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BASIL WENCESLAS
En tant que Président, Basil Wenceslas ne disposait jamais d’un instant de paix.
Étant donné l’importance et la complexité de la Ligue Hanséatique terrienne, il avait droit à la litanie ininterrompue des crises et des imprévus. Il devait prendre des décisions, atténuer les désastres. En cas de succès, le roi Frederick recevait toute la gloire, les acclamations et les accolades ; mais c’étaient des fonctionnaires sans nom ni visage qui étaient tenus responsables des échecs. Dans les deux cas, Basil restait à l’abri, dans les coulisses.
L’accroissement massif de l’armée, consécutif aux attaques extraterrestres inexplicables et dévastatrices, préoccupait Basil depuis des mois, le détournant de devoirs moins pressants. Ce n’était qu’aujourd’hui qu’il contrôlait les progrès du prince Peter. Il devait s’assurer que les objectifs étaient atteints.
Assis au fond d’un fauteuil confortable, dans un bureau privé situé sous le Palais des Murmures, Basil sirotait un café à la cardamome dans une délicate tasse de Chine. Il observait par l’intermédiaire de caméras de surveillance les séances d’instruction du jeune Raymond Aguerra. Dans une chambre d’étude aveugle, dotée de chaises, de banquettes, d’écrans et de tables pour écrire, OX, le comper Précepteur, débitait sa leçon, face à un prince manifestement agité et qui s’ennuyait.
— Lorsque les Ildirans ramenèrent les officiers du Peary et moi-même sur Terre, la réception publique et les festivités furent mémorables, racontait OX. Après cent quarante-cinq ans, les Terriens croyaient les vaisseaux-générations disparus pour toujours. Mais quand la Marine Solaire arriva sur Terre – la première civilisation extraterrestre que les humains rencontraient –, le public ne sut comment réagir.
Le vieux comper marchait de long en large, tandis qu’il parcourait ses fichiers historiques. La nostalgie imprégnait sa voix.
— Les officiers ildirans, vêtus de magnifiques uniformes, striaient les cieux à bord de leurs vedettes. Les applaudissements étaient assourdissants ! En tant que comper et doyen du Peary, j’observai et enregistrai chaque instant du premier contact. J’étais capable de faire revivre aux humains mes expériences et je téléchargeais mes fichiers vers mes congénères afin qu’ils puissent répandre la nouvelle.
» La Ligue Hanséatique terrienne me promut immédiatement au plus haut niveau de responsabilité. Le roi Ben était alors sur le trône, mais il mourut peu après. J’instruisis le jeune prince George, exactement comme vous. La Hanse m’offrit des appartements privés, un bureau si l’on peut dire, ce qui ne s’était jamais vu pour un comper…
OX se répétait, ce lui arrivait parfois lorsqu’il dévidait ses souvenirs. Raymond tapota sur son bureau digital en soupirant bruyamment.
— OX, si ta base de données personnelle est si encombrée de nostalgie, pourquoi n’effaces-tu pas simplement quelques-uns de tes anciens souvenirs, pour faire de la place ?
Pris par surprise, le Précepteur retomba brièvement dans un silence troublé.
— Parce qu’il s’agit de l’Histoire en train de s’écrire ! Je dois conserver toute ma mémoire, prince Peter, car j’enseigne en utilisant ce que j’ai vécu et réalisé, afin de vous instruire par l’exemple.
— Si tu veux m’instruire par l’exemple, fit Raymond, exaspéré, pourquoi est-ce que toi ou le Président Wenceslas, vous ne me laissez pas rencontrer le roi Frederick ? Je suis censé prendre sa place un de ces jours, non ?
Face aux écrans de surveillance, Basil pinça les lèvres.
Je n’organiserai pas cette rencontre avant un bon moment, prince. Pas avant qu’il puisse la préparer à son gré, afin de s’assurer que tout le monde y trouve son compte.
Pendant ce temps, une équipe de biographes officiels sous les ordres de Basil fabriquaient une « histoire » illustrée de la vie du prince, à l’aide des meilleurs modificateurs d’image existants : une bénédiction du Pèrarque de l’Unisson, de nombreux clichés de Peter en compagnie de son père Frederick, des souvenirs affectueux de sa mère morte longtemps auparavant, et qui lui manquait si cruellement. L’un dans l’autre, cela ferait une belle présentation. Tout l’attirail d’une éducation royale.
Interrompant l’examen des activités du prince, l’activateur Pellidor entra dans l’alcôve. Le Président retint un soupir. Chaque instant de tranquillité, même le plus bref, était un précieux répit. Un importun ne tardait jamais à surgir.
L’activateur apportait des papiers, ainsi qu’un rapport numérique. Si Pellidor ne paraissait pas particulièrement ravi, il montrait du moins quelque satisfaction. Il patienta jusqu’à ce que Basil lui fasse signe. Puis il parla à voix volontairement basse, tout en jetant un coup d’œil à l’écran de surveillance, bien que le prince ne puisse entendre quoi que ce soit depuis la salle d’instruction insonorisée.
