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CESCA PERONI
Peu importait le nombre de leurs attaquants, ni les épreuves auxquelles ils devaient faire face : les Vagabonds restaient forts, et ripostaient toujours. Leur culture constituait une pépinière d’idées, s’enrichissant des obstacles qu’ils devaient affronter. Certains projets étaient irréalisables ou excentriques à l’extrême ; mais d’autres s’avéraient assez innovants pour permettre à des clans farouchement indépendants de prospérer en des endroits que la plupart des êtres humains auraient jugés invivables.
Les Vagabonds s’étaient développés à partir du minuscule avant-poste laissé par le Kanaka, dans la ceinture d’astéroïdes autour de l’étoile naine. Rendez-Vous était un étonnant mélange d’habitats spatiaux et d’astéroïdes creux abritant des logements – un archipel de rocs éparpillés autour d’un soleil rouge sang.
Les astéroïdes étaient les déchets de la proto-étoile effondrée ; leur masse avait été insuffisante pour former une planète. On avait conçu Rendez-Vous pour pouvoir amarrer des vaisseaux spatiaux de toute taille, avec des dépôts d’ekti camouflés.
Les Vagabonds étaient à l’aise en gravité réduite. Ils n’hésitaient pas à enfiler une combinaison pour aller sauter d’un bloc rocheux à l’autre au moyen de propulseurs dorsaux. On avait relié certains astéroïdes du centre de l’amas grâce à des filins flexibles qui s’étendaient et se rétractaient comme des câbles de vélo. Des pellicules réactives absorbaient la faible lueur de l’étoile, et des collecteurs de vent solaire fournissaient assez d’électricité pour alimenter la colonie.
Cesca Peroni avait vécu ici une grande partie de sa vie. Elle ne considérait pas Rendez-Vous comme un lieu étrange.
Jhy Okiah et elle s’assirent dans le bureau de l’Oratrice, creusé dans le plus grand astéroïde de Rendez-Vous. Le travail principal de l’Oratrice consistait à apaiser les disputes claniques, estimer les profits, et étudier la répartition des ressources entre les colonies dispersées. Elle écoutait également les propositions et évaluait les nouvelles entreprises ambitieuses.
Les réunions avec les ingénieurs et les spéculateurs des clans constituaient la partie la plus agréable des fonctions de Cesca. On encourageait les Vagabonds à développer de nouveaux concepts et à envisager toutes les techniques d’exploitation des ressources imaginables, même les plus improbables. Des inventeurs amélioraient l’équipement standard et les vaisseaux en activité de façon incroyable. Ils devançaient de loin tout ce que la Hanse avait réalisé… et réaliserait jamais.
Eldon Clarin, un ingénieur aux cheveux bouclés, s’assit dans un siège basse gravité, réprimant son enthousiasme tandis que Jhy Okiah et Cesca examinaient ses plans parfaitement dessinés. Ceux-ci représentaient deux nouveaux modèles de vaisseaux spatiaux. Clarin et son équipe de spécialistes avaient admirablement travaillé, et il attendait de la vieille Oratrice qu’elle fasse des suggestions, ou bien qu’elle donne son accord pour poursuivre l’application de ses nouveaux concepts.
Jhy Okiah leva les yeux vers Cesca, attendant l’opinion de sa protégée. La jeune femme se mordit la lèvre inférieure, concentrant son esprit au maximum.
— Pour parler clairement, vos modifications permettent d’augmenter le rendement du moteur, de réduire la consommation d’ekti…
Eldon Clarin l’interrompit :
— Oui, oui, et sans perdre de précision dans la navigation. C’était un problème, avant.
Il se rassit et regarda les deux femmes, espérant leur approbation. Il se gratta la tête, autour de laquelle ses cheveux ondulés formaient une couronne.
Parce que la société des Vagabonds s’était érigée sur des familles étroitement liées, les femmes de tête avaient souvent dominé la politique. Dans l’histoire humaine, la politique s’était fondée sur la guerre et la force, toutes deux portées par des flots de testostérone. Les Vagabonds, cependant, trouvaient que les politiciennes résolvaient bien mieux les disputes par la voie pacifique. Les femmes savaient discuter des problèmes, aller aux racines d’un différend pour en dénicher la cause réelle – différend qui résultait souvent d’une offense insignifiante. Les dirigeantes savaient distribuer les faveurs aux uns et aux autres avec finesse, ce qui permettait à la société de fonctionner sans heurt.
