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BERNDT OKIAH
Seul un œil exercé pouvait discerner la beauté de la station d’écopage en construction dans les installations bricolées, au milieu des lunes brisées d’Erphano.
Berndt Okiah, un grand gaillard, se tenait à l’intérieur du dôme transparent installé sur la lune pustuleuse. À cause de la faible gravité de la station industrielle et de l’énorme géante gazeuse brun-olive qui remplissait le ciel, Berndt subissait un curieux changement de perspective : l’immense planète paraissait en dessous de lui, alors qu’il avait l’impression de plonger la tête la première dans les nuages.
Des équipes de bâtisseurs étaient tombées sur les décombres de ce système. Ils avaient analysé leur composition géologique, puis apporté des usines mobiles afin de commencer le travail. Des hauts fourneaux automatisés et des broyeurs de minerais avaient dévoré des petites lunes tout entières, traitant les rochers pour en extraire les éléments nécessaires, puis extrudant des moulages et des pièces détachées. Plus tard, une armée d’ouvriers avait monté ce gigantesque puzzle industriel à partir des éléments ainsi façonnés.
Parfois, dans les chantiers situés à l’intérieur des frontières de la Hanse, certains des robots klikiss qui fonctionnaient encore se portaient volontaires pour monter une construction spatiale dangereuse. Ils travaillaient dur, ne posaient aucune question et ne se faisaient pas payer, mais ils opéraient à leur propre rythme. La plupart des Vagabonds, cependant, ne faisaient pas confiance aux machines antiques et préféraient exécuter le travail par eux-mêmes.
Cela avait été le projet favori de Berndt Okiah : une station d’écopage dont il serait le propriétaire et qu’il administrerait. Il avait été présent dès le début, plus d’un an auparavant. Il avait vécu dans des salles souterraines austères, creusées dans de petites lunes et tapissées de murs en polymères. Les chantiers avaient poussé comme une forêt, au fur et à mesure que les ressources étaient digérées. De grandes poutrelles, des mâts de soutien, et des filins d’attache constituaient le squelette de la station d’écopage d’Erphano, tandis que les Vagabonds y ajoutaient la chair métallique.
Bien que Berndt ait confiance en ses ouvriers, il se montrait souvent importun et agaçant, à surveiller leurs moindres mouvements lorsqu’ils assemblaient les réacteurs d’ekti. L’ingénieur préféré de sa grand-mère, Eldon Clarin, était arrivé récemment avec de nouveaux plans et des suggestions hardies pour améliorer les systèmes. D’abord, Berndt avait été contrarié par ce soudain changement de plan, jusqu’à ce qu’il réalise que ces modifications ne réclameraient pas plus d’une semaine, et, en cas de succès, qu’elles accroîtraient la production de la station, donc sa rentabilité.
Berndt avait promis aux clans des Vagabonds qu’il ferait de cette opération un succès. Sa grand-mère lui avait offert une chance exceptionnelle – bien qu’on lui ait affirmé qu’il ne la méritait pas –, et il ne la gâcherait pas. Il avait beaucoup de choses à prouver, tant à lui-même qu’à ses compagnons.
Comme il prenait place dans la bulle d’observation pour regarder les derniers préparatifs, l’ingénieur Clarin entra par le tube d’accès.
— J’ai vérifié tous les systèmes, chef. La station d’écopage est presque parée au lancement.
Le colosse hocha la tête, grattant son menton carré.
— On opère toujours à quatre-vingt-dix-sept pour cent des normes prévues ?
L’ingénieur parut surpris.
— Comment le savez-vous ?
— Parce que je les ai vérifiées il y a une heure. C’est mon devoir de comprendre ce qui se passe à bord de ma nouvelle station. Une fois que l’usine sera entrée dans les bancs nuageux d’Erphano, nous aurons tout le temps de faire notre essai. Vous resterez ici pour vérifier tous les systèmes… s’il vous plaît ?
La taille et la réputation de tyran de Berndt impressionnaient indéniablement Eldon Clarin. À l’inverse, l’aisance de ce dernier vis-à-vis des mathématiques et des sciences, ainsi que sa fine intelligence, intimidaient Berndt.
Clarin fronça les sourcils, étonné par le comportement du colosse.
— L’Oratrice Okiah a demandé que je reste au moins deux mois.
Berndt dirigea son regard sur l’énorme planète en dessous afin d’éviter de regarder l’homme tandis qu’il parlait. Une pointe de nervosité perça sous sa voix bourrue :
— Ingénieur Clarin, j’aurais un service à vous demander. Pendant que vous êtes ici, pourriez-vous… me donner des cours ?
