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MARGARET COLICOS
Rheindic Co évoquait pour Margaret un livre ancien empli de secrets, un livre attendant d’être ouvert. Le désert était âpre, riche de couleurs pastel – bruns et ocres, bronze et rouille. Il y avait tant à voir et à découvrir, mais aussi tant à faire pour monter le camp avant de pouvoir commencer !
Margaret considéra les mystérieuses terres à l’abandon. Son mari et elle avaient choisi un site près de la ville fantôme klikiss la plus accessible, même si les canyons fissurés et le flanc étroit des falaises pouvaient accueillir d’innombrables installations.
À côté d’elle, Louis essuya le dos de sa main sur son front, dispersant quelques gouttes de sueur. Il se pencha afin de déposer un baiser affectueux sur sa joue.
— Nous avons connu des planètes bien plus hostiles, très chère.
Le Président Wenceslas avait offert aux Colicos d’étudier le monde qu’ils désiraient, et ils avaient choisi cette planète abandonnée. Des promontoires rocheux s’étendaient, tels d’énigmatiques monuments, sous un ciel orange foncé. Des saillies de lave brisaient la monotonie de lacs asséchés, qui miroitaient comme des mirages inversés. Des arroyos fissuraient un paysage où seule la mémoire d’une eau vive perdurait.
— C’est là, mon vieux bonhomme, dit Margaret d’une voix sourde. Je peux le sentir. Je sais que nous trouverons quelque chose. Même les robots klikiss semblent le penser.
Un sourire de gamin fendit son visage ridé par le temps.
— Je ne suis pas du genre à discuter. Pendant toutes ces années, tu as répété « Je te l’avais bien dit » suffisamment de fois pour que je fasse confiance à ton instinct. (Il regarda sa femme d’un air appréciateur.) On ne saura rien tant qu’on ne se sera pas sali les mains, très chère.
Un fracas métallique brisa le silence, comme le prêtre Vert Arcas manœuvrait un bloc hydraulique. La pointe blindée du foret pneumatique mordit le sol, à la recherche d’un canal d’eau souterrain. Puis il orienta les panneaux solaires afin de fournir en électricité les éclairages, les cuisinières, les systèmes de communication, aussi bien que les laboratoires d’analyse modulaires et les ordinateurs.
DD, le serviteur comper récemment acquis, l’assistait avec compétence. Le prêtre Vert semblait déconcerté de se trouver auprès du petit androïde de modèle Amical. Margaret pensait que, malgré ses réticences, il n’était pas contrarié par son compagnon au torse bombé ; il préférait simplement être seul.
L’équipe des Colicos travaillait sans fantaisie. Margaret et Louis dressèrent le plan du camp de base, puis érigèrent les hangars à toiture d’aluminium et les structures pliables à parois de polymères. Margaret effectua avec joie la litanie de ces tâches ennuyeuses. Elle était heureuse d’être de retour sur une fouille.
Après le succès du Flambeau klikiss, Louis et elle avaient dû assister à de multiples cérémonies publiques, et servir de conférenciers à un grand nombre de réunions. Détestant les feux de la rampe, elle avait employé toute son influence sur la Hanse pour se rendre sur Rheindic Co aussi rapidement que possible. Sur un ton ironique, elle avait grommelé :
« Peut-être qu’en réalité, les Klikiss n’ont disparu que pour se cacher de paparazzi extraterrestres obstinés… »
En tant qu’employés de la Hanse sous contrat, Margaret et Louis abandonnaient les droits commerciaux de toute découverte utile, en contrepartie de bonus substantiels. Margaret ne se préoccupait guère des rentrées d’argent, car elle adorait ce qu’elle faisait, et Louis était heureux aussi longtemps qu’il avait la liberté de publier tous les articles érudits qu’il voulait.
Louis et elle étaient mariés depuis trente-sept ans, et ce chantier de fouilles klikiss serait leur quatrième. Ils avaient étudié des mystères archéologiques sur Terre et sur Mars, mais l’ancienne espèce insectoïde les fascinait par-dessus tout. Qu’était-il arrivé à cette civilisation ? Pourquoi, et où, les Klikiss étaient-ils partis ? Et pour quelle raison avaient-ils laissé derrière eux leurs robots conscients, de plus de trois mètres de haut, ressemblant à des insectes massifs, blindés et dressés à la verticale ?
