L'ENFANT DU DÉMON

Classe de perfectionnement, littérature anglaise, Collège d'enseignement supérieur de Georgetown, Guyane anglaise.

Sur son estrade, derrière son petit bureau carré, le maître paraît plus petit et plus maigre encore que d'habitude, plus vieux aussi. La rentrée scolaire de mil neuf cent six sera l'année de sa retraite.

Theleonius Carpenter est venu de Londres dans les années mil huit cent soixante, il a blanchi sous le harnais de l'éducation des petits colons britanniques. Il a tant parlé que sa voix cassée déraille un peu par moments.

— Messieurs, certains d'entre vous redoublent cette classe, je les connais. Cela m'étonnerait beaucoup de les voir partir un jour dans nos grandes universités.

Un murmure rigolard accueille ce préambule, et les adolescents entre quinze et dix-sept ans qui se sentent visés, s'assoient dans un remue-ménage fataliste, tandis que les nouveaux hésitent. La classe est réduite, une dizaine d'élèves sont assis, quatre sont restés debout.

— Pour ceux qui ne me connaissent pas encore, je suis votre professeur de tout : anglais, littérature, philosophie, sciences humaines. Pour le reste, c'est-à-dire les mathématiques et la chimie, vous aurez affaire au directeur de ce collège. Veuillez vous présenter s'il vous plaît.

Un grand garçon roux se nomme Bert O'Malley, il le dit en ajoutant :

— Mon père est exploitant forestier depuis cette année, j'ai l'intention de le seconder. C'est lui qui a voulu que je continue mes études, je ne suis pas brillant, monsieur...

Theleonius Carpenter acquiesce avec un sourire. Un autre se présente sans détail, il a l'air renfrogné, et se rassoit sèchement. Le troisième, un petit gros aux joues roses, timide, bafouille son nom, et croit malin d'ajouter qu'il a une passion pour les mathématiques. Le quatrième, mince, visage large au nez épaté, cheveux lisses et noirs, œil sombre et peau sombre, s'adresse courtoisement au maître :

— Je viens d'une école de la côte, le nom de mon père est Kapusi, de la tribu des Wapisianas, je me nomme aussi Turuma.

Le maître jette un œil intéressé sur ce grand adolescent musculeux au visage d'Indien, qui parle un anglais presque impeccable.

— Vous étudiez depuis quand, mon garçon ?

— Depuis l'âge de six ans, monsieur.

— Où est votre famille ?

— Mon père, Kapusi a été tué à la chasse. J'ai été recueilli par un missionnaire du nom de Josué, et confié à la mission protestante du district de Rupumi alors que j'étais un bébé.

— Et votre mère ?

— Je ne sais pas ce qu'elle est devenue, monsieur. À la mission, on m'a dit qu'elle était probablement morte en couches.

— Merci, Turuma... Vous êtes donc Indien de la tribu des Wapisianas ?

— Oui monsieur.

— Savez-vous ce qui se passe en ville ces jours-ci ?

— Non monsieur, je suis arrivé hier de Rupumi...

— Il se passe à Georgetown, quelque chose qui vous concerne, mon garçon. Du moins qui concerne votre tribu, peut-être votre famille, vos cousins, en tout cas et surtout, votre culture. J'ignorais que ma classe compterait cette année parmi ses brillants cancres et ses brillants élèves, un membre des Wapisianas, mais je vais profiter de l'occasion pour agrandir votre culture. Dans trois jours, se déroulera à Georgetown, le procès d'un sorcier de cette tribu, accusé de meurtre par la justice anglaise, et que sa tribu réclame. Je vous propose d'y assister, ce sera notre premier thème de réflexion philosophique. Nous pourrons en discuter ensuite avec Turuma, s'il le veut bien.

Turuma se sent examiné, détaillé, comme une bête curieuse. Il en a certainement l'habitude, car les Indiens sont rares dans les écoles anglaises de Guyane en mil neuf cent six. Si rares que leur nombre ne dépasse pas la douzaine sur tout le territoire, encore ne vont-ils pas au-delà des écoles missionnaires. Ce sont pour la plupart des orphelins. Les filles, s'il y en a, sont régulièrement employées aux travaux ménagers, et destinées à devenir de parfaites domestiques.