Longtemps auparavant, Jhy Okiah avait été choisie en raison du mélange de lignées qu’elle incarnait. Capable de prendre des décisions sans favoritisme, elle représentait le compromis de douzaines de clans. Cesca, en revanche, avait été sélectionnée pour succéder à l’Oratrice parce qu’elle était issue d’une famille particulièrement puissante. Elle était la fille unique d’un négociant et distributeur, Denn Peroni, qui avait accompli de grandes choses au profit des Vagabonds.
Voyant un sourire à demi ébauché sur les lèvres de Jhy Okiah, Cesca se rendit compte que la vieille femme avait déjà pris sa décision au sujet de la proposition de Clarin, et qu’elle faisait simplement durer le suspense. L’Oratrice recommandait toujours de ne pas se forger d’opinion hâtive, car les parties risquaient de croire qu’on n’avait pas accordé suffisamment d’attention à leur cas, même quand la réponse était sans ambiguïté.
Ainsi Cesca attendit, tandis que Jhy Okiah prétendait examiner à nouveau les plans. Enfin, elle demanda à Cesca son opinion. Celle-ci dissimula son propre sourire, sachant quelle réponse elle devait donner :
— Je pense que la proposition de l’ingénieur Clarin enrichirait notre potentiel. En fait, je préconiserais que ses modifications soient mises en œuvre sur tous les nouveaux vaisseaux construits dans les chantiers navals d’Osquivel.
— D’accord. Une fois que l’on connaît une manière d’agir plus efficace, il n’y a aucune raison de continuer à utiliser l’ancienne méthode. (Jhy Okiah mit en garde Clarin, ravi, et son équipe d’ingénieurs souriants et excités qui attendaient derrière lui :) Rappelez-vous qu’aucun représentant de la Hanse ne doit jamais soupçonner l’existence de telles modifications. Nous devons maintenir notre avantage.
L’ingénieur hocha la tête si fort que Cesca crut que son menton allait faire un trou dans sa poitrine. Avant qu’il ait pu remballer ses plans et se précipiter dehors, l’Oratrice leva l’un de ses doigts osseux.
— Attendez un instant. Serait-il possible d’adapter vos modifications d’adduction et vos tubulures de conversion d’énergie aux stations d’écopage ?
— Les stations d’écopage ?
L’ingénieur se gratta la tête, comme s’il n’avait jamais envisagé cette possibilité. L’Oratrice désigna les plans.
— Une station d’écopage ne voyage ni aussi loin ni aussi rapidement que nos vaisseaux. Toutefois, vos idées pourraient être utilement transférables à ce type d’engin.
Eldon Clarin jeta un coup d’œil aux membres de son équipe. Tous acquiescèrent rapidement, même si Cesca songea qu’ils auraient donné leur à accord à n’importe quoi, pourvu qu’ils reçoivent l’agrément de l’Oratrice.
— Bien. Dans ces conditions, je veux que les modifications soient installées sur la nouvelle station d’écopage qui sera bientôt mise en service sur Erphano. L’usine en est aux dernières phases de sa construction, par conséquent vous devriez vous dépêcher.
Les ingénieurs de Clarin parurent inquiets, puis ils prirent une grande inspiration, acceptant le défi. L’Oratrice regarda Cesca.
— Mon petit-fils Berndt va diriger cette station d’écopage. Pourquoi ne pas le laisser commencer avec une usine efficace ?
Cesca sourit, voyant enfin le plan de la vieille femme dans son entier.
— Aucune raison de perdre du temps. Pour être sûr que les modifications se passent bien, peut-être l’ingénieur Clarin pourrait-il servir pendant un mois ou deux sur la station d’Erphano, le temps de l’essai ?
— Cesca, tu ne manques jamais de démontrer ma sagesse de t’avoir choisie comme successeur.
— Nous ferons comme vous l’avez dit, Oratrice Okiah. Merci pour votre agrément !
Clarin sortit d’un air affairé du bureau, ses mouvements accentués par la faible gravité.
Le suivant à entrer fut Kotto Okiah, le plus jeune fils de l’Oratrice et de son quatrième et dernier mari. Elle se leva de son fauteuil suspendu, et l’embrassa sur ses deux joues mal rasées. Elle regarda sans surprise les plans et les notes en désordre qu’il avait apportés avec lui.