Bien que les Ildirans aient fréquemment découvert des traces de cette civilisation perdue, ils avaient délaissé les sites abandonnés.
« Pourquoi devrions-nous fouiller dans l’histoire d’une race disparue ? avait demandé à Margaret Adar Kori’nh, à bord de la plate-forme d’observation sur Oncier. Nous avons La Saga, qui raconte toute l’Histoire à connaître. »
D’ailleurs, le poème épique mentionnait les Klikiss de nombreuses fois, mais seulement en passant, sans donner aucun détail concernant la culture de la civilisation disparue. Anton, le fils de Margaret, étudiait d’anciens documents dans une université terrienne. Il lui avait confié que les Ildirans n’avaient peut-être pas rencontré de Klikiss vivants, mais seulement leurs vestiges. Margaret mettait leur manque d’intérêt pour le sujet sur le compte d’une incuriosité confinant à l’étroitesse d’esprit.
Au cours des premières années de la coopération entre Terriens et Ildirans, les « prospecteurs coloniaux » humains avaient exploré les mondes habitables non revendiqués, listés dans les documents de la Marine Solaire. Une équipe, constituée d’une femme nommée Madeleine Robinson et de ses deux fils, s’était rendue sur Llaro. Ils avaient été stupéfaits d’y découvrir des cités en ruine et de nombreux robots klikiss en sommeil, qu’ils avaient réveillés par accident. Depuis lors, des douzaines de sites klikiss avaient été passés en revue, et beaucoup d’autres machines insectoïdes noires avaient été exhumées. Les Ildirans, toutefois, connaissaient leur existence depuis des siècles.
Aujourd’hui, trois robots klikiss antiques, qui, à la surprise générale, avaient demandé à se joindre à l’expédition de Rheindic Co, usaient de leur puissante force mécanique pour ériger une tour météorologique dans le périmètre du camp. Ayant achevé leur tâche, les trois grosses machines se déplacèrent jusqu’à des piquets plantés dans le sol. Leurs jambes flexibles, évoquant des doigts, leur conféraient une démarche étrange. Là, ils entreprirent d’édifier les murs d’un grand hangar de stockage.
Margaret regarda le diagramme du site griffonné à la hâte, et se précipita vers le robot le plus proche.
— Pas là. Vous êtes à cinq mètres de l’emplacement.
— Sa place est ici, rétorqua le robot d’une voix grêle et bourdonnante.
— Lequel êtes-vous ? Sirix ? Ou Dekyk ?
Pour elle, les trois étaient identiques.
— Je suis Ilkot. Là, c’est Dekyk. (Le robot à l’allure de scarabée fit un signe au moyen de deux bras de travail segmentés qui saillaient de son torse ellipsoïdal.) Sirix nous a donné l’ordre de placer la structure ici.
Fronçant les sourcils, Margaret convint que le choix de cet emplacement ne faisait pas de réelle différence, même si elle ne comprenait pas l’entêtement occasionnel des robots klikiss. C’était un nouvel exemple des différences constatées entre ces machines et les « Compagnons Électro-Robotiques » comme DD, qui suivait les ordres en serviteur fidèle.
Louis et elle avaient été très excités lorsque trois des machines conscientes klikiss s’étaient portées volontaires pour les rejoindre sur Rheindic Co. Les robots désarmés, qui se montraient parfois réfractaires aux ordres des humains ou à leurs plans, offraient cependant, de temps en temps, leur coopération aux projets de construction ou d’exploration qui les intéressaient. Ces trois-là désiraient participer à l’étude de leur civilisation disparue, manifestant de la sorte une curiosité égale aux humains, s’agissant de résoudre le mystère de leurs créateurs disparus.
Par la même occasion, ils cherchaient à apprendre pourquoi ils ne se souvenaient de rien.
