LA FIN DU MONDE
Lorsqu'il s'installe derrière son bureau dans un petit immeuble de brique et de verre à Oulu en Finlande au mois de mars 1950, le commissaire Alvar Bryggmann est tout guilleret. Il le sera moins en fin de journée lorsqu'il se trouvera enlisé dans une affaire telle qu'aucun commissaire de police au monde n'en a connu. Pour l'instant il est guilleret car sa femme vient d'accoucher d'un deuxième garçon et que le printemps n'est pas loin. Le commissaire Alvar Bryggmann est plutôt bien de sa personne. Grand, les quarante ans athlétiques, un profil de médaille, et les lunettes d'intellectuel sous un crâne viril rasé à la prussienne. Un petit mot sur son bureau vient d'attirer son regard « Le brigadier de Varino demande que vous l'appeliez d'urgence. » Le commissaire décroche aussitôt son téléphone pour appeler le poste de Varino, un petit village de mille âmes aux confins de la province, perdu entre les lacs et les premières collines de Laponie.
— Bonjour brigadier. Ici le commissaire Alvar Bryggmann. Qu'est-ce qui se passe ?
La voix du brigadier semble singulièrement hésitante et gênée.
— II y a ici un homme qui vient de reconnaître publiquement avoir tué le quincaillier de Varino. Vous vous souvenez de l'affaire du quincaillier ?
— Oui, oui, et alors ?
— Et alors, j'ai voulu l'interroger mais il ne s'est pas présenté et maintenant tout le village le protège.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
— Ben oui, commissaire, les gens le cachent, et personne ne le dénonce, je ne peux quand même pas perquisitionner partout.
— Je ne comprends pas, ces gens savent-ils ce qu'ils risquent en cachant un criminel ?
— Ils le savent commissaire, mais...
— Mais quoi ?
— Écoutez commissaire, c'est une affaire extraordinaire. Je ne sais plus où donner de la tête. Ça ne se raconte pas par téléphone, il faut que vous veniez !
— Je ne vais pas me « taper » cent cinquante kilomètres pour faire le travail à votre place !
— Écoutez, commissaire, dans ce village il se passe des choses ! II faut les voir pour le croire ! Je vous en prie, venez. Et faites vite car je crains de ne pas pouvoir vous rappeler.
Là-dessus, le brigadier raccroche, laissant le commissaire stupéfait. Stupéfait et furieux à tel point qu'il fait rappeler le village de Varino. Mais l'opératrice, lui annonce, quelques minutes plus tard :
— Impossible d'avoir Varino. Je crois que la ligne est coupée.
Le commissaire n'en revient pas. Que se passe-t-il, là-bas ? Le mieux est évidemment d'y aller voir. Le soleil arctique glisse quelques rayons orange entre deux nuages noirs comme si Dieu jetait un coup de projecteur dramatique sur le village enfoui sous la neige. Jusque-là, le voyage s'est déroulé sans histoire, mais le dernier kilomètre sur la route barrée de congères est difficile. Plusieurs fois, le chauffeur et les deux policiers qui accompagnent le commissaire Alvar Bryggmann, ont dû déblayer la neige devant la voiture.
— C'est dingue, grogne le chauffeur, le chasse-neige aurait pu aller jusqu'au bout. Pourquoi s'est-il arrêté un kilomètre avant le village ?
Ce village, à première vue, a l'air tout à fait paisible. Presque toutes les maisons sont en bois selon le style scandinave : solides charpentes, murs de solives épaisses peintes en rouge sombre, doubles vitres derrière lesquelles on aperçoit des plantes vertes. Au poste de police, le commissaire découvre une animation anormale. Le brigadier qui, sans doute, l'a vu arriver de loin, l'accueille dès qu'il met pied à terre.
— Vous tombez bien commissaire ! Nous venons de mettre la main sur l'homme dont je vous ai parlé ! Il s'était réfugié chez le percepteur ! Oui, oui, vous m'avez bien compris, chez le percepteur ! Entrez, le voilà !
Grand, maigre, dégingandé, bec-de-lièvre, l'homme regarde, goguenard, entrer le commissaire :
— Alors, comme ça ces imbéciles vous ont prévenu ? et vous venez me chercher !
— Oui ! puisque vous avez reconnu être l'assassin du quincaillier.
L'homme prend aussitôt une mine de dévot, regarde le plafond, joint les mains et déclare :
— C'est vrai, je m'accuse d'avoir tué le quincaillier, je n'ai aucune excuse et j'en demande pardon à Dieu.
