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MARGARET COLICOS
Lorsqu’il fut revenu en hâte au campement, enthousiasmé par sa découverte, le prêtre Vert Arcas se montra très insistant.
Margaret ne souhaitait pas passer sa journée loin de la principale cité klikiss, qu’elle et Louis avaient d’ores et déjà cartographiée et passée en revue. Travaillant ensemble mais soucieux de leurs projets respectifs, ils commençaient à progresser dans le déchiffrage de l’architecture et des rouages internes de la métropole déserte. Margaret n’avait pas l’intention d’être distraite de sa tâche.
Louis, cependant, suggéra qu’il serait peut-être utile de modifier leur routine, ne serait-ce qu’une journée.
— Ce ne sera pas exactement une interruption, dit-il, son visage tanné arborant un sourire mutin. Un archéologue doit savoir sauter sur les occasions, et Arcas pense vraiment avoir découvert quelque chose d’important. Écoutons-le.
Sceptique, Margaret regarda le prêtre Vert qui rongeait manifestement son frein.
— Je suis allé collecter des fossiles dans un canyon écarté, dont les parois s’effritent. Tout en haut se trouve un surplomb pentu. Dans le renfoncement en dessous, je suis sûr d’avoir distingué des constructions klikiss… en grand nombre. Il pourrait s’agir d’une cité entière, close et sauvegardée depuis des siècles.
Ou ça pourrait juste être ton imagination, pensa Margaret. Elle soupira et mit la main sur son paquetage.
— Oui, les archéologues doivent savoir sauter sur n’importe quelle occasion. Après tout, c’est exactement comme ça que je me suis mariée avec toi, l’ancien.
Louis gloussa et la serra dans ses bras. Elle tapota son dos décharné, et ils rassemblèrent leur équipement pour une expédition d’une demi-journée dans la chaleur du désert.
Alors qu’ils progressaient péniblement au fond de défilés tortueux de roche sédimentaire creusée jadis par des fleuves, Margaret fut surprise de voir les trois robots klikiss quitter la large saillie rocheuse où ils prenaient le soleil.
— Nous vous accompagnons, annonça Sirix. Toute nouvelle découverte nous intéresse.
— Excellent ! Un de ces jours, nous trouverons quelque chose qui réveillera vos souvenirs, dit Louis en tendant le doigt. Et n’hésitez pas non plus à faire des suggestions. C’est toujours comme ça que l’on progresse.
Sirix bourdonna :
— Très bien. Nous tâcherons de vous fournir… des suggestions.
Arcas les dirigea le long d’un fleuve asséché. Tout comme DD, les gros robots noirs n’avaient aucun mal à progresser à travers le terrain rocailleux. Les ombres des hautes falaises aux rebords effilés se refermèrent sur eux. Les échos métalliques de leurs pas et de leurs voix retentissaient dans les à-pics. De la poussière couleur de rouille striait la roche accidentée, comme si quelque sacrifice sanglant avait eu lieu sur les surplombs.
Ce jour-là, les cieux orangés de Rheindic Co avaient une tessiture étrangement huileuse, comme si des brumes d’altitude brouillaient le soleil. Margaret n’avait pas pris la peine d’étudier la météorologie excentrique de la planète, mais cette couverture vaporeuse lui parut quelque peu bizarre.
Elle observa Arcas avec curiosité tandis qu’il se pressait dans le labyrinthe sinueux, puis déviait vers un petit canyon latéral sur la gauche, et grimpait par-dessus des débris de roc tombés des falaises. Plus loin, les murs de pierre se rétrécissaient.
— Dans cette direction, dit Arcas. Ce n’est pas loin.
Louis désigna l’étroite bande de ciel qui se découpait entre les parois du canyon.
— Je n’aime pas l’aspect que ça prend.
Les traînées de brume blanchâtre avaient coagulé pour former des bancs de nuages compacts, d’un gris duveteux. Des rideaux de grisaille tombaient des nuages, s’évaporaient avant d’atteindre le sol, avant de recommencer.
Margaret jeta un coup d’œil circulaire vers les parois du canyon qui semblaient les refouler.
