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NIRA
Nerveuse mais enthousiaste, Nira Khali s’enfonçait profondément dans la forêt. Seule. Rien de ce qu’elle avait vécu ne pouvait être comparé à l’excitation qu’elle ressentait. Ici, elle survivrait par la grâce et la protection des arbremondes.
En tant qu’acolyte, elle avait passé sa vie à attendre cet instant. Elle avait consacré chaque heure de sa journée à prier et à étudier comment servir la forêt sensible, comment faire partie intégrante de l’écosystème global de Theroc.
La jeune femme partit en courant, les pieds nus et les yeux brillants. Un Yarrod tout sourire et des prêtres Verts remplis de fierté l’observaient. Vêtue d’un simple pagne, Nira ne s’accorda qu’un bref instant pour faire un signe d’adieu de la main, avant de se ruer à travers les feuilles basses et de disparaître dans l’épaisse forêt-monde, loin des installations humaines.
Une vague nervosité serra sa gorge en songeant à quel point sa vie allait bientôt changer. Puis elle prit une grande goulée d’air lourd d’épices exhalées par le feuillage, écouta le bruissement des feuilles sèches sous ses pieds, et puisa de l’énergie dans la proximité rassurante des fabuleux arbremondes.
Ici, elle était à sa place.
Après cette journée, Nira ne serait plus jamais seule, en tant qu’individu totalement séparé des autres. Bientôt, si la forêt l’acceptait, elle deviendrait une partie de quelque chose de bien supérieur. Le bonheur et l’attente allégeaient ses pas.
— J’arrive.
Sa voix était tranquille, mais elle était entendue par des millions d’arbres sensibles d’un bout à l’autre de Theroc, ainsi que par des bosquets annexes, sur d’autres planètes.
Yarrod ne lui avait pas indiqué de lieu précis où se rendre, mais Nira s’écarta instinctivement des chemins fréquentés par les humains. Autour d’elle et dans les hauteurs, les larges feuilles palmées se frôlaient, produisant un son semblable à des murmures d’encouragement. Elle suivit son instinct, et la forêt la guida.
Elle descendit des collines en pente douce, pour s’engager dans des plaines humides où des herbes folles poussaient au confluent de petits ruisseaux. Elle pataugea à travers le marais, les hautes herbes coupantes effleurant ses mollets. La boue se ramollit. Nira n’était jamais venue ici, mais une partie d’elle-même reconnaissait l’endroit.
Des cours d’eau se jetaient en tourbillonnant dans les marécages stagnants. Leur eau claire se chargeait de minuscules plantes flottantes, créant une boue de dépôts végétaux. Nira regarda alentour, observant les mouchetures du soleil sur les marécages. Une personne aurait pu facilement se perdre, marcher dans une zone de sables mouvants actifs.
Nira ne se laissa pas aller à l’incertitude. Elle marcha sans ralentir, laissant la forêt la guider. Elle savait où trouver les pierres d’appui et les morceaux de bois flotté, même ceux qui se cachaient sous la surface. Elle n’avait jamais entendu la forêt-monde aussi clairement dans son esprit.
Autour d’elle, elle aperçut des mouvements menaçants, des reptiles féroces qui rôdaient dans les eaux bourbeuses. Aujourd’hui, Nira acceptait sans peur ces prédateurs furtifs, à longs crocs. Musclés et rapides, ils glissaient à travers les broussailles denses, observant chacun de ses pas, attendant qu’elle trébuche. Mais Nira sautait sur les pierres recouvertes de mousse glissante sans jamais perdre l’équilibre. Elle bondit par-dessus un tronc vaseux et courut jusqu’à l’autre extrémité du marais, laissant les prédateurs la regarder de leurs yeux jaunes fendus. La jeune fille poursuivit sa course.
Chaque fois qu’elle hésitait quant à la direction à prendre, elle n’avait qu’à enrouler ses bras autour du tronc de l’arbremonde le plus proche, et presser sa poitrine dénudée contre l’écorce écailleuse. Lorsque sa peau touchait l’arbre, les pensées qui la guidaient s’avivaient en elle, et elle se remettait à courir, pleine d’énergie. Elle ne tenait aucun compte des heures qui passaient ni de l’étendue sauvage et murmurante.
