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LE ROI PETER

Le jour de son sacre, Raymond trouva les couleurs trop vives, les sons trop aigus. Pourtant, ses sentiments – de l’allégresse à la rébellion – étaient vagues et ternes.

Il réalisa que Basil Wenceslas l’avait certainement drogué.

Réduit à l’état de marionnette, le prince n’opposa aucune résistance aux équipes d’experts qui l’habillaient, enveloppaient ses épaules d’habits de velours, passaient autour de son cou des médaillons accrochés à de lourdes chaînes. Chaque vêtement était garni de dentelles dorées, et incrusté de plategemmes. Sa chevelure blonde était apprêtée. On l’avait maquillé afin de dissimuler la plus petite imperfection, la moindre tache de rousseur. Le roi Peter devait paraître parfait dès le début de son règne.

Derrière la confusion ouatée induite par la drogue, la colère de l’impuissance enflait en lui. Mais une autre partie de son esprit, logique et objective, analysait les tenants et les aboutissants. On avait probablement mélangé un produit chimique à son petit déjeuner. Ce que voulait le Président Wenceslas, c’était un prince docile, qui descende le tapis rouge et accepte la glorieuse couronne des mains du Pèrarque de l’Unisson. Tout signe d’insoumission ruinerait le spectacle.

La Hanse soupçonnait-elle déjà ses arrière-pensées ? Basil savait-il qu’il avait éventé ses crimes et ses mensonges ?

Si la Hanse était prête à le droguer et à le manipuler, alors même qu’il ne leur avait donné aucune raison manifeste de ne pas lui faire confiance, cela ne présageait rien de bon pour son règne. Mais il avait appris combien ces hommes étaient mauvais, le jour où il avait découvert la vérité sur la mort de sa famille. La Hanse ferait n’importe quoi pour protéger sa réussite.

À l’extérieur du Palais des Murmures, une fête à grand spectacle se déroulait depuis des heures. Des torches supplémentaires avaient été allumées au sommet des dômes, coupoles, colonnes et réverbères autour du Quartier du Palais. Chaque heure, des feux d’artifices multicolores éclataient dans les airs, s’épanouissant en panaches scintillants. Des pièces commémoratives, spécialement forgées pour l’occasion, étaient distribuées à quiconque avait fait le pèlerinage pour assister au sacre du roi.

OX avait été réparé et astiqué. Pendant toute une journée, il avait instruit Raymond sur le déroulement cérémoniel et le protocole. Le Précepteur avait répété le discours avec son jeune pupille ; il lui avait expliqué qu’il devait considérer les honneurs et les médailles comme faisant partie de la prestigieuse célébration.

Raymond était devenu proche du vieux robot, et discutait de nombreux sujets intellectuels et philosophiques avec lui. Mais il ne lui avait jamais révélé ses découvertes concernant les machinations de la Hanse. Il les tenait secrètes, et utiliserait ses informations le moment venu.

Une fois Raymond costumé et préparé – et plongé dans une hébétude forcée –, OX l’escorta en le faisant marcher comme un soldat de plomb, d’une démarche lente et précautionneuse, jusqu’à la scène d’exposition. Raymond soupçonnait que OX remplissait les fonctions de garde et de surveillant, autant que celle d’ami.

Raymond tâcha de se concentrer malgré la drogue qui embrumait son esprit. Il baissa les yeux vers le tapis cramoisi qui s’écoulait tel un long fleuve à travers la cour, franchissait la porte voûtée pour se jeter dans la salle du Trône flambant neuve.

Revêtu d’une tenue de cérémonie de prix – mais sans ornement tapageur puisqu’il n’apparaîtrait pas dans la couverture médiatique de l’événement –, le Président Wenceslas rencontra Raymond dans l’alcôve d’où celui-ci entreprendrait sa lente procession vers le trône.

Son sourire paternel n’eut aucun effet sur Raymond – celui-ci connaissait les mensonges qu’il avait proférés.