— Cela ressemble assez à une tempête. Vous ne croyez pas que Rheindic Co est l’une de ces planètes dont les précipitations annuelles ont lieu en un seul après-midi ?
Arcas huma l’air avec inquiétude.
— J’aimerais pouvoir toucher un de mes surgeons, afin d’accéder aux informations de la forêt-monde. J’ignore encore beaucoup de choses des déserts.
» En tout cas, dépêchons-nous, dit-il en regardant alentour. Le contrefort de la falaise dont je vous parlais est juste en face.
Ils accélérèrent le pas, escaladant les rochers jusqu’à une petite gorge. Margaret se demanda comment Arcas avait pu dénicher cet endroit puis retrouver son chemin jusqu’au camp. À présent, elle distinguait une caverne carrée, s’ouvrant en haut de la paroi en voie d’éboulement, là où des portions du surplomb s’étaient effondrées. Des débris gisaient au fond du canyon.
Même d’ici, on pouvait voir qu’il ne s’agissait pas de simples échancrures voûtées, mais que la falaise était creuse. En regardant droit devant, dans la lumière et les ombres de la gorge, elle pouvait en effet discerner quelque chose dans la caverne, des formes anguleuses qui ne ressemblaient pas à des roches naturelles ou à des concrétions.
— Grimpons, dit-elle.
Les strates offraient un chemin d’escalade. DD avait apporté des pitons amovibles et des fixations à l’intention de ses maîtres, mais l’ascension n’en paraissait pas moins difficile. Louis ordonna :
— DD, va devant et montre-nous la voie. Prends garde aux fissures ou aux rochers instables.
Le comper n’eut aucune hésitation.
— Oui, maître Louis.
Il sortit son matériel, survola les instructions d’utilisation des outils, puis grimpa sur la saillie la plus proche. Grâce à l’agilité de ses jambes mécaniques, le petit Amical parvint à trouver un chemin zigzaguant vers le haut.
Louis jeta un coup d’œil aux volumineux robots klikiss, sachant qu’il leur était impossible de faire l’ascension.
— Désolé, Sirix. Vous trois devrez attendre jusqu’à ce qu’on ait érigé des rampes.
— Si on décide d’installer des rampes, rétorqua Margaret. On doit d’abord voir ce qu’il y a là-haut. Ça n’en vaut peut-être pas la peine, l’ancien.
Louis fit un geste au prêtre Vert en souriant.
— Arcas, voudriez-vous être le prochain à monter ? Puisqu’il s’agit de votre découverte, vous devriez avoir l’honneur d’y poser le pied le premier.
Le prêtre Vert parut surpris, puis embarrassé.
— Vous êtes sûr qu’il ne serait pas préférable que vous ou Margaret…
— Arcas, nous n’avons que faire de ce genre de considérations, interrompit Margaret avec un soupçon d’impatience. Allez-y.
Le prêtre Vert s’engagea à la suite de DD, utilisant les prises et les pitons que le comper argenté avait diligemment laissés pour eux.
De grosses gouttelettes d’eau grisâtre se mirent à crépiter sur le versant comme Margaret commençait à grimper, attendant Louis à chaque saillie. Elle savait que ce soir, tous deux auraient mal. Ils se passeraient à tour de rôle du baume sur les articulations ; mais une découverte exceptionnelle les aiderait à surmonter leur souffrance et leur lassitude.
DD avait atteint une saillie située aux trois quarts du chemin. La pluie crépita de plus belle. Après avoir enfoncé un épais piton dans une fissure, il appela :
— Je vais lancer une corde de soutien. Cette dernière section paraît très précaire.
Alors, une vague de pluie dévala le canyon comme le jet d’un tuyau d’incendie, martelant la pierre, emportant la boue et le sable à grande eau en laissant comme des traînées de peinture.
— Accrochez-vous ! lança Louis.
Il poussa Margaret contre la paroi, afin de lui offrir un minimum d’abri. Tous furent trempés en quelques instants, mais la pluie ne fit pas mine de diminuer. Des ruisseaux se déversaient par des crevasses dans le canyon, lessivant les alcalis de la roche. L’air épais, glissant comme du savon, sentait la cendre.
