oiseau. Omar frémit :
— Est-ce que tu ne crains pas Dieu ?
Elle fit cette étrange réponse :
— Dieu est amour. Il ne peut pas m’en vouloir parce que je t’aime. Et puis, aussi, rappelle-toi le hadith : « Quand tu n’as pas honte, fais ce que tu veux. »
Il regarda autour de lui, effaré. Que se passerait-il si quelqu’un les entendait ? Brusquement, l’expression du visage de Kadidja se modifia et de mutine, narquoise devint grave et presque sombre :
— Écoute, si tu ne viens pas, je te jure que je me jetterai dans le puits !
— Est-ce que tu es folle ?
En même temps, son corps, dont il se croyait maître, recommençait de vivre en toute indépendance sans plus se soucier d’aucune exhortation. Il tendit la main pour lui saisir le bras, mais elle l’évita :
— Est-ce que tu ne sais plus sauter par-dessus les toits ?
Après cela, Omar n’eut plus la tête à rien. Il alla saluer quelques-unes de ses tantes qu’il trouva en train de choisir des pièces de soie. Il admira le superbe cheval qu’un des fils de son oncle avait reçu du Macina. Pour la prière de maghreb, il s’inclina sur le sable fin de la cour, mais, au lieu de prononcer les saintes paroles, il ne cessait de répéter :
— Je n’irai pas ! Je ne céderai pas !
Quand il quitta le dionfoutou, quelques âmes pieuses revenaient des mosquées, tandis que des enfants faisaient rentrer dans les cours les animaux domestiques qui s’en étaient éloignés. Les poules résistaient à grands claquements d’ailes. Les chèvres égrenaient leur crottin sur la terre rouge. Un bélier aux cornes acérées sautait pardessus les tas de détritus. Une apparence de paix flottait qui, par contraste, rendait Omar encore plus honteux du désordre de son âme. Pourquoi ne lui avait-on pas dit qu’il est si difficile de vivre ? De se garder pur ? Avec une sorte de rancune, il songea à sa mère, à Tassirou. Avaient-ils connu les mêmes affres que lui dans leur jeunesse ? Il est vrai que, l’unique fois où ils avaient tenté de parler d’eux-mêmes, il ne les avait pas écoutés, choqué par ce qui lui semblait une incompréhensible impudeur. C’est alors qu’il aurait dû pousser plus loin l’interrogatoire :
— Père, mère, quand vous dites « amour », parlez-vous aussi de cette rage du corps qui me possède à présent ?
Mais voilà, on veut que les parents soient des modèles sacrés, qui donnent l’image de la perfection !
Au détour d’une ruelle, il tomba nez à nez avec Koumaré, son inévitable sac suspendu à l’épaule. Jamais, il ne lui avait vu un visage aussi sombre et préoccupé. Mais le regard du forgeron féticheur le transperça sans s’arrêter, comme s’il était absorbé par d’autres drames que celui qu’il avait. Il finit par le reconnaître et s’écrier :
— Ah ! fils, où sont tous tes pères ? Je n’en ai trouvé aucun chez vous.
Dominant sa peur, Omar répondit :
— Sans doute à une réunion politique !
Koumaré hocha la tête :
— Trouve-moi ton père, Alioune, et dis-lui que je l’attends au plus vite chez moi !
Il s’éloigna à grands pas, tandis que les enfants, terrifiés, s’écartaient sur son passage. Mais Omar eut beau se rendre à la mosquée de la Pointe des Somonos, chez l’imam Kane, chez Abdel Kader Tyero, Moussa Samaké et autres chefs des grandes familles, Alioune demeura introuvable.