LE CERCUEIL IMMERGÉ
Le crâne rasé émergeant d'une cape noire, somptueuse et sinistre, sur la scène d'un théâtre de Topeka, dans le Middle West des États-Unis : l'illusionniste Emile Stavanger va réaliser son numéro vedette qui, depuis quelques semaines, fait courir les foules.
Derrière l'illusionniste, un grand bassin de plexiglas plein d'eau : sorte d'aquarium de deux mètres cinquante de long sur un mètre vingt de haut et quatre-vingt-dix centimètres de large. Devant lui, un cercueil noir en ébène.
— Mesdames et Messieurs, annonce alors Stavanger d'une voix grave et volontairement contenue, le moment est venu de réaliser devant vous ce numéro exceptionnel, réellement unique au monde.
D'un geste, il invite son assistante, bas résille et chapeau claque, à ouvrir le cercueil. Les spectateurs qui le désirent montent alors en file indienne sur la scène par un petit escalier côté cour, pour redescendre côté jardin après avoir inspecté l'intérieur du cercueil. Celui-ci est extrêmement étroit et capitonné. Mais ceux qui passent la main sur ce capitonnage de soie bleue peuvent constater qu'il ne dissimule rien. De même le couvercle, bien qu'épais, ne présente aucune particularité. Alors, l'illusionniste s'adresse à la salle :
— Le jeune Herbert Pass, spectateur qui a accepté publiquement au début de la première partie de notre spectacle de se prêter à cette expérience, est prié de venir nous rejoindre.
Au milieu du public, un jeune homme blond d'une vingtaine d'années se lève pour monter à son tour sur la scène et se prêter avec gaucherie à la mise en scène macabre. Les mains attachées dans le dos, le visage recouvert d'une cagoule, il s'allonge dans le cercueil que l'assistante, en bas résille et chapeau claque, referme prestement.
— Comme vous avez pu le constater, proclame l'illusionniste, ce cercueil ne contient aucun truquage.
À l'aide d'un vilebrequin, il bloque rapidement le couvercle tout en poursuivant son explication :
— Vous avez pu, en début de séance, prendre ses dimensions et constater comme moi que le volume intérieur n'excède pas quatre cents décimètres cubes, ce qui, vu les mensurations du jeune Herbert Pass, ne laisse à celui-ci guère plus de cent cinquante décimètres cubes d'air respirable. Le minimum d'air nécessaire à la survie étant de huit décimètres cubes par minute, et n'importe lequel d'entre vous peut le vérifier : Herbert Pass ne devrait donc survivre dans ce cercueil que quinze minutes environ.
Ayant alors fermé hermétiquement le cercueil, Stavanger se redresse et annonce d'une voix forte :
— Or, nous allons le plonger dans ce bassin et il va y séjourner une heure, c'est-à-dire pendant toute la seconde partie du spectacle.
Puis, pour provoquer les rires et détendre un peu l'atmosphère, il ajoute :
— Évidemment, nous lui rembourserons le prix de sa place !
Là-dessus, avec un palan suspendu dans les cintres, l'illusionniste soulève lentement le cercueil qu'il fait redescendre tout aussi lentement dans l'énorme aquarium sous les regards fascinés des spectateurs.
Une heure plus tard, à la fin du spectacle, l'illusionniste, à l'aide d'un palan, sort le cercueil du bassin, puis entreprend de dévisser le couvercle.
Et le jeune Herbert Pass surgit de la boite macabre, devant le public ébahi. Il a toujours les mains liées derrière le dos et le visage recouvert d'une cagoule. Celle-ci lui étant arrachée, il ouvre lentement des yeux éblouis par la lumière. Hébété, comme s'il sortait d'un profond sommeil il demande :
— Depuis combien de temps suis-je là-dedans ?
— Une heure, comme prévu mon garçon !
Et ainsi, chaque semaine dans les petites villes des États-Unis des années cinquante, où la télévision n'arrive pas encore, la salle croule sous les applaudissements.
Il n'y a, bien sûr, rien de magique dans ce numéro d'illusion, mais le tour est assez remarquable et le procédé ingénieux. Emile Stavanger, au cours de l'année, va effectuer son numéro trente-huit fois. À chaque spectacle, il fait semblant de rechercher dans la salle un volontaire pour l'expérience. En réalité, ce volontaire est choisi à l'avance : il serait difficile de convaincre un spectateur de rester enfermé, d'une façon si pénible, pendant la moitié d'un spectacle pour lequel il a payé.
