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LE GÉNÉRAL KURT
LANYAN
Le premier exemplaire des Mastodontes améliorés stationnait dans l’un des docks spatiaux des Forces Terriennes de Défense. Il étincelait, entouré d’éclairages de contrôle et de capteurs. Le vaisseau géant flottait dans le chantier de construction, attendant d’être officiellement lancé.
Les ingénieurs étaient très fiers de sa conception et de sa construction. Douze vaisseaux identiques seraient bientôt achevés : les pierres angulaires d’une flotte renouvelée, prête à combattre les extraterrestres d’outremonde.
Le général Kurt Lanyan et l’officier de liaison du Premier quadrant, l’amiral Stromo – qui serait le capitaine du vaisseau pour son voyage inaugural – arrivaient pour la grande cérémonie de lancement. Une garde d’honneur de vingt Rémoras parés au combat, et une poignée de journalistes sélectionnés, les entouraient.
Pour sa part, Lanyan pensait que tout ce spectacle nuisait à l’efficacité des opérations militaires, mais le Président Wenceslas n’était pas d’accord.
— Ce genre de chose ne prend que peu de temps, mais engendre une grande ferveur populaire, Général. C’est un investissement à long terme pour votre potentiel militaire. Si nous nous attirons les faveurs du public aujourd’hui, nous n’aurons pas de problème, plus tard, pour défendre nos actions – quelles qu’elles soient.
Ainsi, le roi Frederick en personne s’était rendu dans les astéroïdes des chantiers spationavals, où il devait baptiser et lancer le premier Mastodonte, le Goliath.
En dépit de son nom synonyme de férocité et de puissance, le général Lanyan n’était pas certain que ce baptême soit de bon augure. Après tout, le géant biblique duquel il tirait son nom avait été vaincu par un David infiniment plus modeste.
Encerclé par un troupeau de courtisans, de conseillers, de politiciens de cour et de gardes royaux en uniforme richement décoré, le roi apponta sur le Goliath.
— Absolument merveilleux, dit-il.
Flottant dans ses vêtements de cérémonie, Frederick glissa le long des corridors de métal rutilant en direction de la passerelle. Les voyants de contrôle et les écrans tactiques donnaient un éclairage impressionnant.
Lanyan s’était assuré que l’équipage avait travaillé deux fois plus pour astiquer chaque paroi et chaque panneau, afin qu’il ne subsiste pas un grain de poussière sur les hublots. Vaine mise en scène, alors que le temps et la main-d’œuvre auraient été mieux employés à répéter des manœuvres militaires, ou à s’exercer au tir avec les jazers modifiés et les canons de bastingage.
Le roi Frederick opina d’un sourire.
— Sincèrement, Général, voilà un bâtiment de guerre remarquable.
Les journalistes l’accompagnaient, filmant les détails les plus impressionnants du Goliath pour les téléspectateurs.
Au cours de ces derniers mois, la flotte s’était étendue, incorporant une douzaine de nouveaux Mastodontes, dotés chacun d’une puissance de feu augmentée : quatre-vingt-dix croiseurs Mantas de moyen tonnage, deux cent trente-quatre plates-formes d’armement Lance-foudre, sans compter les milliers de Rémoras d’attaque rapides – tous construits dans les chantiers spationavals et envoyés en escadrons dans les dix quadrants tactiques. Ils se tenaient prêts pour un déploiement à grande échelle, dès que les belliqueux extraterrestres se montreraient.
Nul ne doutait qu’ils frapperaient de nouveau.
En plus des nouveaux appareils, Lanyan avait supervisé le réarmement d’un millier de vaisseaux civils et les avait mis sous commandement des FTD : des vaisseaux de poste, de ravitaillement et de reconnaissance. En tant qu’officier supérieur de l’armée spatiale renouvelée, Lanyan faisait son travail, et le faisait bien.
Sur la passerelle du Goliath, l’amiral Stromo se pencha sur une console, et activa les batteries de jazers. Il expliqua avec soin leur fonctionnement au roi, sans parvenir à cacher son exaltation. Celui-ci parut fasciné.
— Notre flotte est de loin supérieure aux reliques de la Marine Solaire ildirane. En fait, nos vaisseaux sont plus puissants que n’importe quelle flotte jamais construite.