Le commissaire, que cette forme d'aveu très inhabituelle déconcerte regarde le brigadier qui ne paraît pas tellement surpris, là-dessus, l'assassin s'adresse au commissaire :
— Bon, j'ai avoué. Maintenant, à quoi ça servirait de m'emmener ?
Le commissaire de plus en plus désorienté reste coi ; ce qui permet à l'autre d'achever sa pensée :
— À quoi ça servirait, puisque c'est la fin du monde ?
— Vous dites que c'est la fin du monde !
— Oui ! Vous, les gens de la ville, n'y croyez peut-être pas, mais la fin du monde est venue.
Alvar Bryggmann s'est assis sur le bord du bureau du brigadier. Il retire sa toque de fourrure, passe lentement une main sur son crâne rasé et considère à travers ses grosses lunettes, les hommes autour de lui : d'abord cet assassin minable, puis le brigadier indécis et les quatre policiers en uniforme qui n'en mènent pas large. Enfin, il demande :
— Ça n'a pas l'air de vous étonner, ce que dit cet homme ?
— Ben, c'est-à-dire, oui et non, murmure le brigadier.
— Et vous ? demande le commissaire aux quatre policiers, vous y croyez ?
— À la fin du monde ? Un peu, monsieur le commissaire, on y croit un peu.
— Mais pourquoi ?
Le brigadier vient à leur secours :
— Ici, presque tout le monde y croit, monsieur le commissaire.
— Et c'est pour quand cette fin du monde ?
— Le jour de Pâques à la treizième heure.
— Mais où avez-vous cherché ça ? Qui est-ce qui vous a mis ça dans la tête ?
— Une fille du village.
— Qu'est-ce qu'elle fait cette fille ?
— Rien, elle n'a encore que dix-neuf ans, c'est la fille du docteur.
— Je peux la voir ?
— Bien sûr, commissaire, tout de suite si vous voulez. Je vous emmène.
Tandis qu'ils montent en voiture, le commissaire insiste auprès du brigadier :
— Et vous, j'espère que vous n'y croyez pas ?
— Moi non, mais j'en arrive à penser que pour ce village, au point où on en est, c'est ce qui pourrait arriver de mieux.
— Pourquoi ?
— Vous allez voir, commissaire.
Quelques minutes plus tard, Alvar Bryggmann secoue ses bottes sous le portail de la petite église. Dans la nef minuscule se tiennent une vingtaine de personnes dont aucune ne prête attention à son arrivée. Au bout de l'allée, à genoux sur les dalles, tournant le dos à l'autel, face aux fidèles, une femme vient d'arracher son manteau. En larmes et gémissante, elle implore à haute voix le Seigneur de lui pardonner ses fautes. Dans le plus grand silence, c'est un délire où se mêlent une contrition apparemment sincère et des images érotiques voisines de l'obscénité. Elle confesse sa coupable tendresse pour un jeune garçon de ferme.
Une fois encore le regard stupéfait du commissaire croise celui du brigadier :
— C'est comme ça toute la journée, explique celui-ci. Elles y passent toutes. C'est une véritable hystérie.
— Et les maris, qu'est-ce qu'ils disent ?
— Ben, ils écoutent. Ils ne sont pas heureux, bien sûr, mais ils n'ont aucun désir de vengeance, pour eux l'heure est au pardon puisque c'est la fin du monde.
La femme se traîne jusqu'aux pieds de son mari prostré au premier rang des fidèles. Un homme aussitôt la remplace. C'est un rustre dont seuls les ongles et les yeux hagards émergent d'une toison épaisse de poils roux. Sa confession est des plus simples : il est braconnier, donc il braconne. Toute sa vie, il a vécu du braconnage. Est-ce une faute, il ne le sait pas et s'en remet à Dieu pour le juger.
— Où est la fille qui a déclenché tout ça ? demande le commissaire à voix basse.
Le brigadier regarde autour de lui :
— Elle n'est pas là. Nous la trouverons chez elle. Venez.
Sortant de l'église, le brigadier hoche la tête, découragé :
— Et c'est comme ça toute la journée. Une sorte de délire collectif a saisi tous ces gens, riches et pauvres. Chaque jour, ils viennent implorer la rémission de leurs péchés. Les hommes s'accusent publiquement de contrebande, de dissimulation de bénéfices, d'ivresse, de pédérastie, de braconnage comme ce pauvre type que vous avez vu. Les femmes racontent en pleurant leurs faiblesses charnelles. Alors, que va-t-il se passer le jour de Pâques à la treizième heure ? Vous comprenez pourquoi j'en arrive à penser qu'au point où en sont ces gens, la fin du monde c'est encore ce qui pourrait leur arriver de mieux ? Tenez, voilà la maison du docteur.