Le numéro a énormément de succès et le bouche à oreille produisant son effet, plusieurs théâtres font savoir à l'illusionniste qu'ils seraient heureux de lui voir présenter à nouveau l'année suivante un spectacle dont le clou serait encore le « cercueil immergé ».
Or, l'année précédente, dans ces villes, l'illusionniste a lié quelques relations : c'est quelquefois le directeur du théâtre, quelquefois le volontaire qui s'est fait enfermer dans le cercueil, l'hôtelier, un restaurateur, un journaliste, des spectateurs enthousiastes ou quelques jeunes femmes séduites par son crâne rasé, sa cape noire et son regard aux reflets magnétiques.
C'est ainsi qu'un journaliste de la feuille locale de Topeka lui raconte incidemment la mort du jeune Herbert Pass :
— Figurez-vous que son patron l'a découvert dans le grenier du garage où il travaille, il s'était pendu !
— Non ? Pauvre garçon. Qu'est-ce qui lui était arrivé ?
— On n'a jamais su ! Son patron n'a pas compris. Sa fiancée affirme qu'il n'y avait pas de problème entre eux. C'est tout juste si les parents ont remarqué qu'il était devenu un peu neurasthénique.
Quelques semaines plus tard, à Byers, dans les environs de Denver, c'est le directeur du théâtre qui lui signale :
— Au fait, vous vous souvenez de la petite Susanna ? Celle que vous avez enfermée dans le cercueil ?
— Oui, je crois m'en souvenir. Une petite brune ?
— C'est cela. Eh bien, elle est morte !
— De quoi mon Dieu ? Elle avait l'air en parfaite santé.
— Oui, c'est assez étrange. Au cours d'une banale opération. Il a fallu l'endormir et elle ne s'est pas réveillée.
Quelques semaines encore et le bel illusionniste au crâne rasé et au regard magnétique cherche à joindre depuis son hôtel une jeune femme qui, l'année précédente, lui a servi non seulement de volontaire mais aussi de compagne durant la semaine où il a vécu dans cette ville.
— Mademoiselle Holmans ? C'est elle que vous demandez ?
— Oui, de la part d'Emile Stavanger.
Petit silence gêné au bout du fil.
— Vous êtes un parent ?
— Un ami.
— Désolé monsieur, mais on l'a enterrée la semaine dernière.
— De quoi est-elle morte ?
— Ah ça, je ne sais pas, il faudrait demander à ses parents.
Emile Stavanger ne songe pas une seconde à questionner les parents de la jeune femme. Jusqu'à présent, cette triple disparition ne l'a pas encore frappé. Il a donné trente-huit fois son spectacle l'année dernière et, mon Dieu, trois décès sur trente-huit personnes, ce n'est qu'une coïncidence. Pourtant, deux circonstances devraient le frapper. D'abord, s'il a donné trente-huit fois son spectacle l'an passé, par contre c'est seulement la sixième fois qu'il retourne dans une ville où il est déjà passé : le rapport n'est donc pas de trois sur trente-huit, mais de trois sur six. Deuxièmement : pour des raisons de prudence, les volontaires qu'il a recrutés ont toujours été des garçons ou des filles adultes, mais jeunes afin de diminuer les risques d'accidents cardiaques. Or, en mil neuf cent cinquante, à cet âge la proportion de décès est de un sur six cents : nous sommes donc bien loin des statistiques.
L'assistante de l'illusionniste, une femme de trente-six ans, encore très sexy dans ses bas résille et son chapeau claque, fait montre d'une certaine aigreur de caractère. Il semble d'ailleurs qu'elle ait été autrefois la maîtresse d'Emile Stavanger. Il faut croire que la coïncidence ne lui échappe pas car c'est elle, un beau jour, dans une autre ville qui lui annonce :
— Dis donc Emile, j'ai essayé de retrouver ce beau gosse qui nous avait servi de cobaye ici, tu sais ce garçon aux cheveux frisés qui t'avait emmené à la chasse le lendemain de la représentation ? Eh bien, il s'est tué en voiture. Tu ne trouves pas cela bizarre ? C'est le quatrième mort, Emile !
