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LE ROI FREDERICK
Derrière les portes closes du Palais des Murmures planait une atmosphère de stupeur et d’effroi.
Les ingénieurs de terraformation avaient fait demi-tour en direction de la Terre à poussée interstellaire maximum, brûlant d’énormes quantités d’ekti afin de transmettre la terrible nouvelle. L’équipage, arrivé à l’heure dans le système d’Oncier, avait trouvé les lunes pulvérisées, et la plate-forme d’observation annihilée. Aucun membre de l’équipe de recherches du docteur Serizawa n’avait survécu. Quelqu’un, ou quelque chose, avait tout détruit.
Les citoyens s’étaient alors tournés vers leur roi, puissant et courageux, en quête de réponses, de réconfort… mais le vieillard ne pouvait rien faire.
Lorsque les terraformateurs étaient revenus d’Oncier, paniqués, ils avaient diffusé la nouvelle par une myriade de canaux, piaillant comme des volailles affolées retournant au poulailler. La Hanse ne pouvait plus désormais ni contrôler l’information ni la manipuler.
Dans le vestibule de la salle du Trône, Basil Wenceslas fulminait, et sa colère non déguisée effrayait le roi.
— Bon sang ! J’aurais préféré garder cette affaire secrète quelque temps. Nous n’avons pas encore pu établir ce qui s’est passé. Nous ne possédons aucune réponse à nos questions. Tout a été détruit – mais pourquoi ? Était-ce une attaque de l’extérieur, ou une sorte… d’accident cosmique, un choc en retour du Flambeau klikiss ?
— On peut parier sur une attaque, lança le général Lanyan, qui se tenait au garde-à-vous tandis que Basil arpentait le sol.
On l’avait rappelé de la base martienne des FTD dans le but de discuter de la crise.
Frederick brossa une peluche sur sa tenue et jeta un regard circulaire, à la recherche d’une coupe de vin doux. Il avait proposé à Basil une boisson forte. Mais le Président avait secoué la tête, refusant de laisser quoi que ce soit troubler le cours de ses pensées. À la différence du roi Frederick, qui désirait par tous les moyens engourdir la terreur qu’il ressentait.
— Basil, je peux annoncer que nous avons lancé une enquête, mais que nous n’avons pas encore de résultat. Cela tranquilliserait peut-être les gens ?
La main de Basil gifla une colonne corinthienne cannelée et il répondit d’un ton sarcastique :
— Bonne idée. Racontons à chaque citoyen de la Hanse que nous sommes impuissants et ignorants.
— C’est le cas, nous ne savons pas ce qui s’est passé.
— Eux non plus, répliqua Basil. On ne doit laisser personne se rendre compte que le roi est dans l’obscurité.
Sans répondre, Frederick avala une gorgée de vin doux. Il regarda le militaire en uniforme – Lanyan, pas Lanson, se morigéna-t-il – et tenta de se convaincre que les Forces Terriennes de Défense trouveraient une parade à ce désastre. Le général désirait se venger et écraser les mystérieux agresseurs, de façon à restaurer la paix au sein des colonies humaines.
— J’enfonce peut-être une porte ouverte, Président Wenceslas, dit Lanyan, mais il pourrait bien s’agir des Ildirans. Leur Marine Solaire a observé notre expérience sur Oncier. Peut-être se sont-ils sentis menacés de découvrir que nous possédions une technologie aussi puissante. De qui d’autre pourrait-il s’agir ?
— L’univers est vaste, général, et rempli de choses que nous ne comprenons pas, fit remarquer le roi. Nous n’avons exploré qu’une infime portion d’un bras spiral de notre galaxie…
— Frederick, interrompit Basil d’un ton exaspéré, même les Ildirans n’ont jamais rencontré d’autre espèce au cours de toute leur histoire. Je ne veux pas brouiller les pistes en inventant des croque-mitaines. La menace d’une guerre contre les Ildirans est suffisamment effrayante. D’un autre côté, Général, je ne peux croire que la Marine Solaire dispose d’un armement approchant la puissance nécessaire pour une telle destruction.
Lanyan marcha jusqu’aux fenêtres triangulaires ouvrant sur le jardin des Statues de la Lune. Les arbustes taillés et les sculptures ornementées s’étendaient sur des centaines d’hectares dans les parcs du Palais des Murmures.
— Exact. Il s’agit sûrement de quelque chose de nouveau. Or, les Ildirans stagnent depuis des siècles. Et il ne peut pas non plus s’agir de pirates de l’acabit d’un Rand Sorengaard. Les Vagabonds veulent peut-être se venger de nous, mais ils ne disposent sûrement pas de la technologie suffisante pour détruire des lunes tout entières.
Après la réprimande de Basil, Frederick garda ses réflexions pour lui-même. Le rapide réchauffement ayant causé une instabilité géologique, les lunes s’étaient peut-être disloquées toutes seules. Si l’on prenait en compte tous les facteurs : les forces de marée, la dilatation tectonique due à la chaleur, la volatilisation de gaz explosifs… Non, il était absurde d’imaginer que Jack, George, Ben et Christopher se soient toutes autodétruites en même temps. Et que leurs débris flottants aient, par coïncidence, annihilé la plate-forme d’observation.
— Nous devons découvrir l’origine de la catastrophe, ordonna Basil. Ainsi que son instigateur. Nous n’avons pas entendu parler d’autres attaques, j’espère ?