Pendant des années, il avait crié et tempêté pour imposer sa volonté. Il semblait très étrange qu’aujourd’hui il fasse une telle requête. Même l’ingénieur parut surpris.
— Qu’aimeriez-vous savoir ?
— Je veux une formation plus solide dans le fonctionnement de la station d’écopage, du traitement de l’ekti et de la technologie des propulseurs ildirans. C’est mon travail, à présent.
L’ingénieur regarda ses mains.
— Cela semble plutôt… inhabituel. Berndt Okiah n’est pas connu pour ses recherches savantes.
Berndt rougit.
— Cela appartient au passé. Je suis le patron d’une nouvelle station d’écopage. Je dois élargir mes horizons.
Dehors, des ouvriers en combinaison évoluaient au ralenti au-dessus de la coque de l’usine suspendue dans le vide. Berndt parcourut des yeux les gigantesques cuves d’hydrogène brut et les réacteurs aux formes géométriques, qui traitaient puis avalaient l’allotrope ekti. La vaste station d’écopage possédait également un pont supérieur d’habitation et de maintenance ; celui-ci abritait les quartiers d’équipage, les salles de loisir, et les centres de commandes.
Une fois que l’on avait construit les stations d’écopage sur place autour des géantes gazeuses, on les manœuvrait jusqu’aux nuages au moyen de moteurs embarqués. Les stations elles-mêmes ne quittaient jamais leur berceau planétaire, et dépendaient donc des convoyeurs pour emporter les réservoirs d’ekti.
Le système de propulsion ildiran se basait sur le mouvement physique direct ; il n’avait pas recours à des anomalies exotiques telles que les trous de ver ou les sauts dimensionnels. Mais le moteur interstellaire produisait des effets spatio-temporels qui, d’après ce qu’en comprenait Berndt Okiah, ralentissaient le temps relatif du vaisseau. D’une certaine manière, le moteur interstellaire maintenait une « mémoire du continuum » qui permettait aux vaisseaux de revenir dans l’espace réel très près du cadre de référence temporel. Le résultat était que l’on pouvait voyager sur de grandes distances en un court laps de temps. Ce mécanisme pouvait paraître simple à un ignorant, bien qu’il soit en réalité très complexe. Au cours des deux mois qu’ils devraient passer ensemble, Clarin comptait expliquer à Berndt les systèmes ildiran jusqu’aux plus petits détails.
Longtemps auparavant, lorsque les Ildirans leur en avaient offert l’opportunité, les Vagabonds avaient sauté sur l’occasion d’exploiter les stations de traitement d’ekti. Les clans ambitieux avaient obtenu des prêts auprès de l’Empire ildiran afin de louer leurs premières stations d’écopage. Malgré une première catastrophe sur Daym, les Vagabonds avaient fait de ces usines des entreprises rentables. Ils avaient continué à s’étendre tandis que leurs bénéfices dus à l’ekti augmentaient.
Berndt conduisit Eldon Clarin par un tube vers le vestiaire de sortie.
— Il est temps pour nous de lancer cette nouvelle station d’écopage. Je veux que vous veniez avec moi.
Clarin parut surpris.
— Moi ? Mais vous êtes le patron…
— Ça fera bien sur votre CV, quand vous serez de retour sur Rendez-Vous.
Une heure plus tard, les deux hommes se tenaient sur une plate-forme de lancement, en surplomb des sites d’excavation épuisés. Une multitude de caillasses et de débris d’exploitation, dépouillés de leurs métaux utiles, s’éparpillaient au-dessus de leurs têtes. Le risque que cela entraînait pour la navigation ferait office d’écran de fumée en dissimulant les activités sur Erphano, par la même occasion.
Les équipes de travail attendaient dans des modules extravéhiculaires, tandis que d’autres flottaient à l’extérieur, leurs têtes pointées vers la planète brun-olive. Des filins d’amarrage empêchaient la gigantesque station d’écopage de dériver.
Berndt activa la radio de sa combinaison.
— Allumez les moteurs d’appoint.
À bord de la station, des capitaines actionnèrent les commandes du pont supérieur. Berndt distinguait leurs silhouettes minuscules derrière le pont rutilant. Des ouvriers en combinaison se tenaient sur la plate-forme d’observation, au-dessus du premier réacteur. Les tuyères s’illuminèrent tandis que les réacteurs de poussée chauffaient, et que les moteurs exhalaient un gaz d’échappement brûlant. Tel un béhémoth insatiable, la station nouveau-née tira sur ses attaches.