Une servante en fichu noir accueille le commissaire et le brigadier dans une salle d'attente surchauffée, aux meubles fatigués.
— Nous voudrions parler à Maati Hakkinen.
Quelques secondes après avoir disparu, la servante revient et s'efface devant la porte qu'elle laisse grande ouverte. C'est avec une sorte de respect qu'elle déclare :
— Voici Mademoiselle.
Le commissaire Alvar Bryggmann ressent un choc. C'est une drôle de demoiselle en vérité qui paraît sous un châle fleuri. Est-elle laide ? Est-elle belle ? Un front bombé, un crâne dont l'ampleur est soulignée par l'ordonnancement sévère de ses longs cheveux blonds plaqués et retenus en arrière par un simple élastique ; un affreux nez camus, fort, large, qui se redresse en pied de marmite. Mais le commissaire oublie vite ces détails ainsi que le menton fuyant, lorsqu'il rencontre les yeux qui s'ouvrent sur un paysage de Finlande. On y voit des traînées bleues et grises comme si des nuages gris et des torrents bleus couraient dans son regard. Ce qui accentue l'idée de paysage, c'est que les yeux un peu fixes, regardent sans voir.
Maati, qui connaît le brigadier, s'adresse au commissaire :
— Vous désirez, monsieur ?
— Je suis le commissaire Alvar Bryggmann. Il paraît que vous annoncez la fin du monde. C'est vrai ?
— Oui, pour le dimanche de Pâques à la treizième heure sonnante.
— Et qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
La jeune fille saisit les deux pans de son châle fleuri, les croise sur sa poitrine :
— Je ne sais pas. C'est une conviction. Je ne mens à personne. Je ne prends personne en traître. Tout le monde le sait. Je l'ai dit à tout le monde. Ce n'est qu'une conviction, mais une conviction profonde. Et il est normal, il est absolument de mon devoir que j'essaye, pour leur salut, de faire partager ma conviction à ceux qui m'entourent.
Le visage de la jeune fille s'est, petit à petit, éclairé. Sa voix s'est affermie. Elle scande les phrases, souligne les mots, les laisse résonner dans de longs silences comme si elle attendait qu'ils éclatent, qu'ils s'enflamment :
— Voilà pourquoi je leur dis « Il est temps de vous repentir de vos péchés. Il est temps de renoncer aux joies de la vie ! Mais en revanche, vous pouvez sans crainte vous libérer de vos soucis. Ne pensez plus à vos dettes ni à vos impôts ! Ne vous préoccupez plus de la réforme agraire ou de la bombe atomique, la dernière heure du monde est arrivée. »
Le commissaire, pétrifié, regarde courir dans les yeux de la jeune prophétesse les torrents et les nuages. Il sent près de lui le brigadier subjugué et la servante muette de peur.
— Quand le chevreau pascal rissolera sur la broche, poursuit la jeune fille, le ciel s'obscurcira tout à coup et les trompettes des envoyés du Tout-Puissant retentiront dans l'air, du haut des soucoupes volantes.
Là-dessus, Maati Hakkinen se coiffe de son châle fleuri et recule vers la porte : « Qu'est-ce que je fais ? pense le commissaire, est-ce une folle ? De toute façon, je ne peux pas l'arrêter. » Comme si elle devinait ses pensées, la jeune fille répète :
— Vous ne pouvez m'empêcher d'avoir une conviction.
— Et s'il ne se passe rien le dimanche de Pâques à treize heures ? objecte le commissaire.
La jeune fille sourit tristement :
— Je vous le dis, au treizième coup, les collines sauteront autour de nous comme les moutons.
Lorsqu'il se retrouve dans la rue, le commissaire demande au brigadier :
— Pâques, c'est dans combien de temps ?
— Dans un mois et demi, commissaire.
— Nom d'une pipe ! D'ici-là, elle a le temps d'évangéliser toute la province. Je crois qu'il faut avertir le ministre de l'Intérieur.
Mais un ministre peut-il empêcher la fin du monde ? Et que peut-il contre une prophétesse ?
« Quand le chevreau pascal rissolera sur la broche, dit-elle, le ciel s'obscurcira tout à coup, les trompettes des envoyés du Tout-Puissant retentiront dans l'air du haut des soucoupes volantes », répétées à longueur de jour, ces phrases incantatoires finissent par obséder l'esprit des mille habitants de ce petit village de Finlande. Après s'être dix fois confessés en public, ils cessent de travailler et les commerçants ne veulent plus accepter l'argent de leurs clients.