Stavanger, bien qu'illusionniste, a les pieds sur terre. Il estime la série fâcheuse, mais pense que ce n'est qu'un hasard. Il est bien placé pour savoir que le numéro du cercueil immergé est physiologiquement tout à fait anodin. Et s'il devait avoir un quelconque effet psychique, cela n'expliquerait ni l'accident de voiture ni l'erreur de l'anesthésiste.
Mais à Reeder, dans le Dakota du Nord, son assistante lui annonce le matin même de leur arrivée :
— Emile, il faut annuler le spectacle d'après-demain. La fille que nous avons enfermée dans le cercueil ici, l'année dernière, vient d'être internée. Elle est devenue folle.
Cette fois, l'illusionniste est troublé. Mais annuler, il n'en est pas question. Il ne veut ni invoquer la véritable raison, ni payer le dédit que lui impose le contrat. L'assistante lui déclare alors :
— Dans ces conditions, Emile, il ne faut plus compter sur moi. Tu peux te chercher une autre partenaire. En ce qui me concerne, c'est fini !
Sans doute l'assistante de Stavanger a-t-elle déjà parlé car dans la soirée, un représentant de la police locale vient le voir à son hôtel. C'est une espèce de petit singe aux yeux tout ronds et noirs, brillants, audessus d'une grosse moustache.
— Monsieur Stavanger, le bruit court que votre numéro aurait fait un certain nombre de victimes. Mon informateur m'en a énuméré cinq. Peut-être y en a-t-il d'autres ?
L'illusionniste hausse les épaules :
— Des victimes ? C'est vous qui les appelez ainsi. Certains de nos partenaires occasionnels sont morts, c'est vrai, mais ce ne peut être qu'une coïncidence. Cette enquête est stupide.
— Comprenez-moi bien, monsieur Stavanger, je suis tout prêt à croire qu'il s'agit en effet d'une coïncidence et je n'ai pas l'intention, pour le moment, de faire obstacle à votre travail. Tout le monde doit vivre. Mais, étant donné les bruits qui courent, je viens vous demander sous le sceau du secret, de m'expliquer votre truc.
Il ne reste bien entendu à l'illusionniste qu'à montrer au policier le fameux cercueil, le système respiratoire qu'il utilise inspiré du brevet, alors récent, du détendeur Cousteau Gagnant que, malgré les apparences, le couvercle dissimule. Il explique qu'il fait dans chaque ville un relativement long séjour pour rechercher ses partenaires Que ceux-ci sont tous volontaires et qu'il les informe et les entraîne à la manipulation de l'appareil la veille et le matin du spectacle. De même, pleinement conscient du traumatisme psychique que pourrait entraîner un séjour d'une heure dans un cercueil totalement clos et immergé, il les fait examiner par un médecin et procède lui-même à certains tests. Enfin, en cas de malaise, les compères peuvent actionner un bouton-poussoir qui projetterait un colorant dans l'eau.
— Comme vous le voyez, dit-il pour conclure, tout cela est très sérieux, rien n'est improvisé, toutes les précautions sont prises.
Il ne reste au petit singe policier qu'à prendre congé, d'autant qu'Emile Stavanger lui rappelle que sur les cinq victimes, l'une est décédée probablement d'une erreur d'anesthésie et une autre d'un accident de voiture : quel rapport peut-il donc y avoir entre le numéro et ces accidents ?
Plusieurs mois s'écoulent encore et, cette fois, c'est un représentant du FBI qui convoque l'illusionniste :
— À la demande de la police de Reeder dans le Dakota du Nord, nous avons enquêté dans toutes les villes où vous avez réalisé le numéro du cercueil immergé. Sur les soixante-huit partenaires occasionnels que vous avez eus, onze sont décédés, un est en clinique psychiatrique, un autre en cours de traitement pour un suicide raté. Évidemment, il ne s'agit peut-être que de hasards. Toutefois, les médecins ont décelé parmi les autres plusieurs états dépressifs. Chez certains, des obsessions morbides et des fantasmes macabres. Si vos méthodes n'enfreignent pas la loi, nous devons tout de même attirer votre attention sur leurs effets. Il serait vivement souhaitable que vous renonciez à votre numéro jusqu'à ce qu'une enquête plus complète ait fait toute la lumière. Nous ne doutons pas que votre sens du devoir vous y conduise.