— Monsieur le Président, tous les détails concernant la famille du jeune homme ont été réglés.
Il tendit les rapports. Basil les posa sur une table basse. Il croyait Pellidor sur parole, car ce dernier ne lui avait jamais fait défaut jusqu’à présent.
— Y compris Esteban Aguerra ? A-t-il été difficile à retrouver ?
Le père de Raymond avait changé de nom en se convertissant à l’Islam, après s’être installé dans une nouvelle colonie.
Pellidor secoua la tête.
— Mes hommes reviennent juste de Ramah. Une planète assez paisible, à ce qu’on dit. Ils n’ont pas signalé de problème particulier.
Basil sirota une nouvelle gorgée de café, savourant l’âpreté de la cardamome.
— Bien.
Sur l’écran, Peter débattait avec le Précepteur. Les sourcils froncés, Basil fit signe à Pellidor de se taire, tout en augmentant le son afin d’écouter la conversation. Avec tout ce qu’il y avait en jeu, il avait l’intention de surveiller ce prince de très près, afin de s’assurer que son manque de discipline n’aille pas trop loin. Peter représentait leur meilleur espoir de former un jour un successeur instruit et malléable.
Raymond Aguerra s’était rapidement fait à sa nouvelle vie le Palais des Murmures. Bien qu’il continue de pleurer la perte de sa mère et de ses frères, il lui semblait qu’un miracle l’avait touché. Mais, à l’instar d’un adolescent subitement trop gâté, il avait commencé ces derniers temps à manifester des signes d’insubordination, comme si une partie enfouie de lui réalisait déjà ce qui l’attendait.
Gardant les rapports et la documentation à la main, Basil renvoya Pellidor et retourna aux écrans d’observation. OX avait affiché un texte sur le bureau digital de Raymond, et projetait au mur un fac-similé du document.
— Ceci, prince Peter, est la charte de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous devez vous familiariser avec chacun de ses amendements et de ses clauses.
— J’ai déjà étudié ça à l’école, maugréa Raymond avec indifférence.
— Oui, mais vous devez le connaître intimement, en comprendre les termes et les idées pour que votre esprit s’en imprègne. Ce texte constitue la base sur laquelle vous régnerez en tant que roi.
Fronçant les sourcils, Raymond regarda les mots sur l’écran.
— On va me faire passer un examen ?
— Non, mais vous aurez besoin de citations qui s’y rapportent, de temps à autre.
Le jeune homme se leva et marcha avec impatience dans la classe, mais il ne trouva rien pour distraire son attention.
— Tu as dit que je ne sortirais jamais en public sans discours qu’on aura écrits au préalable pour moi.
— Exact, admit OX. Tous vos commentaires publics auront été rédigés avec attention.
— Alors, vous pouvez « rédiger avec attention » toutes les citations que vous voudrez. (D’un geste brusque, il éteignit son écran.) Je veux faire autre chose.
Face à ce comportement, Basil se renfrogna, frustré. Puis il se résigna. Il se rappelait le revers subi avec le candidat précédent, le prince Adam. Cinq ans plus tôt, le garçon avait paru parfait, réussissant toutes les épreuves haut la main. Le conseil exécutif de la Hanse l’avait choisi à l’unanimité. Mais bientôt, ce jeune ingrat avait mal tourné, au point de menacer de démasquer Basil et les manigances de la Ligue – comme si cela intéressait quelqu’un ! Quel idiot il avait été.
Basil avait donc réuni un conseil d’urgence, et les membres de la Hanse avaient conclu, à regret, que le prince Adam ne pouvait être récupéré : son entêtement risquait d’occasionner des problèmes à n’importe quel moment. On ne pouvait le permettre. Ainsi, Basil l’avait fait disparaître en silence. Le prince Adam n’avait jamais fait une seule apparition publique, ni été mentionné dans aucune publication de presse.
Il n’avait jamais existé.
Aujourd’hui, alors qu’il observait les tentatives infructueuses d’OX pour faire participer son élève, le doute rongeait Basil. Si le « prince Peter » ne convenait pas, la Hanse n’aurait plus le temps de tout recommencer à zéro.
Il finit son café et se persuada de ne pas trop s’inquiéter, même lorsqu’il vit Raymond Aguerra tenter de quitter la salle. La mauvaise humeur pouvait être contrôlée et manipulée. C’était déjà arrivé, et Basil aurait dû s’y attendre.
— Je dois cesser de vouloir changer la nature humaine, se dit-il à haute voix.
Les apprentis princes croyaient toujours pouvoir résister, et devenir leurs propres maîtres… mais ils ne réussissaient jamais.