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JESS TAMBLYN
Le cœur de Jess brûlait encore d’une colère froide, mais à présent qu’il avait pris la décision d’agir, le soulagement lui donnait le vertige. Il n’avait jamais perçu le Guide Lumineux aussi clairement. Il savait exactement quel cap prendre.
Jess n’avait pas l’intention d’informer le conseil des Vagabonds de son projet – ni l’Oratrice Jhy Okiah, ni même Cesca Peroni. Il avait assisté aux chamailleries et vu la panique et l’indécision qui taraudaient l’assemblée des clans, sur Rendez-Vous. Ils ne feraient que l’entraver.
Non, ce serait sa vengeance personnelle, pour le meilleur et pour le pire. Sur Plumas, ses oncles l’avaient approuvé – Caleb Tamblyn avait même insisté de sa voix rauque pour l’accompagner –, mais Jess avait spécifié qu’il s’en occupait seul. Cela concernait son clan, donc sa responsabilité… sa vengeance. Et, plus tard, lui seul serait à blâmer en cas de problème.
Jess choisit un groupe de puisatiers de Plumas pour l’escorter, puis il fit charger plusieurs cargos de tout l’équipement dont ils auraient besoin. Ces volontaires avaient connu Ross ; ils avaient travaillé pour Bram Tamblyn, et suivraient toutes les instructions de Jess. Dès que l’oncle Caleb eut appris ce que Jess comptait faire et qu’il en eut informé les équipes, rien dans l’univers n’aurait pu les empêcher de l’aider.
Les divers vaisseaux se rejoignirent au bord du système de Golgen, dans le voile glacé de la ceinture de Kuiper, loin au-dessus de l’écliptique. De là, ils avaient une excellente vue sur le phare brillant de la géante gazeuse.
Les assassins extraterrestres se tapissaient quelque part dans les profondeurs de ces nuages.
Jess pouvait sentir la présence de son frère, ainsi que les fantômes de ceux qui avaient été massacrés sur la station du Ciel Bleu. Celle-ci avait-elle lésé les extraterrestres d’une manière ou d’une autre ? Ou ces derniers avaient-ils simplement considéré les Vagabonds comme des insectes insignifiants, que l’on écrase et que l’on balaie ensuite ?
Jusqu’à présent, les Vagabonds savaient que cinq stations d’écopage avaient été anéanties corps et biens, sur des géantes gazeuses dispersées, sans rapport entre elles. Les attaques ne résultaient d’aucune provocation, et avaient été sans merci… et jusque-là impunies.
Inquiets, de nombreux clans avaient retiré leurs stations d’autres géantes gazeuses, les extrayant de l’atmosphère pour les remiser en orbite. La production d’ekti avait chuté, par rapport à celle d’avant l’attaque de la station du Ciel Bleu. La Ligue Hanséatique ne ressentait pas encore cette réduction, mais Jess était certain que le Président Wenceslas et le roi Frederick avaient déjà pris en compte la pénurie imminente de carburant interstellaire. Il faudrait résoudre la crise au plus tôt.
Depuis son petit vaisseau, Jess ouvrit les canaux radio. Tous ses ouvriers volontaires étaient à l’écoute dans leurs propres vaisseaux.
— Mon frère est mort là-bas, sur Golgen. Ainsi que beaucoup de membres de vos clans respectifs. Par le Guide Lumineux, maintenant c’est à nous de faire quelque chose ! (Il reprit sa respiration. Il n’avait pas préparé son discours.) Nous, les Vagabonds, ne sommes pas un peuple violent. Nous ne possédons pas d’armée, ou d’armes de destruction massive. Mais on ne se joue pas de nous impunément. Nous résisterons, et vengerons les proches que nous avons perdus. Personne ne se dérobera à son devoir. Moi, en tout cas, je n’en ai pas l’intention.
Jurons et acclamations éclatèrent dans la radio – mais cette farouche détermination camouflait une peur sous-jacente.
— Par chance, reprit Jess, l’univers fournit ses propres armes. Nous allons les utiliser.
Un arsenal d’éclats de comètes entourait le système solaire : des boules de glace géantes, qu’ils transformeraient en bombes. Sur Plumas, Jess avait analysé des relevés précis de la ceinture de Kuiper, et simulé les millions d’orbites cométaires, avec les perturbations de leurs évolutions. Il en avait trouvé plus de mille, dont chacune pouvait causer des destructions considérables en tombant sur Golgen.
Jess avait un don pour la mécanique céleste et les manœuvres orbitales. Il avait toujours excellé comme navigateur, ainsi que dans les « courses aux étoiles » pratiquées par les Vagabonds : il considérait les constellations selon différentes perspectives, puis triangulait d’instinct sur la carte du Bras spiral, afin que l’observateur ait une vision objective. Lorsqu’il était plus jeune, souvent en compagnie de Tasia, il aimait étudier les cartes et imaginer les endroits où il n’était jamais allé – des mondes exotiques, ou des événements galactiques que l’on ne pouvait apprécier véritablement par le truchement d’images sur un écran.
Aujourd’hui, Jess, les dents serrées, contemplait le plan de Golgen dans un tout autre but. La mécanique céleste déterminait des trajectoires inexorables, qui prenaient souvent plusieurs siècles, de sorte que le jeune homme avait éliminé la plupart des possibilités pour ne sélectionner que les comètes pouvant être lâchées d’orbites hyperboliques abruptes. Ces projectiles massifs bénéficieraient ainsi d’une énergie cinétique à l’impact équivalente à un millier de têtes nucléaires. Dix-huit de ces comètes extérieures semblaient prometteuses.