— La cérémonie doit se dérouler sans la moindre anicroche, Peter. Le couronnement doit être assez spectaculaire pour enflammer la ferveur patriotique. La haine des citoyens contre les hydrogues est vive. Nous devons l’entretenir.

— Je ferai de mon mieux, Président Wenceslas, dit Raymond.

Sa voix était douce et calme. Grâce à la drogue, ses mots ne laissaient pas filtrer la colère et la révolte qu’il ressentait. Basil continua :

— Les guerres sont des périodes privilégiées pour cimenter la nation et accroître le contrôle étatique. Elles favorisent également le progrès technique. Quand tout cela sera terminé, la Hanse sera plus puissante que jamais. (Il tapota l’épaule de Raymond.) Peut-être cette guerre nous sera-t-elle utile… à condition que les hydrogues ne causent pas trop de destructions entre-temps.

À l’heure prévue, la fanfare éclata, ronflant jusqu’aux nuages. Les zeppelins remplis de spectateurs se rapprochèrent. Un cercle de feux d’artifice multicolores s’épanouit dans le ciel, encore plus formidable que les précédents.

Avant que Raymond ait pu entamer sa procession, deux officiers surgirent, rouges et essoufflés. Ils bousculèrent les gardes royaux et se ruèrent vers le Président. Ils délivrèrent en quelques mots ce qui était manifestement une mauvaise nouvelle. Basil les contempla, le visage blême. Il répondit d’un ton brusque, répéta ses questions. Les officiers répondirent comme s’ils avaient honte. Basil parvenait difficilement à maîtriser ses émotions. La consternation se lisait sur ses traits.

Dehors, la fanfare allait crescendo, et Raymond sut qu’il devait commencer sa marche lente sur le tapis rouge. Au lieu de cela, il recula.

— Qu’y a-t-il, Président Wenceslas ? Que s’est-il passé ?

Basil fit le geste de l’écarter comme un insecte agaçant, mais Raymond parvint à teinter sa voix de véhémence, malgré la drogue qui l’embrouillait.

— Je devrais être informé, si je dois être roi.

Vacillant, le Président se tourna vers lui. Il n’avait pas encore recouvré suffisamment de calme pour dominer tout à fait sa voix.

— Les hydrogues ont attaqué notre flotte sur Jupiter. Ils ont détruit nos vaisseaux et nos moissonneurs d’ekti. J’ignore le nombre de morts. (Il se retourna et lança un regard furieux aux courriers.) Vous êtes sûrs de votre fait ?

Les officiers approuvèrent avec vigueur.

— Absolument. L’amiral Stromo est sur le chemin du retour à bord du Goliath. Celui-ci a été sévèrement touché. Beaucoup de vaisseaux ont été détruits. Nos meilleurs moyens de défense n’ont pas valu grand-chose face aux…

La fanfare retomba dans le silence, attendant l’apparition du prince Peter. Basil revint subitement à lui et tournoya sur lui-même tel un cobra pour faire face à Raymond.

— Allez-y ! Vous avez un travail à accomplir.

Le jeune homme manifesta sa surprise.

— Après ce que l’on vient d’apprendre ? Ne devrait-on pas réagir officiellement ? Et si je faisais une annonce…

— Non ! Maintenant plus que jamais, nous avons besoin de vous pour unir le peuple, montrer votre puissance. Allez vous faire couronner, et donnez-leur de l’espoir à tous. Vous seul, Peter, pouvez sauver notre population. Ils y croient…

Dans un état second, Raymond marcha en compagnie d’OX en direction de la porte voûtée. La foule était silencieuse à présent. Le tapis s’étirait le long des immenses cours, afin que les médias puissent filmer chacun de ses pas. Des gardes royaux en uniforme impeccable bordaient le chemin, le protégeant. Raymond releva la tête, puis s’avança à pas mesurés.

 

 

Le couronnement se déroula comme dans un rêve. Pour Raymond, marcher sur toute la longueur de l’allée centrale tapissée de rouge sembla prendre une éternité. Il passa sous les arcades ornées, puis pénétra dans la salle de réception sous un chœur assourdissant. Tandis qu’il avançait, les rangs grossirent : chefs d’entreprises, dignitaires en visite, célébrités et admirateurs bruyants du roi Frederick. Mais, en dépit de tous ces spectateurs, le jeune homme se sentait seul.