Turuma a donc eu de la chance, mais outre cette chance, son carnet scolaire est excellent. A-t-il souffert du racisme ? Il n'en donne pas l'impression, mais sa voix n'est pas très ferme lorsqu'il répond :

— Je connais mal les coutumes de ma tribu, je pourrai difficilement en parler.

— Eh bien, justement, ce sera pour toi la découverte de tes origines, et pour tes camarades un aperçu de la société indienne. Mais je vous avertis, ce procès est délicat, il s'agit à la fois de sorcellerie et de mort. La justice anglaise dira s'il y a eu crime. Nous, nous nous contenterons d'essayer de comprendre.

Trois jours plus tard, c'est l'ouverture du fameux procès. Disparaissant sous sa perruque blanche, le nez pointu et le menton accusateur, le magistrat accuse ; mais qui accuse-t-il ?

Dans le box, deux hommes, un vieux et un jeune ; mêmes visages bruns presque cuivrés, cheveux lisses, embarrassés dans des vêtements européens qu'ils n'ont manifestement pas l'habitude de porter. Le vieillard est impassible, l'œil arrogant. Le plus jeune paraît effrayé, et cache son visage dans ses mains. Près d'eux, un interprète qui leur transmet les paroles des juges, dans un jargon curieux, presque roucoulant parfois, et à d'autres moments guttural. L'assistance est composée de curieux, de femmes surtout, désœuvrées, et que le retentissement « exotique » de ce procès d'Indiens a attirées ici.

Le magistrat accusateur en est encore aux généralités lorsque Theleonius Carpenter se glisse sur un banc de bois, avec quelques-uns de ses élèves, dont Turuma. L'homme de loi pèse ses mots et les prononce avec importance :

— Il faut savoir que dans ce district de Rupumi, quelques tribus de chasseurs errent encore à travers la forêt, échappant totalement au contrôle de nos agents. Tels sont les Wapisianas qui montrent par leurs coutumes et leur genre de vie, qu'ils n'ont cure de notre civilisation ! Ces gens marchent nus dans leurs forêts impénétrables et la plupart ignorent encore l'usage du fusil ! Certes, nous avons tenté de leur inculquer des rudiments de civilisation, par exemple, certains enfants, amenés dès leur jeune âge dans les villes de la côte, prouvent par leur adaptation et leurs études, que la race après tout, n'est pas intellectuellement inférieure à nos races européennes. Mais ce sont là des exceptions qui confirment une règle de sauvagerie insupportable, et qu'il vous faut juger ici, et condamner sévèrement ! Cet homme, ce sorcier !... a tué un enfant, et a incité son jeune adepte à se rendre lui aussi coupable de crime. Voici les faits !

Débarrassés des termes ampoulés et du ton prétentieux du magistrat, voici effectivement les faits, dans leur horrible simplicité.

Dans un village de la forêt guyanaise, en Amérique du Sud, vivent une cinquantaine d'individus, hommes, femmes et enfants, de la pêche et de la chasse. Cette région est de tout l'Empire colonial britannique, la plus arriérée et la plus sauvage, celle qui résiste le plus aux efforts des missionnaires anglais, et dont les habitants reculent peu à peu vers les montagnes, devant le défrichement intensif des colons.

L'année précédente, donc en mil neuf cent cinq, dans ce village, la femme d'un homme de la tribu, nommée Kaliwa, met au monde des jumeaux. Pour le sorcier, c'est un mauvais présage, et les femmes de la tribu disent que Kaliwa est en relation avec le diable. Le diable des Wapisianas est un génie malfaisant et mal défini, au nom imprononçable. C'est alors que l'un des enfants meurt subitement, quelques semaines après sa naissance, et la tribu parle de plus en plus de diable lorsque le deuxième enfant tombe malade. Le père fait alors appel au Païman, le sorcier.

Ce dernier se livre aux incantations destinées à invoquer les esprits du diable, et le père doit le payer largement. Il doit ensuite répandre le sang de plusieurs poules, pour que le sorcier dessine sur le sol de la case les signes magiques, puis arrose le tout d'huile de palmier et de bière de maïs.

