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SAREIN
Avant de partir pour la Terre, Sarein projetait de devenir la meilleure ambassadrice de Theroc. Elle se plierait à toutes les obligations politiques et se transformerait en hôtesse accomplie. Elle exécuterait sa tâche pour le bien du monde forestier, aussi bien que pour la Hanse. Basil Wenceslas lui avait montré combien les deux peuples partageaient les mêmes besoins, les mêmes aspirations.
Oui, Sarein pensait différemment de la vieille Otema. Conservatrice, la prêtresse Verte desséchée avait empêché son peuple de se développer au sein de la société de la Hanse. Néanmoins, elle était son prédécesseur, et de surcroît fort vénérée sur Theroc. Si Sarein parvenait à rentrer dans ses bonnes grâces, cela servirait ses desseins.
La jeune fille faisait infuser une théière de clee fort. Sa chambre personnelle se situait très haut dans le récif de fongus ; la chair du champignon y était fraîche, et les murs demeuraient souples. Elle aimait cette pièce, car on y recevait plus de lumière que dans les niveaux inférieurs du récif encroûté. Sur une table basse, Sarein disposa une tasse du breuvage stimulant pour elle-même, et une autre pour Otema.
Dans l’attente de sa visiteuse, elle vérifia son apparence et travailla son sourire. Elle ajusta la robe d’ambassadrice qu’Otema lui avait remise, puis astiqua les bracelets que Basil lui avait offerts, à la fois en gage d’estime envers le peuple theronien, et comme cadeau d’adieu en ce qui concernait leur liaison.
À l’heure dite, Otema entra, marchant à pas silencieux. Sarein se leva pour l’accueillir. Cette femme était si âgée ! Sa peau était d’un vert profond, semblable à la nuit au fond de la forêt ; il émanait d’elle une dureté sèche comme le bois. Elle était revêtue d’un costume de prêtre Vert le plus dépouillé qui soit, sans ornements.
Lorsqu’elle aperçut la robe ambassadoriale que portait Sarein, Otema parut troublée. Les symboles de son statut et les marques de ses actions passées striaient son visage flétri, telles des balises pointillant les sillons de ses rides. Sarein se demanda si l’ex-ambassadrice avait déjà oublié les civilités et la culture qu’elle avait acquises sur Terre. Elle fit semblant de ne pas remarquer l’humeur pensive de celle qu’elle remplaçait désormais.
Elle servit du clee à la vieille femme, qui accepta la tasse offerte.
— Vous êtes partie tant d’années, Otema, que nous n’avons jamais appris à bien nous connaître. Avant que je m’en aille accomplir mes devoirs sur Terre, j’ai pensé que nous devions avoir une petite conversation. (Elle ne pensait pas une seule de ses paroles, mais était néanmoins obligée de les prononcer.) Avec toute votre expérience, vous devez avoir de nombreux conseils à me prodiguer pour traiter avec la Hanse ?
Otema répondit posément et avec raideur.
— Je partagerai mes réflexions avec vous, bien que je ne sois pas convaincue que vous désiriez m’écouter.
Buvant sa boisson brûlante, Sarein s’évertua à ne pas froncer les sourcils en signe de mépris.
— Vous devez être heureuse d’avoir regagné la forêt-monde, Otema ? Vous l’avez mérité, après toutes vos années de service.
— La forêt-monde est toujours un baume au fardeau des êtres humains, quels que soient les problèmes qui se trament, invisibles à nos yeux mais que les arbres perçoivent. Non, je ne suis pas déçue d’être revenue sur Theroc. Je suis déçue par vous, Ambassadrice Sarein, et je redoute les dommages que vous allez causer.
Elle avait usé du titre comme d’une insulte. Elle s’assit enfin en affichant la plus grande aversion. Sarein haussa légèrement les épaules, traitant la chose comme une plaisanterie.