Enfin, la forêt s’assombrit, s’épaississant d’ombres vertes pareilles à du verre fumé. L’obscurité était réconfortante, comme une matrice. Nira écarta des branches, de grandes tiges d’herbes, avançant pas à pas dans l’entrelacs végétal… jusqu’à ce que la forêt l’ait entièrement engloutie.
Nira ne pouvait plus bouger, les épaules appuyées contre de solides branches qui l’enserraient, de plus en plus près. Des plantes grimpantes s’enroulaient, insistantes, autour de ses jambes. Des feuilles balayaient son visage, son nez, ses lèvres. La jeune fille ferma les yeux et laissa la forêt la toucher.
Elle éprouva comme une sensation de chute, bien que son corps demeurât enchâssé. Elle pouvait à peine remuer les doigts, comme la forêt l’étreignait, l’enlaçait… l’absorbait.
Là, au cœur de la forêt-monde, Nira passa des heures innombrables plongée dans une expérience mystique. Elle regarda depuis un million d’yeux à facettes tous les points de vue de la forêt-monde. Des informations et des sensations rugirent autour d’elle comme un torrent bondissant.
Elle entrevit d’autres planètes comme au travers de fenêtres distordues, des bosquets d’arbremondes plantés et nourris par des missionnaires Verts. Elle n’avait jamais rien imaginé de si vaste, de si complexe – et cependant, même avec l’assistance et les encouragements des arbremondes, elle n’apercevait qu’une infime partie des possibilités de la forêt.
C’était à couper le souffle.
Alors, le cœur de la forêt-monde lui parla plus clairement, plus formidablement. Elle sentit la frayeur lointaine, imprécise, face à un ennemi ancestral.
Le feu.
La destruction.
La mort des mondes.
Des bosquets de surgeons se fanaient, des civilisations entières mouraient, et seul un infime vestige d’une forêt-monde d’envergure galactique avait survécu ici, sur Theroc.
Nira ne pouvait pas crier. Elle ne pouvait décider si ces terribles images et ces peurs appartenaient à l’Histoire passée ou à venir. Puis elle vit des vaisseaux sphériques géants, pareils à des globes de glace hérissés de pointes, un empire caché engagé dans une guerre titanesque. Ils arrivaient.
Bouleversée par cette vision, mais grisée par sa nouvelle relation avec les arbremondes, Nira émergea enfin de l’emprise possessive de la forêt sensible. Son cœur battait la chamade, et la prophétie pesait lourd sur son cœur et son esprit. Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait attendu.
Nira revint dans un état d’hébétude, marchant à travers le marais sans même un regard vers le sol. Les reptiles carnassiers s’écartaient de son chemin comme s’ils sentaient qu’elle bénéficiait de la protection de la forêt. Comme la lumière du jour éclaboussait ses bras et ses cuisses, Nira constata sans surprise que sa chair avait tourné au vert pâle. À présent, son épiderme était imprégné d’une algue symbiotique : un teint verdoyant qui augmenterait sa force corporelle grâce à la photosynthèse. À mesure qu’elle vieillirait, le vert s’assombrirait.
Nira toucha ses cheveux tondus, et le duvet tomba comme des grains de pollen. Même ses cils et ses sourcils se clairsemèrent.
À présent, elle pouvait entendre les arbres dans son esprit, comme des compagnons toujours présents. Cette base de données organique, cet esprit semi-conscient qui l’environnait, serait toujours là pour elle. Elle n’aurait plus jamais à vivre dans le silence total et la solitude. Le savoir possédait le goût merveilleux de pensées et de souvenirs illimités… mais avec, quelque part, la terreur d’un désastre imminent. Comment devait-elle s’accommoder de tout cela ?
Une expression déterminée sur le visage, Nira revint à pas rapides à la colonie, où elle pourrait enfin se joindre aux prêtres Verts, en tant que membre à part entière de leur ordre. Et les avertir du danger que la forêt-monde lui avait révélé.
Lorsque Nira, d’une voix essoufflée, décrivit à Yarrod sa terrifiante vision, les prêtres Verts se contentèrent de hocher la tête. Leur visage ne montrait qu’une sombre appréhension.
— Nous savons déjà tout cela, dit Yarrod.