Arcas haussa la voix pour surmonter le grésillement des gouttes, pareil à de la viande sur un gril brûlant.
— J’entends quelque chose… Écoutez ! Ça devient plus fort.
Margaret perçut un fracas, un grondement liquide de plus en plus intense. Se cramponnant aux rugosités de la falaise, elle baissa les yeux vers une langue bouillonnante d’eau brune déferlant dans l’étroit canyon. La crue subite se ruait avec une force irrésistible, charriant de la vase et des rochers. Ces véritables projectiles claquaient contre les parois inférieures, ricochaient et tournoyaient, abrasant les strates rocheuses.
Les humains et DD se trouvaient hors d’atteinte. Les trois robots klikiss coincés au fond du canyon, en revanche, étaient condamnés. Ils ne purent que lever les bras, en une tentative pathétique de défense contre le mur d’eau – avant que celui-ci les balaie avec d’autres débris, les envoyant pêle-mêle à travers l’étroit canyon en prenant de la vitesse. Les machines klikiss culbutèrent, impuissantes et pataudes, puis sombrèrent dans l’eau boueuse. En quelques secondes à peine, elles furent entraînées hors de vue.
Avant que Margaret ait pu avertir Louis qui se cramponnait à côté d’elle, DD activa ses signaux d’alerte et réclama de l’aide. Une partie de la paroi, saturée par le soudain afflux d’eau, se délitait. Des pans de roc se détachèrent à son niveau, arrachant du même coup sa prise. La main métallique de DD parvint à agripper un piton. La falaise continuait à s’ébranler et à gronder tandis qu’elle s’écroulait de partout.
Arcas se blottit à l’abri d’un surplomb, en espérant que le mur du canyon n’allait pas s’effondrer sur lui. D’autres blocs chutèrent, emportés par de petites cascades. Margaret et Louis se tenaient l’un l’autre, dans l’avalanche qui continuait à alimenter la crue violente.
Les robots klikiss avaient totalement disparu.
Les rocs cessèrent enfin de tambouriner, et le ciel vira à l’orange foncé, tandis que les nuages gonflés de pluie se déportaient, pour aller inonder une autre partie du désert.
Trempés et transis, Margaret et Louis quittèrent le maigre abri de la falaise. Arcas avait déjà émergé, les yeux clignant de stupéfaction. Suspendu par une main, DD continuait d’appeler à l’aide à la manière d’un enfant affolé. La poigne du comper s’était verrouillée au piton, l’empêchant de tomber.
Hors d’haleine, Margaret et Louis se hissèrent le long des saillies boueuses, puis utilisèrent la corde pour ramener DD en lieu sûr.
— J’espère que nous pourrons retrouver les trois robots, dit le comper. Pensez-vous que la crue les a détruits ?
Margaret regarda les eaux déchaînées, au fond du canyon.
— Il faudra attendre pour le savoir, DD.
Arcas les rejoignit, maculé de boue et perturbé par leur aventure. Margaret essuya son visage. Louis regarda sa femme et éclata de rire, tandis qu’elle secouait la tête devant sa mine pitoyable.
— Je ne suis pas très admirative de ton allure non plus, l’ancien.
Arcas désigna un endroit au-delà du dernier piton posé par DD. La moitié de la falaise s’était effondrée, révélant des chambres et des grottes qui étaient recouvertes de grès avant le déluge.
Avec une vigueur renouvelée, Margaret saisit la corde de DD afin de poursuivre l’ascension. Le comper proposa de passer en premier.
— Usez de prudence, Margaret, dit-il, mais elle gravit rapidement le rebord et pénétra dans l’ouverture grossière, en dessous du surplomb brisé.
— Louis, arrive donc ici ! appela-t-elle.
Puis elle regarda en direction du prêtre Vert, qui paraissait encore secoué.
— Arcas, rappelez-moi de ne jamais plus douter de vous.
Ils grimpèrent le long du large pan dénudé par la tempête, et pénétrèrent dans la ville fantôme préservée.