71

NIRA

Nira reçut l’invitation à son appartement. Il s’agissait d’une carte miroir, dont le texte gravé sollicitait sa présence auprès du Premier Attitré dans l’après-midi, afin d’assister à une joute ildirane. Le messager, d’allure irréprochable et faisant manifestement partie de l’élite, paraissait cependant bien moins impressionnant et attirant que Jora’h.

Il observa Nira lire les caractères gravés ; celle-ci comprenait parfaitement l’écriture, qu’elle avait assimilée grâce aux bases de données de la forêt-monde.

— On m’a ordonné d’attendre votre réponse, dit-il. Jora’h le Premier Attitré attend avec impatience que vous le rejoigniez.

L’événement avait l’air captivant, mais Nira se réjouissait surtout de l’occasion de passer du temps auprès du si séduisant Premier Attitré.

— Laissez-moi consulter l’ambassadrice Otema.

Le messager descendit à sa suite le couloir menant à l’appartement d’Otema, où la vieille femme se trouvait en compagnie de ses surgeons.

Otema avait étalé les textes que lui avait donnés le remémorant Vao’sh. Elle lisait des versets et des strophes à haute voix, récitant des contes lyriques extraits des mythes et légendes ildirans de La Saga. La vénérable prêtresse regarda Nira d’un air distant et rêveur.

— Ces épisodes épiques sont remplis de péripéties insolites et d’histoires grandioses. Tout est complètement nouveau pour les arbremondes. (Les yeux brillants, elle posa la main sur les piles de documents devant elle.) Il faudrait des dizaines d’années à une seule personne pour effleurer toute cette matière, et davantage encore pour les lire.

Nira trouvait déjà les légendes ildiranes sur l’héroïsme, la bravoure et le destin, aussi passionnantes que l’épopée de Malory sur le roi Arthur.

— C’est la raison pour laquelle je suis venue vous assister, Ambassadrice, dit-elle. Cependant, il nous est impossible d’accomplir l’intégralité de cette tâche, au cours de nos deux vies réunies.

— Je sais, je sais.

La vieillarde fronça les sourcils d’un air désolé, froissant les tatouages de son visage ridé.

Le messager attendait derrière la porte transparente d’Otema. Son visage placide laissait cependant poindre une impatience visible. Nira aperçut une plaque d’invitation gravée identique à la sienne, qu’Otema semblait avoir rejetée. L’accablement l’étreignit.

— Ambassadrice, je vois que vous avez aussi reçu une invitation, dit-elle en exhibant la sienne, et la lumière joua sur sa surface réfléchissante. Allons-nous assister à la joute ildirane, à la demande du Premier Attitré Jora’h ?

— Oh, je ne crois pas, Nira. Il y a trop de travail, trop de textes à lire. Mon esprit va éclater sous la masse d’informations qu’il nous reste à partager avec les arbremondes. (Elle remarqua soudain l’expression déconfite de son assistante, et sourit.) Bien sûr, tu es libre d’y aller si le cœur t’en dit. Tu représenteras Theroc à ma place. En outre, ajouta-t-elle d’une voix bourrue, voyant la joie revenir sur le visage de Nira, je suis certaine que le Premier Attitré préfère ta compagnie à la mienne. Son invitation relevait de la simple politesse.

— Ce n’est pas vrai, Ambassadrice ! lança Nira.

Mais elle sut ne pas protester davantage.

 

 

À l’intérieur du pavillon de joute surmonté d’une coupole, Nira siégeait aux côtés de Jora’h, dans sa loge personnelle. Ses yeux topaze étincelants, le Premier Attitré se pencha vers elle et lui sourit. Nira se sentit fondre.

— Je suis triste que votre compagne Otema n’ait pu se joindre à nous, dit-il.

Nira rit sans pouvoir s’arrêter.

— Oh que non, vous ne l’êtes pas !

Sa repartie déconcerta Jora’h. Puis il se mit à rire à son tour.

— Peut-être mes sentiments sont-ils trop manifestes. Vous avez raison. J’aurais reçu l’ambassadrice avec joie, mais je préfère néanmoins passer l’après-midi avec vous seule.

Nira désigna la foule entourant l’arène brillamment éclairée.

— Avec moi… et cinq mille Ildirans ?

Les spectateurs étaient assis dans des sections déterminées mais tous kiths mélangés, de sorte que lorsque Nira les balaya du regard, elle vit un patchwork de visages et d’anatomies différents.

— Mais vous êtes la seule que je vois, Nira. Ah, le spectacle va commencer.

Une fanfare venait de retentir, et la foule se mettait à crier. Jora’h effleura le poignet de la jeune fille, puis reposa chastement les mains sur ses genoux.