— Vous devriez m’accorder une chance de faire mes preuves, Otema. J’ai étudié sur Terre, et je connais bien la culture et les pratiques de ses habitants. En fait, je comprends la politique et le commerce de la Hanse probablement aussi bien que vous.
Si ce n’est mieux, poursuivit-elle en son for intérieur.
Otema se renfrogna.
— Vous êtes une jeune fille intelligente, Sarein, et je ne douterai jamais de votre aptitude à comprendre. (Elle s’interrompit pour avaler une longue gorgée de son breuvage, les yeux clos, s’imprégnant de l’énergie des graines d’arbremonde. La couleur de sa peau sembla devenir plus intense.) Toutefois, j’espère que votre compréhension s’étend jusqu’à la situation délicate de Theroc. Il est facile de mépriser ou de négliger le lieu où l’on a passé sa vie. Une enfant impatiente pourrait considérer nos façons de vivre inintéressantes ou stupides. Mais ne laissez pas les charmes de ces richesses tapageuses vous distraire de ce qui importe réellement. De telles fleurs sont éclatantes et colorées, mais ne fleurissent que brièvement. Les racines, en revanche, pénètrent profondément et assurent une longue stabilité.
Malgré son envie de répondre brutalement, Sarein se contint. Au contraire, elle acquiesça avec componction.
— C’est un point très important, Otema. Je vous remercie de votre perspicacité.
Basil avait évoqué la frustration que ressentirait Otema. Sans émotion ni rancœur, la vieille ambassadrice avait écarté toutes les tentatives de la Hanse destinées à obtenir un tant soit peu de contrôle sur les prêtres Verts. Basil avait su qu’il ne fallait pas la contrarier, car la Dame de fer demeurait inébranlable.
Avec Sarein, cependant, beaucoup de choses allaient changer.
Dans la jungle alentour, deux oiseaux en parade amoureuse volaient en criant, froissant les feuillages et perturbant une nuée d’insectes aux carapaces pareilles à des joyaux. Otema sembla distraite, comme si elle se souciait de problèmes plus importants que ceux causés par une jeune ambassadrice ambitieuse.
— Les arbres savent beaucoup de choses – dont certaines qu’ils ne partagent pas, même avec nous.
Sarein s’arma de courage et tenta une approche différente.
— N’étant pas une prêtresse Verte, je me rends compte que ma compréhension de la forêt-monde n’est pas aussi avancée que la vôtre. Cependant, je m’efforcerai de faire de mon mieux, et je ne manquerai jamais de m’adresser aux membres de la prêtrise, pour leurs conseils et leur talent de communication. La forêt-monde saura tout ce que je sais.
— Je doute, jeune femme, que vous laissiez aucun prêtre Vert assister à vos… consultations privées, dirons-nous, avec le Président Wenceslas. (Cette insinuation surprit Sarein à tel point qu’elle eut peine à dissimuler sa réaction.) Vous croyez que vos relations intimes avec le Président vous octroient un quelconque pouvoir sur lui ? Je vous avertis qu’on ne manipule pas Basil Wenceslas aussi aisément. Ses actions sont bien plus complexes que ce qu’une simple fille comme vous peut comprendre.
Sarein s’assombrit.
— À présent que votre cape ambassadoriale vous a été enlevée, Otema, vous oubliez le tact et la diplomatie.
Laissant sa tasse à moitié pleine, la vieille femme se tint debout et s’inclina.
— Je n’ai pas oublié la vérité, Sarein. Un lien avec les arbremondes n’est pas nécessaire pour voir ce qui est évident. Je crois avoir donné davantage de conseils que vous ne vouliez en entendre, aussi vais-je prendre congé. (Elle regagna la porte arrondie perçant la pièce aux murs tendres.) Jouez à vos petits jeux, Sarein, mais n’oubliez jamais qui vous êtes et où vous êtes née. Les arbres ont perçu un futur terriblement périlleux, bien qu’ils ne disent rien, pas même aux prêtres, de ce qui se prépare. Un jour viendra où vous serez heureuse d’avoir des alliés sur Theroc.