Berndt ressentit un frisson de fierté, en fixant du regard la magnifique structure qui allait être sous son commandement. Il n’avait jamais assisté au lancement d’une station d’écopage, bien qu’il en ait dirigé une pendant plusieurs années. Son premier commandement s’était exercé sur la vieille usine de Glyx, qui fonctionnait avec une équipe de vétérans. Cela avait tenu davantage du rôle de baby-sitter et de gérant que de celui de patron. La station d’Erphano représentait pour lui à la fois une promotion importante et un moment historique.
Certains clans murmuraient que Berndt Okiah avait déjà eu toutes les chances qu’un homme pouvait mériter. Il les avait gaspillées dans sa jeunesse, à cause de son caractère dominateur et suffisant. Il comprenait à présent sa sottise. Il était impatient d’amener sa femme Marta et Junna, sa fille de douze ans, pour travailler ici avec lui.
Bien qu’il ait autrefois nourri le rêve grandiose de devenir le prochain Orateur, Berndt prenait aujourd’hui conscience qu’il aurait été incapable de gérer son peuple et l’étendue de ses ressources. Plus jeune, il était monté sur ses ergots pour exiger de jouer un rôle majeur au gouvernement, même s’il ne s’était jamais montré digne d’exercer ce genre de responsabilités. La révélation qu’un statut aussi considérable ne serait jamais à sa portée avait provoqué un changement en lui.
Au début, il s’était montré jaloux de la relation de Cesca Peroni avec Jhy Okiah, toutefois, à présent, il reconnaissait qu’elle ferait une Oratrice plus douée qu’il ne le serait jamais. Il regrettait sa présomption, ses projets mal élaborés. Mais, après des années de service exemplaire sur la station de Glyx, et aujourd’hui avec ce nouveau vaisseau sous son commandement, il deviendrait le meilleur chef qu’aient connu les usines de traitement d’ekti.
Accompagné de l’ingénieur qui tenait les rampes d’appui, Berndt libéra la plate-forme mobile et activa les moteurs d’appoint. Ceux-ci les soulevèrent vers l’imposante station d’écopage. Berndt tenait avec délicatesse un récipient précieux rempli de vin mousseux, un emblème traditionnel dont l’utilisation perdurait chez les Vagabonds lors du baptême d’un nouveau vaisseau.
La plate-forme mobile les hissa au-delà des cellules de stockage arrondies et de la gueule béante du toboggan d’adduction de gaz. Clarin contemplait le spectacle à travers la vitre de son casque, stupéfait par l’immensité du vaisseau tout proche. Une fois que la station d’Erphano serait larguée dans les nuages, peu de personnes verraient jamais sa quille à nouveau.
Berndt plana à côté de la façade du réservoir d’ekti et, souriant, empoigna le col de la bouteille de pseudo-champagne. Il savait que lorsque la bouteille dépourvue de poids heurterait le mur métallique, il subirait un recul dans la direction opposée, de sorte qu’il agrippa la rampe d’appui.
Il avait réfléchi avec attention à ses paroles.
— C’est avec une grande fierté que je lance cette station d’écopage. Non pour me tresser des lauriers, mais pour rendre hommage au talent des constructeurs qui ont bâti cette merveille. Je veux aussi faire honneur à mon équipe dévouée, qui mènera les opérations et participera au gain. Avant tout cependant, j’inaugure cette station d’écopage avec fierté sachant qu’elle symbolise aux yeux des Vagabonds notre capacité à prospérer là où personne n’ose s’aventurer. Puisse le Guide Lumineux nous conduire vers notre destinée.
Il lança la bouteille. Comme elle heurtait la coque, le verre se brisa, et le pseudo-champagne explosa dans le vide de l’espace. De minces fragments de verre s’éparpillèrent, ainsi que des nuages du liquide pétillant qui bouillit, moussa, gela… puis se volatilisa telle la queue d’une comète.
Des applaudissements et des acclamations résonnèrent dans les systèmes de communication. Berndt Okiah fit monter la plate-forme mobile vers le pont de commandement. Lui et l’ingénieur traversèrent différents sas et s’extirpèrent de leur combinaison, alors que l’équipage se pressait sur le pont pour les féliciter.
— Désengagez les amarres, dit Berndt, prononçant son premier ordre à bord de son usine. (La station d’écopage vacilla, comme les câbles métalliques se détachaient de leurs points d’ancrage.) Augmentez la poussée des moteurs.
La station d’écopage sortit en douceur du tas de pierrailles, se déplaçant vers les nuages d’Erphano. Berndt lorgna en arrière, vers le chantier de construction mutilé. Puis il se retourna en direction de l’œil de la géante gazeuse. Les nuages riches en ressources lui faisaient signe, et il décida qu’il ne regarderait plus jamais à nouveau en arrière. Seulement devant.