La joute ildirane était un sport rituel important, auquel on s’adonnait dans des amphithéâtres couverts. Des miroirs alternant avec des baies vitrées éclairaient un terrain de compétition sablonneux. Des guerriers revêtus d’armures rutilantes sortirent de passages sombres. Ils enfourchaient des bêtes reptiliennes à six pattes, qui semblaient tout en muscles, en écailles et en piquants. Elles rappelèrent à Nira des dragons de Komodo, avec leur gueule d’où pendaient des fanons, et les bosses déformant leurs pattes tordues.

Le groupe de jouteurs s’avança avec lenteur, leurs montures laissant de larges empreintes dans la poussière meuble du champ de bataille. Les reptiles sifflèrent, puis leur langue fourchue fouetta l’air. Leurs cavaliers les maintinrent à l’écart les unes des autres, afin de prévenir toute blessure… du moins jusqu’au commencement officiel de la joute.

Les chevaliers ildirans portaient des lances laser pulsantes : de longues hampes incrustées de projecteurs laser à rubis et de sources d’énergie connectées à des batteries situées derrière la selle des montures reptiliennes.

— Ces lances seront-elles utilisées pour le combat ? chuchota Nira. Vont-ils essayer de se transpercer, eux ou leurs montures ?

La chevelure dorée de Jora’h ondula autour de sa tête.

— Les lances de cristal peuvent s’avérer des armes redoutables, mais les chevaliers ildirans sont trop sophistiqués pour les utiliser d’une façon aussi grossière.

Il se leva et, sur un signal, des faisceaux lumineux convergèrent sur lui en un rayonnement arc-en-ciel qui accapara l’attention du public. Lorsque Jora’h tendit les mains, la foule fit soudainement silence.

Sa voix amplifiée tonna, bien que Nira n’ait aperçu ni microphone, ni haut-parleur.

— Guerriers ! Aujourd’hui, faites bonne impression ! Combattants… Activez vos lances.

Les lances de cristal chatoyèrent d’une lueur irradiant de l’intérieur, comme si un minuscule noyau d’étoile s’était allumé dans la poignée.

— Que la joute commence ! cria Jora’h.

Les lumières s’écartèrent du Premier Attitré pour aller illuminer le terrain de combat, où les énormes reptiles avaient commencé à décrire des cercles. Les trois jouteurs levèrent leur bouclier en signe de salut. Nira remarqua que ceux-ci, bien que de taille identique, possédaient des formes et des motifs différents, créés à partir de pièces réfléchissantes, de dessins et d’ouvertures transparentes.

Les chevaliers brandirent leur lance de cristal, et chacun d’eux tira une salve de lumière dans les miroirs obliques, au plafond de l’amphithéâtre. La longue hampe était en fait le collimateur d’un projecteur de rayon cohérent. Ceux-ci, en se réfléchissant, formèrent une toile de lumière visible dans la brume évanescente sous le dôme.

— Selon le règlement, le bouclier des chevaliers doit être à demi argenté, expliqua Jora’h : moitié réfléchissant, moitié transparent. Cependant, aucune obligation n’est donnée concernant cette répartition. Nos meilleurs jouteurs pensent que la stratégie idéale dépend beaucoup de la disposition des miroirs sur la surface extérieure.

Nira ne comprenait pas complètement, mais elle se pencha en avant.

— Alors, s’ils n’orientent pas convenablement leur bouclier, les rayons laser peuvent passer au travers ?

— En effet, fit Jora’h, les yeux tournés vers le tournoi. Cela peut être fatal.

Les jouteurs augmentèrent le train de leur monture, puis tirèrent leurs lasers mortels sur leurs adversaires. Un chevalier décocha un rayon qui se réfléchit sur le bouclier d’un deuxième, ricocha sur un miroir du plafond et brûla légèrement le destrier du troisième jouteur. Poussant un cri perçant, le reptile le chargea, mais le premier jouteur battit en retraite dans un tonnerre d’applaudissements.

Jora’h dit :

— On estime qu’abattre son adversaire avec le tir réfléchi de sa propre lance est un signe de très grand talent.

La foule avait jeté son dévolu sur l’un des trois jouteurs. À chacun de ses mouvements, des applaudissements et des cris résonnaient de plus en plus fort. Nira observa l’attitude guindée du chevalier, les ornements miroitants fantaisistes qui ouvrageaient son bouclier.

— Qui est-ce ?

Jora’h sourit.

— Cir’gh est l’un de nos plus grands champions. Il a gagné des centaines de matchs. Il sent, et pense, comme sa monture. Il sait avec précision comment chaque rayon se réfléchit… Un instinct parfait.