Il ne subsistait que quelques milliers de machines, dispersées et éteintes durant les derniers jours de la civilisation disparue, et tirées désormais de leur sommeil. Hélas, chacun de leurs noyaux mémoriels avait été nettoyé de toutes les données qui auraient pu fournir des indices sur le destin des extraterrestres.
À son côté, Louis émit un bruit approbateur, tandis que les robots assemblaient le hangar en un temps record. Avec leurs capteurs optiques rougeoyants disposés un peu partout sur les plaques géométriques de leur crâne, et les nombreux membres segmentés poussant sur leur coque en fibre de carbone, les robots klikiss étaient des travailleurs tout à fait compétents – à la fois puissants et capables de manipulations délicates.
Sous leur tronc se trouvait un abdomen sphérique évoquant un trackball, d’où partaient huit jambes flexibles, quatre de chaque côté, comme un mille-pattes. Cette étrange méthode de locomotion leur permettait de traverser n’importe quel type de terrain.
Sirix, le chef déclaré du groupe, s’avança.
— Les tâches qu’on nous a assignées sont terminées, Margaret Colicos. Votre campement est prêt.
Sirix rétracta ses six membres manipulateurs principaux à l’intérieur de son tronc, et obtura les ouvertures avec des plaques protectrices.
Arcas laissa échapper un cri de joie, tandis qu’un geyser d’eau fraîche jaillissait dans les airs, au-dessus de l’appareil de forage. L’averse éclaboussa la peau de métal argenté de DD.
Le prêtre s’approcha de Margaret, sa peau verte et glabre scintillant sous les gouttelettes d’eau.
— L’analyse chimique montre qu’il s’agit d’eau potable, dit-il en se léchant les lèvres. Et elle est délicieuse.
Margaret fut heureuse de voir cet homme, d’habitude calme, en proie à l’excitation. Jusqu’à présent, Arcas n’avait pas fait preuve d’enthousiasme à devoir côtoyer les deux archéologues, mais il s’était porté volontaire pour cette tâche.
— Maintenant que j’ai de l’eau, continua Arcas, je peux planter mes vingt surgeons. Cela suffira pour créer un bosquet respectable, ici, sur ce monde désertique.
— Allez les mettre en terre, dit Louis.
Un jour, ils auraient besoin du télien pour envoyer des rapports réguliers à la Hanse.
— DD, veux-tu l’aider, s’il te plaît ? demanda Margaret.
Elle avait espéré que DD serait capable d’interagir avec les robots klikiss, mais jusqu’à présent le petit comper semblait intimidé par les antiques machines géantes. Margaret décida de ne pas brusquer les choses.
Le comper se précipita comme un enfant enthousiaste :
— Je n’ai jamais planté de surgeon, mais je serais heureux de vous assister. Arcas et moi sommes sûrs de devenir de grands amis.
Le prêtre Vert sembla quelque peu dubitatif à cette idée, mais il accepta l’offre de bonne grâce.
— Il s’agit d’un modèle Amical, dit Louis. Ne laissez pas son enthousiasme vous ennuyer. C’est juste sa manière d’être.
Tandis qu’Arcas et DD creusaient des trous pour les surgeons derrière la tente du prêtre, les trois robots klikiss se tenaient immobiles, telles des statues mécaniques, fixant le ciel orangé que le crépuscule décolorait.
Dans les canyons et le dégradé des montagnes, les ombres de la nuit tombaient comme des lames de guillotine, tandis que le soleil passait derrière l’horizon. Les études de surveillance initiales avaient montré que la température pouvait chuter de quarante degrés en moins d’une heure, mais l’équipe archéologique avait apporté des batteries, des vêtements chauds, des refuges chauffés, et des couvertures exothermiques. Les archéologues seraient à l’aise dans le camp, mais ils auraient du mal à dormir la première nuit, pour une tout autre raison.
Tous deux étaient impatients, face à la grande aventure qui les attendait. Pourquoi les Klikiss avaient-ils abandonné ce monde et tant d’autres ? Une migration de masse ? Une guerre ? Une terrible épidémie ?
Demain, Margaret et Louis auraient du travail.