84
MARGARET COLICOS
Sur Rheindic Co, une seconde vague de tempête revint balayer les canyons, mais Margaret était si émerveillée par la nouvelle cité klikiss qu’elle ne remarqua même pas le vacarme.
Le vent et la pluie battante malmenaient la falaise. Un nouveau déferlement liquide s’écrasa au fond du défilé, délitant les rochers et décapant les entassements de sédiments et de poussières, là où les robots klikiss s’étaient tenus.
À l’intérieur de la falaise, les ruines, protégées des intempéries, étaient sèches.
Et fascinantes.
DD dirigea sa torche vers les tunnels obscurs, tandis que Louis et Arcas s’aventuraient plus profondément dans les étranges édifices résonnant d’échos. Les deux hommes affichaient le même sourire enfantin, et Margaret joignit son ravissement au leur. L’endroit était semblable à une tombe inviolée.
En touchant les murs lisses, Margaret sentit une pellicule de poussière déposée par des siècles sans nombre. Elle avait peur d’endommager ces fragiles artefacts par le seul fait de respirer, même si les ruines klikiss avaient été construites pour défier les éons. Emmurée derrière les parois du canyon, cette cité avait été épargnée par les intrus et les outrages du temps. Elle n’attendait qu’eux.
— Cet édifice est identique à ceux que l’on a trouvés sur Llaro, dit Louis. Examine les murs, les voûtes.
Margaret regarda triomphalement Arcas.
— Oui, mais ceux-là sont bien mieux conservés. En fait, ce sont les ruines klikiss les mieux préservées jamais trouvées dans le Bras spiral.
Le prêtre Vert, agréablement surpris par cette louange, paraissait fier de sa découverte. DD dit :
— J’aurais aimé que Sirix, Ilkot et Dekyk soient là pour les voir. Ces ruines auraient pu réveiller leur mémoire. Pensez-vous qu’il y ait une possibilité qu’ils aient survécu ? Les robots klikiss sont irremplaçables.
Louis se força à l’optimisme :
— Une possibilité, certainement, DD. Il faut tenir bon.
Le comper agrippa le mur, prenant l’expression au pied de la lettre.
Pendant des heures, les archéologues explorèrent le labyrinthe d’édifices et de salles. Les bâtisseurs avaient creusé leurs tunnels loin sous le plateau rocheux, et la façade de leur colonie avait été murée… comme pour la cacher délibérément.
— Je me demande si les Klikiss redoutaient quelque chose, réfléchit Margaret en contemplant les vestiges de la paroi de camouflage. Ces murs extérieurs étaient-ils supposés être défensifs ?
— Nous n’avons jamais compris pourquoi les Klikiss ont disparu, dit Louis, davantage pour l’édification d’Arcas que pour Margaret.
— Est-ce qu’on sait à quoi ils ressemblaient ? demanda le prêtre Vert.
Louis secoua la tête.
— Non. Même sur le site de Corribus, où nous avons trouvé le Flambeau et où s’est manifestement livrée une bataille, nous n’avons découvert aucun cadavre d’extraterrestre.
— Et les hiéroglyphes des murs ne comportent aucun dessin du peuple klikiss, ajouta Margaret.
— Peut-être trouverons-nous quelque chose ici, fit DD, toujours optimiste. Je vous aiderai.
Louis avait publié un article dans un magazine de xéno-archéologie de référence. Il y supposait – à demi sérieusement – que l’absence de cadavres klikiss résultait peut-être de ce que l’espèce disparue s’était lancée dans un cannibalisme rituel, dévorant ses morts en ne laissant aucune dépouille. Comme preuve, il indiquait qu’il n’y avait aucun cimetière, aucune tombe ni aucun signe indiquant des pratiques d’inhumation. Les conjectures de Louis avaient généré une vague de débats marqués par le scepticisme ; toutefois, en raison de sa notoriété, personne n’avait osé traiter Louis d’illuminé.
Les corridors s’élargissaient en fusionnant, à mesure qu’ils convergeaient vers ce qui paraissait être le cœur de la cité troglodyte. DD précéda les archéologues avec sa lampe, et ils le suivirent dans une nouvelle salle. L’air vibrait étrangement dans le silence, comme si, par une propriété singulière, la pierre absorbait l’écho.
Des dessins, des textes, des hiéroglyphes et des symboles mathématiques recouvraient chaque surface plane, comme si l’espèce insectoïde s’était sentie obligée d’offrir à la vue de tous les éléments de sa culture et de son histoire. Bizarrement, bien qu’il ne fasse aucun doute qu’ils voyageaient entre les étoiles et possédaient des colonies sur de nombreuses planètes, les Klikiss n’avaient représenté aucun dessin de vaisseau spatial.
Des machines s’amassaient, enchâssées dans un coin de la pièce, projetant des ombres anguleuses. Comme DD balayait la salle de sa torche, Margaret vit qu’une large portion du mur principal était vide : un espace trapézoïdal évoquant une toile blanche, encadré par une masse compacte de symboles. Cette vacuité frappait, par son contraste avec la densité des dessins et des pictogrammes recouvrant chaque centimètre carré du mur qui l’entourait.
— Eh bien, on dirait que les Klikiss n’ont pas fini leur travail ici, dit Louis. Mais pourquoi avoir évité cette portion en particulier ? La nature de la pierre à cet endroit, peut-être ?
Margaret secoua la tête.
— Non, l’ancien. Regarde, c’est un trapèze parfait. Il a été laissé propre et net intentionnellement, comme s’ils en avaient eu besoin pour quelque chose. On a déjà vu cela dans d’autres ruines.