Cir’gh lâcha une bordée de rayons laser qui rebondirent au plafond, frappèrent un adversaire, se réfléchirent sur son armure, et éraflèrent le second jouteur dans la foulée.

— Il est également aveugle d’un œil. (Jora’h sourit devant la surprise affichée par Nira.) Un reflet de laser a frappé sa cornée. Bien que cela ait voilé sa vue, Cir’gh affirme que sa vision globale en a été améliorée.

Les jouteurs faisaient feu sans retenue. Ils donnaient des coups de lance et se tailladaient avec leurs miroirs, faisaient tourner leur bouclier afin d’empêcher les lasers de traverser leurs pans transparents. Des rafales de rayons s’entrecroisaient dans l’air embué. Nira s’étonna qu’aucun spectateur ne soit victime de tirs perdus.

— Vous trouverez des récits de joutes lorsque vous lirez La Saga des Sept Soleils. Je ne suis pas un remémorant, mais laissez-moi vous en raconter un.

— Le Premier Attitré de l’Empire ildiran doit pouvoir raconter une histoire aussi bien que n’importe qui, n’est-ce pas ? fit Nira en riant.

— Cela parle d’un ancien Premier Attitré, de sorte que je connais aussi bien son intérêt politique que dramatique. (Il la regarda d’un air interrogatif.) Vous savez qu’avant de devenir Mage Imperator, un Premier Attitré se doit d’engendrer une nombreuse descendance ? Ces enfants deviennent ensuite les Attitrés des colonies, ainsi que les chefs des différents kiths. Il y a longtemps cependant, l’aîné des fils d’un Mage Imperator se montra incapable d’engendrer des enfants. Un Premier Attitré ayant beaucoup de maîtresses, la stérilité devient donc très vite évidente.

— C’est terrible, dit Nira.

La chevelure d’or de Jora’h battit autour de son visage.

— Si un Premier Attitré est incapable d’assurer sa succession, c’est la gouvernance tout entière qui est remise en question. Plutôt que de laisser les autres Attitrés intriguer et se disputer pour savoir qui serait l’héritier de substitution, le Premier Attitré stérile ordonna un tournoi de joute ildirane. Tous les fils du Mage Imperator pouvaient concourir, afin de faire valoir celui qui serait le plus à même de devenir le chef de l’Empire ildiran.

Nira se demanda si Jora’h plaisantait ou non.

— Vous avez utilisé un… un jeu pour trancher une affaire dynastique ?

Les yeux cendrés de Jora’h émirent une lueur dans la lumière.

— La joute ildirane n’est pas qu’un sport, Nira. Elle requiert des aptitudes d’athlète, mais aussi une intelligence rapide et un sens de la stratégie ; il faut apprendre à coopérer avec l’ennemi contre un troisième adversaire.

Dans l’arène, Cir’gh marqua un nouveau point remarquable. Il brûla un destrier reptilien à tel point que son cavalier abaissa sa lance de cristal et leva son bouclier incrusté de miroirs en signe de capitulation, se retirant ainsi de la compétition. Le chevalier défait retourna au bord de l’arène, afin que les deux jouteurs restants puissent combattre pour le championnat.

Jora’h continua :

— L’Attitré stérile voulait faire de son tournoi un événement majeur, un spectacle fastueux dont on se souviendrait durant des siècles. Hélas, cela tourna à la tragédie.

Nira écoutait à présent, ne regardant que d’un œil distrait la bataille qui se déroulait en contrebas.

— Pourquoi ? Que s’est-il passé ?

— Le frère préféré de l’Attitré stérile concourait, lorsqu’un des boucliers-miroirs se fendit ; les fragments éparpillèrent les rayons et en renvoyèrent certains dans le public. Cela le tua, ainsi que son adversaire, et trois spectateurs.

— Quelle horreur, dit Nira.

— Le successeur de l’Attitré, qui fut finalement choisi, gouverna quatre-vingt-dix ans dans la suspicion générale. L’Attitré stérile, qui aurait dû devenir Mage Imperator, occupa un poste de conseiller du Palais des Prismes jusqu’à la fin de ses jours. Il choisit de ne jamais se faire castrer, comme il en avait le droit.

En dessous, Cir’gh le borgne remporta enfin la victoire sur son adversaire. Celui-ci leva son bouclier, s’avouant vaincu. La foule rugit. Jora’h se leva pour applaudir, tandis que la lumière des projecteurs redoublait dans l’arène, éblouissant Nira.

— Votre peuple possède une histoire étrange mais irrésistiblement belle, Jora’h, dit-elle.

En entendant cela, le visage de Jora’h sembla irradier.

— J’espère que vous continuerez à le penser, Nira, à mesure que vous en apprendrez plus à notre sujet.

L'Empire caché
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