La splendeur de la salle du Trône l’éblouit. Comme guidés par le roi en personne, les peuples de la Terre et des colonies hanséatiques eurent un premier aperçu de la salle restaurée. La reconstruction s’était effectuée au pas de charge, afin d’effacer toute trace de dommages. Des miroirs, des prismes et des vitraux avaient été ajoutés. Le nouveau trône avait l’air identique à celui du roi Frederick – peut-être était-il plus grand, plus magnifique. Il ne subsistait ni tache ni cicatrice, aucune salissure susceptible de rappeler le récent désastre.

Les acclamations s’accrurent. Rien n’avait changé. La Hanse avait oblitéré la destruction causée par l’émissaire.

Raymond avança d’un pas pesant vers l’estrade surélevée, et le trône qui l’attendait. Autour du fauteuil se tenait un groupe constitué des plus éminentes personnalités de la Hanse : les gouverneurs des dix colonies les plus puissantes, et, revêtu de sa robe, le Pèrarque de l’Unisson, Porte-parole de Toutes les Religions. Son ample cape pourpre ainsi que ses vêtements arboraient des diamants aux coutures, pour former une constellation de motifs mêlant les symboles des diverses religions de l’Histoire terrienne – des croix, des cercles, des croissants, des arbres. Cela formait un labyrinthe enchevêtré qui ne signifiait plus rien. Le Pèrarque était un emblème aussi vide qu’allégorique. Sa fonction était identique à celle que Raymond allait remplir.

Le gouverneur situé au bas du dais tenait la couronne. Tandis que le jeune homme gravissait la première marche, il la tendit au gouverneur qui se trouvait sur la marche supérieure, lequel la passa à son voisin, et ainsi de suite. Chacun d’eux toucha la couronne vénérée avant de la redonner, montrant symboliquement que le roi Peter devait son règne au soutien de toutes les factions, aux entreprises et à leurs principes directeurs. Enfin, le Pèrarque sourit à Raymond, les yeux brillants mais le visage sans expression. Il psalmodia en huit langues félicitations et bénédictions, les achevant en Commercial Standard.

Raymond regardait droit devant lui, luttant contre la torpeur et l’étrange décalage qu’il ressentait. La tête inclinée, le Pèrarque tendit les bras, afin de clore la cérémonie. Raymond ne sentit pas le poids de la couronne lorsqu’elle fut enfin posée sur sa tête blonde. Pas encore.

Il avait tant de fois répété son discours de consentement qu’il ne se rappela pas l’avoir prononcé. Il se laissa porter par l’événement, et le sacre se déroula à la perfection, sans qu’il soit jamais fait mention de l’attaque des hydrogues sur Jupiter. La nouvelle arriverait bien assez tôt. Un tel désastre ne devait pas gâcher le jour où un prince devenait roi.

 

 

Alors qu’il revenait auprès du Président Wenceslas, pour un bref répit avant de devoir assister aux fêtes et banquets, Raymond sentit les effets de la drogue se dissiper. Au moins était-il à nouveau capable de penser par lui-même.

Le Président avait digéré la défaite humiliante des FTD. Il avait surmonté son incrédulité, et commencé à planifier la réponse la plus appropriée. Raymond préféra ne rien lui demander là-dessus pour le moment. En tant que roi, il deviendrait sans aucun doute le porte-parole de l’indignation de la Hanse.

Basil le rejoignit, hochant la tête d’un air satisfait.

— Au moins, quelque chose s’est bien passé aujourd’hui, dit-il. Roi Peter, vous avez le potentiel pour devenir un bon gouvernant. Nous attendrons quelques années… (Il sourit, comme s’il croyait lui annoncer une bonne nouvelle.) Et ensuite, nous vous trouverons la reine idéale.

L'Empire caché
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