Ses commandos plumasiens – simples puisatiers, techniciens de pompage et experts en conditions glaciaires – apportaient des propulseurs à réaction automatisés ; ils extrairaient et projetteraient des morceaux de la masse cométaire dans la direction opposée. Ce mouvement de recul, imprimé pendant des semaines, perturberait graduellement chaque orbite, et enverrait la comète sur une trajectoire de collision.
— Vous connaissez tous votre cible. Expédions ces grosses bombes de glace droit dans la face de Golgen ! (La voix de Jess se transforma en grognement.) Ces extraterrestres ne réalisent pas encore quels ennuis ils se sont attirés.
Après une dernière salve d’acclamations, les Vagabonds se disper-sèrent à travers le parcours d’obstacles qu’étaient les icebergs errants. Tous comprenaient à quel point leur marge de manœuvre était minime ; ils devaient donc être précis. Après tout, ils avaient travaillé pour Bram Tamblyn, réputé pour ses exigences. Les Vagabonds qui bâclaient la besogne finissaient avec le sang de nombreux innocents sur les mains.
Jess revérifia son chargement, et infléchit sa trajectoire vers la cible qu’il avait choisie, une grosse comète qui se trouvait dans l’espace intérieur du système. Il quitta le bord de la ceinture de Kuiper, au voisinage de l’écliptique.
Assis à l’intérieur du cockpit, Jess portait des gants de travail isolants et une salopette confortable, dotée de douzaines de poches d’attaches et de baudriers remplies d’outils de toutes sortes. Il avait enfilé une cape par-dessus sa tenue, un vieux trésor de famille que sa mère avait fabriqué avant sa mort dans une crevasse de Plumas. Les prénoms de Ross, Jess et Tasia y étaient brodés sur un fond constitué des motifs stylisés de la Chaîne des Vagabonds. Son cœur se serra lorsqu’il songea à quel point le tissu de son clan, naguère solide, s’était effiloché… à quel point sa famille avait diminué en nombre. Mais cela allait changer.
Les équipages atterrirent sur leur objectif, verrouillèrent leurs grappins d’amarrage, sortirent de leur engin et installèrent le matériel. Tout au long de la journée, Plumas retransmit les messages, afin de tenir Jess au courant. Les différentes équipes avaient lancé une flopée de comètes, comme de la chevrotine, en direction de la géante gazeuse. Dorénavant, il ne restait plus qu’à attendre, et à laisser faire les lois de la mécanique céleste. Le bombardement se poursuivrait durant des années.
— Voilà qui leur occasionnera quelques brûlures d’estomac, fit l’oncle Caleb à la radio.
Jess avait à l’esprit une frappe plus immédiate, dont il pourrait voir les effets pendant que sa colère était toujours vivace. Pour Ross.
Il approcha son vaisseau d’une comète qui revenait vers le soleil après un long voyage. La montagne de glace était passée assez près de Golgen pour être déviée par sa gravité, courbant son orbite vers l’intérieur. Le rayonnement solaire volatilisait sa surface en une brume mince ; celle-ci s’échappait pour former une crinière imprécise, qui deviendrait un jour une véritable queue.
Jess cartographia la surface, afin d’en comprendre la structure interne. Il modifia ses calculs après avoir scanné les hétérogénéités de sa masse. Si tout fonctionnait comme prévu, la comète atteindrait sa cible dans à peine un mois.
Il choisit un endroit adéquat pour atterrir. Il ancra son vaisseau dans une trouée, où le poids de sa coque broya des pics de glace. Ses réservoirs de carburant et ses soutes contenaient suffisamment d’ekti pour fournir une grande poussée de façon prolongée. Le rugissement se répercuta dans le vide, et Jess se cramponna avec détermination, tandis que son vaisseau vibrait sous l’effort. Ainsi accroché, ses propulseurs interstellaires lancés à pleine puissance pendant deux semaines devraient suffire à envoyer la comète sur sa cible, comme la tête d’un marteau.
Avant la fin de la journée, l’un des vaisseaux de Plumas viendrait le prendre. Les moteurs continueraient à fonctionner, poussant la montagne de glace géante. Jess avait tout son temps pour réfléchir. Il n’éprouvait aucun regret, aucune réserve vis-à-vis de son acte. Il ne pouvait plus revenir en arrière. Son devoir l’exigeait.
Il se fichait de ce qu’en penseraient les Terreux de la Grosse Dinde. Cette provocation rendrait même furieux certains Vagabonds, pas de doute là-dessus. Mais la plupart applaudiraient, parce qu’au moins, il avait agi. Il ignorait si Cesca serait déçue, ou si au contraire elle approuverait ses actes. Il resterait ferme de toute façon, il connaissait son devoir. Ce n’était pas comme s’il y avait eu négociations. L’ennemi n’avait jamais tenté de communiquer.
Jess regarda par le hublot ; la planète géante en dessous, bien plus proche, évoquait un œil-de-bœuf luisant.
Avant de passer une combinaison pour aller attendre le vaisseau de ramassage, il retira la cape brodée qui portait son nom, ainsi que ceux de Ross et Tasia. Il l’étendit doucement sur le fauteuil du capitaine, puis alla vers le vestiaire des combinaisons, et se prépara à partir.
Il ne regarda pas une seule fois en arrière, ni ne reconsidéra ce qu’il avait fait.
Laissant son vaisseau ancré à la comète, ses propulseurs allumés afin de contrer la force de gravité, Jess grimpa dans le vaisseau de Caleb venu le récupérer. Ils rejoignirent le reste des Vagabonds, en route pour sortir du système.
Jess scruta sur les instruments les dix-huit montagnes de glace qui avaient entamé leur descente. Dès qu’il fut certain qu’elles étaient sur le bon itinéraire, il se renfonça dans son siège rembourré et donna l’ordre à son équipe de partir.
Les dés étaient jetés.