— Des billets de banque : pourquoi faire ? Dieu ne les escompte pas !
Mais lorsque le percepteur décide de ne plus réclamer les impôts, deux compagnies, en caravane, dans des camions blindés, surgissent au sommet de la colline qui domine le village. Les uniformes sont camouflés sous une tunique blanche, mais la silhouette sinistre des mitraillettes est bien visible. Quelques soldats s'avancent en reconnaissance vers le village. Ils reviennent très vite :
— Il y a des guetteurs partout, disentils, la route, les chemins et les entrées du village sont barricadés.
Après un bref conciliabule, le commissaire Alvar Bryggmann, se rend seul au village. Mais les notables du bourg, encore lucides, sont déjà partis et il ne reste que le brigadier, seul dans son poste de police.
— À quoi rime cette mascarade ? dit-il en montrant la petite armée qui s'étale sur les crêtes. Tous ces gens croient vivre leurs derniers jours. Ils sont un peuple de chasseurs prêts à défendre chèrement la liberté de ces derniers instants. Ils ont posté des tireurs d'élite qui se tiennent aux aguets. Pâques est dans trois jours, pourquoi ne pas attendre ?
Ce langage étant celui du bon sens, le commissaire retourne auprès de l'officier qui commande le détachement et le convainc sans peine. Lorsque les habitants voient le commissaire Alvar Bryggmann revenir seul dans la rue principale du village, tandis que les unes après les autres les silhouettes casquées s'effacent du sommet des collines, ce n'est qu'un cri :
— Ils s'en vont, ils s'en vont !
Et de fêter aussitôt le départ de l'armée en débondant de vieux fûts d'eau-de-vie qu'il ne convient plus de conserver dans les caves. C'est le début de la grande liesse et de deux nuits d'orgie. Les riches tiennent table ouverte avec l'espoir de se faire pardonner leur opulence. Et les pauvres, heureux de l'aubaine, pensent qu'il sera toujours temps de se repentir à l'aube du matin de Pâques.
— À treize heures, répète la prophétesse, à treize heures !
En attendant, chacun s'en donne à cœur joie. Certains poussent le sacrifice jusqu'à faire don à Maati Flakkinen de tout leur bien : meubles et immeubles. Le Tout-Puissant ne doit-il pas accueillir les pauvres au premier rang des élus ? Maati, qui n'ignore point la valeur de ces largesses, les accepte dans le seul but d'aider les notables à se repentir.
Puis vient le jour de Pâques. À l'aube, le commissaire Alvar Bryggmann se mêle sur la grand-place à la foule des villageois en prière. Les cantiques succèdent aux cantiques, les psaumes aux psaumes et les derniers incrédules se décident enfin à faire leur confession publique. Puis les douze coups de midi sonnent. Sur le parvis de l'église, Maati regarde la foule. Un merveilleux soleil d'avril fait rouler dans ses yeux un torrent d'eau bleue :
— Attention, dit-elle, dans une heure le soleil sera tout noir.
Lentement, dans la rumeur des prières, les minutes passent. La treizième heure arrive. Tous regardent la pendule dont la mécanique, dans un grincement, émet un premier tintement, puis un second, puis un troisième...
Au treizième coup, le soleil ne s'assombrit pas.
— Alléluia ! s'exclame la jeune prophétesse, le Tout-Puissant a épargné notre village !
La foule n'a pas un geste, pas un mot pendant quelques secondes. Le commissaire est le premier à bouger. Écartant ces hommes et ces femmes debout comme une forêt d'arbres pétrifiés, il marche vers le parvis dont il gravit lentement les marches. Lorsque les visages autour de lui s'animent, enfin il serre très fort son revolver dans sa poche. Son regard croise celui d'Erik Saarinen qui a vendu sa maison pour en distribuer la valeur aux indigents. Celui d'Eliel Aalto qui a vidé gratis dans les gosiers du village, toute la cave de son débit de boissons. Celui aussi de Mariatta Salmitten qui avouait récemment être l'auteur d'une bonne douzaine de lettres anonymes. Et celui de tous les maris cocus et de toutes les femmes trompées. Puis il désigne la prophétesse et hurle :
— Cette femme est sous ma protection !
Devant tous les regards menaçants, il sort son revolver, et achève sa phrase :
— Elle sera jugée si elle doit l'être. Je vous le promets !
Maati Hakkinen sera en effet jugée et finalement relaxée ; la justice n'ayant pu obtenir le moindre motif d'accusation valable. Il fallut des mois pour remettre de l'ordre dans ce village qui, pour avoir échappé à la fin du monde, n'en a pas pour autant facilement retrouvé la paix.