— Oui, je m’en souviens maintenant. Nous n’avons jamais résolu ce mystère, très chère.
Arcas s’accroupit et contempla le quadrilatère de trois mètres de large à la base.
— Pour moi, on dirait une grande fenêtre… ou une porte.
Margaret ne pouvait contester cette impression, car elle avait eu la même.
— Mais où irait-elle ? Derrière, il n’y a rien d’autre que de la pierre.
Poussée par la curiosité, elle s’avança pour étudier les symboles gravés autour de l’espace vierge. Les quelques « fenêtres de pierre » qu’ils avaient découvertes auparavant étaient enfouies sous les décombres ou endommagées. Celle-là était intacte.
Mais ce à quoi elle servait demeurait obscur.
Une exclamation de DD interrompit ses réflexions.
— Excusez-moi ! J’ai trouvé quelque chose d’important !
Il était resté près des machines adossées au mur, et dirigeait sa torche dans les interstices envahis de pénombre, entre les modules cubiques. Margaret distingua une forme immobile : une carcasse lisse et poussiéreuse, composée de plusieurs membres tordus et d’un corps central arrondi qui lui donnaient l’apparence d’un énorme coléoptère écrasé. Elle ressemblait vaguement à un robot klikiss, mais en plus naturel, plus harmonieux.
Titubant d’excitation, elle inspira une goulée d’air froid. L’adrénaline pulsait dans son sang.
— Est-ce que c’est… Louis, est-ce que c’est vraiment… ?
Il courut jusqu’à elle, puis éclata d’un rire triomphal. Margaret comprit la nature exacte de la découverte, avant même que Louis se retourne vers elle, un large sourire sur son visage ridé.
— C’est le premier ! fit-il en la bousculant. Bon travail, DD !
Éclairée par le comper, Margaret se courba afin d’étudier le cadavre momifié du Klikiss. Elle fit très attention à ne pas le toucher, car les années l’avaient fragilisé.
— Ce corps est si ancien qu’il se transformera en poussière si on essaie de le bouger.
Louis désigna une longue fissure dans le dos de la carapace du Klikiss.
— Il semble avoir été écrasé. Un coup par-derrière… ou peut-être qu’un morceau de plafond lui est tombé dessus.
— Dans ce cas, où sont les débris ?
Margaret recula, afin de ne laisser échapper aucun détail. Les robots noirs et massifs offraient une ressemblance superficielle avec le Klikiss, tout comme la silhouette grossièrement humanoïde de DD pouvait évoquer les contours délicats des humains.
Imprudent comme toujours, Louis brossa doucement un membre antérieur du bout du doigt – et une portion de l’armure gris-brun s’écroula en poussière.
— Eh bien, je suppose que cela va nous empêcher de faire une autopsie, très chère, dit-il. Nous ferions mieux de photographier ce spécimen par tous les moyens possibles.
Margaret opina.
— On pourra analyser les résidus biologiques. Une analyse chimique, pour commencer. Il pourrait même y avoir des cellules intactes.
L’exaltation faisait battre son cœur. À cet instant, tout semblait possible.
Arcas se leva et regarda autour de lui.
— Quel est ce bruit ?
Margaret perçut un mouvement dans le tunnel extérieur : des pas lourds et réguliers. Elle eut brusquement la conscience aiguë de leur isolement, au cœur de la ville fantôme. Ils n’avaient pas d’armes, aucun moyen de se défendre.
Après tout ce temps, quelque chose avait-il pu survivre ?
Les déserts de Rheindic Co n’abritaient que quelques lézards et arachnides de petite taille. Il n’y avait aucune trace de grands prédateurs. Dehors, la tempête était passée, permettant de mieux percevoir les pas pesants qui approchaient. La gorge de Margaret s’assécha. Dans un accès de bravoure, Louis s’approcha d’elle.
Courageusement, DD traversa la pièce, la torche brandie. Puis, il annonça d’une voix ravie :
— C’est seulement Sirix – en fait, ils sont de retour tous les trois !
Les lourdes machines surgirent dans la lumière, passant l’une après l’autre par l’ouverture rocheuse. Margaret écarquilla les yeux, car elle avait vu les trois robots emportés par la crue subite. Une couche de boue argileuse recouvrait leur exosquelette. L’un des capteurs optiques d’Ilkot avait été fracassé et ne renvoyait plus qu’une lueur d’un grenat terne. Leur carapace était sale et cabossée, mais intacte.
— Nous sommes… saufs, dit Sirix.
Le trio s’immobilisa dans la pièce, observant et scannant alentour, comme s’ils enregistraient tout ce qu’ils voyaient.
— Eh bien, votre indestructibilité m’impressionne, dit Louis gaiement. Venez, regardez ce qu’on a trouvé. Un cadavre momifié de Klikiss, le premier que nous ayons jamais vu !
Il était tout excité, comme un écolier sur le point de passer une interrogation. Margaret, encore mal à l’aise, regarda les immenses robots insectoïdes. Elle se rappelait la difficulté avec laquelle ses compagnons et elle avaient escaladé la falaise – malgré l’aide apportée par les cordes et les pitons automatiques de DD. Et ce, avant l’éboulement.
— Comment êtes-vous montés jusqu’ici, Sirix ? Je croyais que vous étiez incapables de grimper jusqu’ici ?
— Nous nous sommes débrouillés, répondit Sirix.
Puis, les robots pivotèrent pour étudier le corps du Klikiss qui était presque tombé en poussière sur le sol, entre les étranges machineries. Les deux autres robots contemplaient la fenêtre de pierre trapézoïdale, comme s’ils cherchaient à y découvrir leurs circuits mémoriels effacés.