Dès la semaine suivante, le cercueil d'ébène et l'énorme aquarium sont entreposés au domicile de l'illusionniste à La Nouvelle-Orléans et le numéro du cercueil immergé est remplacé par celui, hélas moins original, de la femme à la tête coupée.
Trois années plus tard, le crâne rasé et le regard se voulant toujours magnétique, Emile Stavanger fait irruption dans les bureaux d'un ministère qui correspond à quelque chose près, à notre ministère de l'Intérieur.
— Monsieur ! déclare l'illusionniste à son interlocuteur, voilà trois ans que j'ai interrompu mon numéro du « cercueil immergé » pour permettre le développement d'une enquête qui devait faire toute la lumière sur cette affaire. Oui ou non, cette enquête a-t-elle abouti à une conclusion ?
Derrière son bureau, le fonctionnaire, jeune médecin aux tempes rasées et aux lunettes à monture d'acier, sort le dossier d'un tiroir :
— Hélas non, monsieur Stavanger. Plusieurs hypothèses ont été avancées, mais aucune n'explique scientifiquement cette troublante statistique.
— Dans ces conditions, demande l'illusionniste, la seule explication raisonnable n'est-elle pas d'admettre tout simplement qu'il s'agit d'une suite de coïncidences ?
— Vous avez probablement raison, mais...
— Puisque rien dans mon numéro n'est contraire à la loi, je demande l'autorisation de le reprendre !
Le jeune médecin hésite manifestement et Stavanger insiste :
— La mise au point de ce tour m'a demandé un très important travail. Son interruption me cause un préjudice grave !
— Je veux bien l'admettre, monsieur Stavanger, je veux bien l'admettre, mais...
— Mais quoi ? Vous n'allez tout de même pas croire à un maléfice attaché à ces quatre bouts de bois ? Et quand bien même ! Depuis trois ans que ce matériel dort dans ma cave sous une couche de poussière, son pouvoir maléfique doit s'être envolé !
Cette fois, le jeune médecin ne peut s'empêcher de sourire :
— Ne vous moquez pas de moi, monsieur Stavanger, je ne crois évidemment pas à un quelconque maléfice, mais il est possible que le fait, pour un être humain, insuffisamment préparé ou mal motivé, de se sentir enfermé pendant une heure dans un cercueil, puisse provoquer un traumatisme psychique qui, dans certains cas, conduirait inconsciemment le sujet, sinon au suicide, du moins à une acceptation latente de la mort, en diminuant ses facultés de réaction face aux dangers, aux microbes, bref, préjudiciable à sa survie.
Dans le bureau du ministère, il y a un bref silence :
— Vous plaisantez ? murmure enfin l'illusionniste atterré.
— Écoutez, dit brusquement le médecin, voici ce que je vous propose : vous reprenez votre numéro comme par le passé, mais au lieu de partenaires occasionnels, vous utilisez toujours le même compère. Vous pourrez ainsi mieux le préparer psychologiquement et mieux le surveiller après coup.
Le médecin n'ajoute pas, mais cela tombe sous le sens, que de cette façon, le risque en vie humaine sera réduit.
— Ce sera moins spectaculaire, remarque l'illusionniste.
— Peut-être, mais ce serait mieux que rien ?
— Soit.
Emile Stavanger engage donc un jeune comédien d'origine italienne, Corso Arnaldi, après l'avoir minutieusement entraîné et motivé physiquement et psychologiquement. Le « cercueil immergé » repart en tournée à travers les États-Unis. Trois mois plus tard, dans une piscine de Cincinnati, à l'heure de la fermeture, le maître nageur siffle le dernier baigneur :
— Eh, vous là-bas, sortez ! On ferme !
Il s'aperçoit alors que le nageur est immobile. C'est Corso Arnaldi, victime d'une hydrocution.
Sans doute s'agissait-il encore d'une coïncidence, mais cette fois, Emile Stavanger brûla le cercueil d'ébène et vendit l'aquarium. C'est ainsi que ce numéro, qui passe pour porter malheur, n'a jamais été repris.