Le général secoua la tête.
— Il faut dire que, sans réseau télien, les nouvelles mettent des mois à se répandre à travers les colonies de la Hanse, et ça prend plus longtemps encore si l’on veut obtenir des rapports vérifiables de l’intérieur de l’Empire ildiran.
Cette évocation assombrit le visage de Basil.
— Si nous possédions davantage de prêtres Verts répartis sur des postes de contrôle réguliers autour du Bras spiral, nous n’aurions pas ces problèmes de communication.
Le roi jugea qu’il était temps de tenir son rôle.
— Par mon sceptre et mon épée, Basil, inutile de compliquer l’affaire avec ces vieux sujets épineux. Le peuple réclame des explications. Comment vais-je répondre ? Je fais grand cas de vos avis.
Basil fronça les sourcils.
— Vous exécuterez mes ordres.
Le roi s’efforça de ne pas paraître blessé par la rebuffade.
— Alors, donnez-moi des ordres, Basil. Dites-moi quoi faire.
De nuit, le Palais des Murmures, vu depuis les zeppelins d’observation, évoquait un défilé aux chandelles. Des torches brûlaient perpétuellement en haut de chaque flèche et coupole, de chaque lampadaire et pile de pont. Chacun exhibait une chandelle ou une lampe, de la foule sur la place ou le pont du Canal royal, jusqu’à ceux qui disposaient d’invitations spéciales pour attendre dans le parc privé du Palais.
Accompagné par une procession de conseillers ainsi que par un des prêtres Verts en fonction sur Terre, et suivi de nombreux émissaires en uniforme venus d’importantes colonies hanséatiques, le Vieux roi Frederick marchait en direction du pont. La foule levait haut les chandelles et les globes lumineux au passage du suzerain, au fur et à mesure que les gardes royaux ouvraient la voie.
Au sein de la cohue, un robot klikiss observait simplement le spectacle, creusant un vide autour de lui. Cela mit Frederick mal à l’aise, et il fronça les sourcils.
Les conseillers du roi avaient paré l’habit de ce dernier de noir mat et de violet, les couleurs du deuil. Il marchait d’un pas solennel, comme s’il portait un poids immense sur les épaules. La musique processionnelle était lente et grave, à l’instar d’un requiem. Le Pèrarque de l’Unisson avait déjà dirigé la prière, offrant des mots de consolation. La principale fonction du Pèrarque consistait à maintenir les gens en paix – une tâche guère différente de celle du roi.
Une rumeur parcourut la foule silencieuse lorsque Frederick atteignit enfin le bord du pont suspendu enjambant le Canal royal. Là, quatre réverbères se dressaient en sentinelle, leur flamme crachant et brûlant vers le ciel.
Basil surveillait la cérémonie depuis un balcon élevé, à l’intérieur du dôme principal du Palais des Murmures. Il avait donné des instructions précises quant au déroulé des événements. La synchronisation était primordiale.
Frederick avait récemment commis des erreurs, il le savait. Mais, cette fois, il était décidé à utiliser toute son éloquence, sans négliger l’émotion. Il désirait exprimer tout le chagrin dont il était capable. Des larmes sincères perlèrent au coin de ses yeux, et l’une d’elles traça un sillon sur sa joue. Les caméras capteraient cela en gros plan.
Sa voix tonna, chaude et paternelle :
— Voici de nombreuses années que la Ligue Hanséatique terrienne aide l’humanité à s’étendre dans le Bras spiral. Nous nous sommes installés sur une multitude de mondes, apportant notre civilisation à la communauté galactique. Mais, si grands que soient nos talents et nos exploits, nous avons hélas failli. (Il s’interrompit, comme pour reprendre des forces.) Il y a peu, j’ai annoncé la création d’un soleil, grâce à l’ingéniosité et à l’énergie humaines. Ses lunes devaient être aménagées en colonies, ajouta-t-il en baissant la tête.
» Aujourd’hui, je me sens aussi triste qu’un père qui a perdu ses enfants. Par une attaque surprise, un agresseur non identifié a étouffé l’espoir que nous avions mis en ces mondes, nommés en l’honneur de mes prédécesseurs. Nous devons comprendre pourquoi cela s’est produit. Et nous devons nous venger. (Il leva la tête pour observer les flammes qui crépitaient sur les piles du pont.) Mais d’abord, recueillons-nous.
Il s’approcha de l’un des quatre piliers qui figuraient les quatre lunes détruites. Il atteignit le premier des majestueux pylônes.
— Ces feux étaient supposés être éternels, brûlant en l’honneur des mondes colonisés par les hommes. Aujourd’hui, hélas, quatre d’entre eux doivent être éteints.
Il toucha la base en métal du pilier le plus proche. À l’intérieur du palais, les techniciens sous les ordres de Basil cessèrent d’alimenter la flamme, éteignant symboliquement le feu rayonnant.
Lorsque les quatre piles du pont furent toutes plongées dans le noir, le roi recula et tendit ses bras vers la foule.
— C’est la première fois dans toute l’Histoire qu’un roi est contraint à ce geste.
L’accablement saisit la foule. La consternation et l’inquiétude ne tarderaient pas à se répandre à l’intérieur des mondes de la Hanse. Frederick conclut :
— Prions pour que ce soit la dernière fois.