— Assurément, Amiral, dit le roi Frederick. Nous n’avons pas provoqué les hostilités, mais j’ai le ferme espoir que ce conflit s’achève aussi rapidement et loyalement que possible. Peut-être qu’à présent, les extraterrestres inconnus parlementeront avec nous.
— C’est ce que nous désirons tous, Sire, répondit le général Lanyan avec un sourire pincé.
Hélas, ajouta-t-il en son for intérieur, personne n’avait la moindre idée de la manière de procéder. Les Forces Terriennes n’étaient déjà pas en mesure de dénicher les extraterrestres des abysses gazeux. De nombreuses sondes et stations d’écopage avaient arpenté la surface nuageuse des planètes géantes, mais avait-on jamais pu explorer leurs profondeurs furieuses ?
Combattre cet ennemi de nulle part, frapper des orbes de guerre à coque de diamant, ou les poursuivre dans des atmosphères à haute pression, ne s’apparentait à rien de ce que le général s’était préparé à combattre en simulation. Ses tactiques n’étaient destinées qu’à combattre l’Empire ildiran ou à mater une rébellion des colonies hanséatiques. Les extraterrestres des géantes gazeuses, en revanche, étaient d’une nature radicalement différente.
Ce ne serait jamais une guerre basée sur l’infanterie. On ne gagnerait pas en s’emparant d’un territoire puis en l’occupant, même par le biais de négociations. Si l’ennemi vivait réellement au cœur de planètes géantes, où la pression était capable de transformer l’hydrogène en métal, quels territoires, quelles ressources les deux camps pouvaient-ils bien avoir en commun ? Que pouvaient bien vouloir ces extraterrestres ?
Lanyan savait au fond de lui-même que ce serait une guerre d’extermination, où l’on emploierait des vaisseaux invulnérables, des armes de destruction massive – peut-être même des bombes apocalyptiques. Les soldats seraient inutiles, l’infanterie et les armes de poing tout à fait inefficaces. À la place, la flotte des FTD avait besoin de navigateurs et de pilotes entraînés, ainsi que d’artilleurs adaptés à l’armement lourd.
Sur la passerelle du Goliath, le roi Frederick ordonna d’abréger la présentation. Basil Wenceslas lui avait probablement donné l’ordre de limiter sa visite à une heure. L’équipage du Mastodonte avait d’autres devoirs.
— Messieurs, déclara Frederick, nous sommes ravi, et impressionné. Je trouve le Goliath entièrement satisfaisant, et le déclare prêt à partir. Il sera le porte-drapeau de nos nouvelles et terrifiantes Forces de Défense. (Son sourire redonna à son visage ridé un peu du rayonnement de sa jeunesse.) J’espère qu’un jour, vous me ferez l’honneur de faire avec moi un tour du système solaire ?
— Nous arrangerons cela, Sire, dit Lanyan – puis il se rappela le mémo que Basil lui avait remis, au sujet des relations publiques. J’aimerais profiter de cette occasion pour exprimer ma gratitude envers chacun des citoyens de la Ligue Hanséatique terrienne. Leur soutien, leurs sacrifices et leur foi sans faille assureront une victoire complète et décisive. Nous, les humains, sommes une race forte. Nous crachons à la face de l’adversité, et à la fin, nous triomphons toujours !
Le roi Frederick sourit.
— Bien parlé, Général. Je vais édicter une ordonnance royale avec toute la célérité requise, afin de lancer notre flotte. De lâches extraterrestres nous ont frappés sans mise en garde. Dès que nous les aurons vaincus, tout reviendra à la normale, et nous retrouverons le mode de vie prospère des colonies de la Hanse.
L’escorte du roi applaudit, tandis que les journalistes buvaient ses paroles, pour les retransmettre au public. Le cœur du général Lanyan se gonfla d’une foi enthousiaste. Son esprit, en revanche, savait que la réalité s’annonçait autrement plus difficile. Son regard croisa celui de Stromo, à travers la passerelle du Goliath. Les deux hommes partageaient les mêmes réserves.
La nouvelle flotte militaire était de loin supérieure à tout ce que Lanyan avait jamais commandé. Les vaisseaux étaient plus nombreux, leurs armes plus destructrices. Mais ils ne savaient presque rien des capacités ni des motivations de l’ennemi.
Lanyan eut l’impression sinistre que ces acclamations et cérémonies n’avaient pas plus de valeur que siffloter en marchant sur une tombe.