Ayant accompli ces rites, le sorcier s'abîme dans une profonde méditation, dont il sort en tremblant, et en criant que le père des enfants n'est pas un homme, mais le démon, et que par conséquent, la mère et le bébé survivant doivent mourir.

Le père s'élève contre le sorcier, affirmant qu'il a fécondé son épouse, et que le démon n'était pas entre eux ! Mais le sorcier insiste et, devant les anciens de la tribu, affirme que le bébé n'est pas un être naturel, donc qu'il ne doit pas mourir d'une mort naturelle car ce serait offenser les esprits protecteurs de la tribu. Quant à la mère, coupable d'avoir mis au monde un pareil monstre, elle ne peut plus être l'épouse d'un humain, et il faut la sacrifier. Les anciens opinent de la barbe, et demandent au sorcier quel genre de sacrifice plairait aux esprits protecteurs.

« Il faut, dit-il, les emmener au-delà de la montagne et les brûler vifs ! »

Le père s'y oppose. Il aime sa femme et son fils malade, il entre en lutte avec le sorcier, et l'affaire dure plusieurs mois. Trois lunes, dit l'interprète, et au cours de ces trois lunes, chaque fois qu'un membre de la tribu tombait malade, ou mourait, le père était accusé d'exciter la vengeance des esprits, en refusant le sacrifice. On le relégua hors du village, sans nourriture et sans eau, plus personne ne devait l'approcher, on lui crachait de loin des injures, il était responsable de toutes les misères de la tribu. Le sorcier lui-même brûla sa hutte en signe de mécontentement et abandonna ses ouailles, pour se réfugier dans la montagne. Chantage suprême, car les Wapisianas sont désormais sans protection religieuse et médicale, le vieux bonhomme assumant les prières et les incantations, aussi bien que les soins urgents. Va-t-on mourir des morsures de serpents ? Des fièvres du marais ? La tribu tout entière se rue à l'assaut du responsable, et pour plus de preuve, découvre que Kaliwa, la mère, est malade à son tour (de privations sans doute), que le père est affaibli par les soins nécessaires à la mère et l'enfant, par la chasse et par les brimades.

Les femmes de la tribu le harcèlent alors, lui prouvent que le démon s'est emparé de sa femme et qu'il doit la sacrifier. À bout de résistance, l'homme cède. Il emporte la femme du démon, celle qu'il aimait, dans un vaste panier tressé et s'en va dans la montagne. Là, il tresse un hamac en fibre d'aloès et le suspend entre deux arbres. Kaliwa est effrayée, mais la fièvre l'immobilise. Elle verra donc son époux entasser sous le hamac des brindilles et des feuilles, et y mettre le feu, elle se débat mais son mari l'a ligotée au hamac.

Le lendemain, il rapporte au village les os calcinés de son épouse Kaliwa, et va les déposer devant le conseil des anciens. Il croit avoir sauvé le village par cet effroyable sacrifice. Mais les anciens lui apprennent que, pour plus de sûreté, les femmes ont emporté le bébé malade dans la forêt et l'ont brûlé vif. Les cendres de l'enfant sont là, dans un panier tressé.

Fou de douleur, le père qui croyait sauver l'enfant en sacrifiant la mère, se réfugie dans la forêt, marche au hasard, est découvert par les membres d'une expédition, raconte son histoire et le sorcier est arrêté. C'est pourquoi ils sont tous les deux dans un box anglais de la justice anglaise, devant un tribunal anglais, des jurés anglais, et que dans la salle, un jeune Indien, nommé Turuma, reste figé, les yeux rivés sur les visages de ses compatriotes, de ses frères. Il écoute à présent le traducteur présenter la défense du sorcier :

— Cet homme, dit-il, a accompli le rite nécessaire à la survivance des membres de sa tribu. Les jumeaux sont un mauvais présage, car une femme qui met au monde des jumeaux a été fécondée par le diable. De même, une femme qui met au monde un enfant sans père. La coutume est de brûler vifs mère et enfant, dans les deux cas. Le sorcier dit aussi qu'il a accompli ce rite plus de cinq fois au cours de sa longue vie, et à chaque fois, les familles lui ont été reconnaissantes.