Certains Vagabonds choisissaient d’utiliser des systèmes de conception par ordinateur et des écrans plats pour montrer leur travail, mais Kotto Okiah préférait travailler à la main, calculant avec ses propres facultés mentales, et gribouillant sur de précieux morceaux de papier, qu’il recyclait toujours si ses idées se révélaient stériles. Beaucoup de ses concepts se terminaient en queue de poisson, mais l’imagination débordante du jeune homme avait abouti à de nombreuses découvertes capitales.
Kotto s’inclina devant Cesca, mais toute son attention, comme toujours, était tournée vers sa mère. Jhy Okiah insistait sur le fait qu’elle n’accordait jamais à sa famille de traitement de faveur, mais tous les Vagabonds avaient des liens et des obligations claniques.
Kotto était assez minutieux pour faire vérifier deux fois son travail par d’autres ingénieurs, afin de garantir un niveau de sécurité adapté. Néanmoins, même lorsque des accidents survenaient, Kotto l’optimiste ne paraissait jamais déconcerté, seulement pensif.
« Les évolutions innovatrices ne sont pas toujours parfaites, disait-il. Il faut s’attendre à ce que quelques-unes échouent.
— Fais en sorte qu’il y en ait le moins possible, s’il te plaît », avait répondu sa mère.
À présent, le jeune homme étalait les documents de sa démonstration : des cartes stellaires, des photographies de surveillance, et les plans rapidement esquissés d’une étrange installation sur un monde brûlant et désolé.
— Je ne sais pas si tu aimeras cette idée, Mère. Elle est très dangereuse, mais pourrait se révéler hautement lucrative.
— Je t’écoute. Tu devras me convaincre, comme d’habitude.
Cesca se pencha en avant afin de participer à la discussion, tandis que Kotto commençait à parler avec exubérance :
— J’ai étudié le monde brûlant d’Isperos, très semblable à la planète Mercure du système solaire de la Terre. Le défi est grand, mais les ressources sont remarquables. Regardez tous ces métaux, et les fines couches d’isotopes rares facilement disponibles à la surface ! Je pense que cela en vaudrait la peine.
De ses doigts adroits, il désigna plusieurs croquis. Il décrivit en détail comment Jess Tamblyn l’avait piloté en mission de reconnaissance au-dessus de la planète.
— Cela ressemble bien à Jess, dit Cesca avec un sourire. Est-il… est-il toujours ici ?
Cette question inattendue embarrassa Kotto.
— Non… non, il est parti il y a trois jours. Il devait retourner sur Plumas. Mais je pense qu’il sera de retour dans quelques jours. J’ai proposé de prendre son paquet, mais il a dit qu’il le rapporterait lui-même.
Il se tapota distraitement le menton, et dirigea à nouveau son attention sur les plans de la colonie autonome d’Isperos.
— Ces nouvelles techniques pourraient ouvrir à la colonisation beaucoup de mondes terrestres auparavant inhabitables. Les éléments lourds et les minerais purs seraient fort utiles à notre industrie. Si on lui consacre une attention et une assiduité adéquates, Isperos pourrait être une mine d’or pour nous… d’or et d’autres métaux.
— Et le plus beau, c’est qu’aucun humain n’a jamais voulu de ces mondes, fit remarquer Jhy Okiah, les yeux brillants. (Elle observa la perplexité qui se lisait sur le visage à la peau olive de Cesca.) Peut-être ne suis-je pas objective, quand cela concerne mon plus jeune fils. Quelle est ton opinion sur ce projet, Cesca ?
La jeune fille étudia le visage enfantin de Kotto.
— On doit reconnaître les risques, mais aussi les bénéfices. Isperos représente-t-elle donc un plus grand défi que les autres mondes où nous nous sommes installés ? (Elle haussa les épaules.) Aussi longtemps qu’une poignée de colons et d’ingénieurs aura le courage de faire les premiers pas, il sera du devoir des Vagabonds de les assister.
Jhy Okiah leva les yeux vers le plafond rocheux de la salle de l’astéroïde, comme si elle se représentait le complexe de Rendez-Vous, tout autour d’eux.
— Par le Guide Lumineux, si nous, les Vagabonds, n’essayions jamais de réaliser l’impossible, nous n’aurions jamais rien accompli !