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LE ROI FREDERICK
Écrasé par la situation, le roi s’agitait sur son trône. Il jetait des regards en biais au prêtre Vert qui relayait les paroles de Basil – lesquelles ne le réconfortaient guère.
Entendre Basil lui avait ôté un poids énorme. Il s’était naïvement imaginé que le Président lui fournirait une réponse immédiate qui lui permettrait de régler la situation. Mais l’émissaire avait prononcé son effroyable ultimatum, et Frederick ne savait toujours pas quoi rétorquer.
La créature de métal liquide flottait dans son container à haute pression. Ayant délivré son message, elle se tenait à présent silencieuse. Craignant qu’elle ne se retire, le roi parla rapidement :
— Attendez ! Ceci est sans précédent… Et une telle sanction n’est pas nécessaire ! Votre réaction est exagérée.
Le visage sculpté à la perfection de l’extraterrestre des abysses adopta une physionomie inappropriée – la bouche ouverte mimant un cri de pure terreur. Il ne saisissait manifestement pas les subtilités des expressions faciales humaines.
— Vous avez détruit l’un de nos mondes, dit-il. Il ne peut y avoir de paix entre nous.
Frederick pria pour que la peur ne brise pas sa voix.
— Vos géantes gazeuses contiennent une ressource essentielle à notre civilisation. À ma connaissance, nos stations d’écopage n’ont causé aucun dommage à vos mondes, pas plus qu’elles n’ont déréglé vos systèmes météorologiques. Mais il nous faut traiter de grands volumes d’hydrogène pour obtenir l’ekti nécessaire à nos propulseurs interstellaires.
— Votre demande est rejetée, énonça l’émissaire hydrogue. Retirez les parasites rocailleux de nos nuages, ou nous les éliminerons.
Un nouveau jet de vapeur siffla d’un minuscule évent. Le roi jeta un coup d’œil rapide à OX, espérant puiser un peu de confiance dans son ancien Précepteur. Au début de sa formation de monarque, Frederick avait passé plusieurs mois avec OX. Ce dernier lui avait transmis sa sagesse, et les expériences qu’il avait vécues. Hélas, Frederick doutait qu’aujourd’hui, même lui puisse l’assister face à cette si étrange créature.
— S’il vous plaît, écoutez-moi.
Il se leva de son trône et descendit une marche pour se rapprocher du globe de confinement de l’émissaire. Il agrippa son sceptre comme s’il s’agissait d’une canne.
— Au nom de mon peuple et des gouvernements coloniaux de la Hanse, permettez-moi de vous exprimer mes plus profonds regrets et mes plus sincères excuses. (Là ! Voilà qui sonne bien.) Vous devez comprendre que cela a été une tragique erreur. L’expérience du Flambeau klikiss, sur Oncier, n’était pas une attaque contre votre peuple. Nous ne savions absolument rien de votre empire caché. Je vous donne ma parole de souverain que nous n’entreprendrons plus jamais pareille expérience. Une compensation doit pouvoir s’envisager, n’est-ce pas ?
Sa voix avait pris un ton suppliant. Il se redressa, tâchant d’avoir l’air plus ferme. Mais l’émissaire répondit :
— Les rocailleux ne possèdent rien qui intéresse les hydrogues. Il vous serait impossible de nous dédommager.
Le roi sentit croître son désespoir. Il tenta de paraître bienveillant, de miser sur la plus infime trace de sentiments que ces créatures étaient susceptibles de ressentir.
— Vous ne réalisez pas les dommages qu’un tel embargo causerait. Sans carburant interstellaire, le commerce de la Ligue Hanséatique périclitera, et nos colonies mourront de faim. Pensez à la souffrance ! Il doit y avoir moyen de trouver un compromis… s’il vous plaît.
Arborant le visage argenté d’un Vagabond mort, l’émissaire le fixa droit dans les yeux.
— Je n’ai pas été envoyé pour négocier, seulement pour apporter un message. A-t-il été enregistré et retransmis, afin que chacun puisse entendre mes paroles ?
Le roi Frederick jeta un coup d’œil à OX. Le comper observait la rencontre, afin d’en conserver la trace la plus fidèle possible. De l’autre côté du trône, le prêtre Vert achevait d’envoyer un compte-rendu par télien à Basil Wenceslas et au Mage Imperator, sur Ildira. Les journalistes filmaient en direct et diffusaient les événements aux chaînes d’information, pour les distribuer par vaisseaux commerciaux dans tout le Bras spiral.
Frederick se sentit vaincu.
— Émissaire, vos paroles ont déjà été entendues par des millions de personnes. Un compte-rendu de cette rencontre sera diffusé sur les mondes de la Ligue Hanséatique terrienne et de l’Empire ildiran.
— Ma mission est donc remplie.
L’hydrogue s’enfonça dans les nuages opalins. Sa forme humanoïde redevint fluide, et il se dissipa.
L’un des gardes royaux toucha un récepteur à son oreille, écouta un rapport, et s’avança vivement vers le trône.
— Sire ! L’orbe de guerre vient de quitter l’orbite terrestre.
Frederick eut peine à croire ce qu’il entendait.
— Dans ce cas, comment l’émissaire va-t-il retourner à son vaisseau-mère ?
Le prêtre Vert redressa brusquement la tête, écartant son regard du grand surgeon, comme s’il s’était brûlé.
— Sire, le Président Wenceslas exprime une inquiétude extrême. Il vous conseille la plus grande prudence.
OX couvrit la voix du prêtre Vert :
— L’émissaire ne compte pas repartir.
Le roi s’éloigna de la sphère de confinement flottante et trébucha sur la marche menant au trône. À présent, les parois incurvées du globe étaient opaques, de sorte qu’il ne pouvait plus apercevoir la forme cristalline de l’émissaire.
— Évacuez la salle du Trône ! lança-t-il. Menez-vous tous en sûreté ! Je veux…
Un réseau de fines craquelures se dessina sur le revêtement extérieur du globe. Des hachures circulaires apparurent, entourées de motifs étoilés irréguliers provoqués par la pression. Ceux-ci craquaient, se fissuraient…
L’émissaire des hydrogues fit exploser les verrous armés de sa chambre de confinement, lâchant une atmosphère assez dense pour transformer l’hydrogène gazeux en sa forme métallique, ou compresser le carbone en diamant. Le relâchement brutal de la pression envoya une onde de choc à travers la salle du Trône.
La déflagration due à la surpression détruisit la somptueuse salle, pulvérisa les vitraux, vaporisa les infortunés spectateurs. L’explosion broya le trône et projeta OX contre un mur de pierre.
Le souffle transforma le Vieux roi Frederick – l’homme qui avait gouverné la Ligue Hanséatique terrienne pendant quarante-huit ans – en une gelée aux os fracassés. Et changea pour toujours le cours de l’Histoire.