Et l'interprète continue en citant des noms que le sorcier marmonne en faisant de petits gestes curieux de ses mains décharnées...

— Surina, femme de Kapusi, a mis au monde un enfant du diable après la mort de son époux à la chasse...

Loin, là-bas dans l'assistance, un adolescent pâlit et se met à trembler. Ses camarades, eux aussi, ont sursauté. Surina, femme de Kapusi ! Kapusi est le nom du père de Turuma. Et Turuma est un Indien de la même tribu que celle du sorcier. Un Indien habillé à l'anglaise, avec des manières anglaises et qui ne parle que l'anglais, mais à qui un missionnaire a dit un jour : « Je t'ai trouvé dans la forêt, on m'a dit au village que ta mère était morte en te mettant au monde, et ton père mort à la chasse... »

— Monsieur !

Turuma s'est dressé, et l'assistance observe avec attention ce garçon en uniforme du collège de Georgetown, au teint basané, qui tranche au milieu de ses camarades...

— Monsieur ! Monsieur !

Le président lève un sourcil fâché devant cette interruption :

— Silence ! Vous n'êtes pas témoin !

— Si monsieur ! Je m'appelle Turuma, fils de Kapusi, cet homme vient de dire qu'il a brûlé ma mère !

Le remue-ménage est tel dans la salle, que le président doit se fâcher et interrompre la séance. Une heure plus tard, il accepte d'entendre le jeune garçon à la barre.

Turuma parle, parle vite, il vient d'en apprendre tellement en quelques minutes ! Recueilli dans la forêt... le missionnaire a appris son nom au village, c'est tout ce qu'il sait.

Turuma s'agite sur le fauteuil des témoins, mâchoire crispée, il fixe le vieil homme criminel :

— Que le sorcier parle, je veux entendre de sa bouche ce qu'il a fait de ma mère. Je veux l'entendre dire que je suis un enfant du démon !

Le sorcier voudrait bien nier, mais comment faire ? Il a dit les noms de ceux de sa tribu, qu'il a lui-même sacrifiés. Alors il est bien obligé, après une âpre discussion entre le président, l'interprète et lui-même, d'avouer que s'il a brûlé vive la mère de Turuma, il n'a pu retrouver l'enfant qu'elle avait dû cacher elle-même dans la forêt. Oui, un missionnaire est venu avec le bébé, presque mort de soif ; oui, il a menti devant le sorcier blanc qui ne pouvait pas comprendre leurs coutumes, et il l'a laissé emmener le bébé, l'enfant du démon, pour qu'il disparaisse de la tribu, et aussi parce que le sorcier blanc posait trop de questions, et qu'il se doutait de quelque chose.

Turuma regagne sa place dans le public, glacé sous le regard des autres. Il n'a que dix-sept ans, et en face de lui, à quelques mètres seulement, l'assassin de sa mère, cette mère dont il a souvent rêvé, dont il se demandait quel visage elle avait. Brusquement il l'a vue vivre, enceinte de lui, il a vu son père mourir à la chasse, il a vu le sorcier et les autres chuchoter à sa naissance : « Cette femme n'a pas d'époux, le diable est entré dans son ventre pour lui faire mettre au monde un démon... » Alors il crie :

— Je veux qu'il meure ! Je le tuerai si vous ne le faites pas ! Mais les jurés condamnent le sorcier au bagne. Et le président dira :

— Afin d'inculquer des rudiments de civilisation à ces gens, nous ne répondrons pas à la mort par la mort.

« Je me souviens », a déclaré Turuma bien des années plus tard, alors qu'il était lui-même devenu avocat, après des études à Londres, je me souviens que ce jour-là, le vieux professeur Theleonius Carpenter, m'a pris par le bras, m'a secoué d'importance et en me regardant dans les yeux, m'a dit :

— Mon garçon, vous criez à la mort comme un sorcier wapisiana, auriez-vous oublié que vous êtes aussi anglais et respectueux de la justice ?

« Et je ne pouvais détacher mes yeux de ce vieillard qui croyait au démon, tant j'avais peur d'être démon moi-même. »

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