L'ÉPOUX DE PORCELAINE

1936 : les japonais sont installés à Pékin et à Nankin. La Chine se bat, contre un gouvernement étranger détesté qui s'est infiltré dans le pays en profitant des dissidences. Pour un Chinois né sous le règne de l'impératrice Tseu Hi, au début du siècle, un Japonais est un boucher dépeceur de la Chine. Le parti communiste est né, la longue marche s'est étirée vers la province de Chen Si, bientôt, nationalistes et communistes se trouveront face à face, et le destin du pays le plus peuplé et le plus secret du monde, va se décider, sous la poigne de fer de Mao.

Mais en 1936, les bombes japonaises décident encore du destin chinois. Dans les belles maisons provinciales où les mandarins nationalistes vivent leurs dernières années de privilèges et de civilisation raffinée, une femme s'incline devant une rose.

Elle est le vivant modèle de la Chine traditionaliste. Enveloppée d'une robe de soie somptueuse, les pieds atrophiés serrés dans des bandelettes, Szou Li, fille de Yang Tseu, général d'armée mort à la guerre, rend hommage, ainsi qu'il se doit, à la plus belle rose des jardins de la maison. D'un rouge sang, perlée de rosée, la fleur royale paraît s'incliner à son tour, pour saluer sa visiteuse. Le soleil se lève à peine, l'air est doux, et sur l'immense pelouse qui borde la maison, court un petit ruisseau grouillant de poissons et d'une sorte d'écrevisses délicieuses. Szou Li lève vers le ciel bleu profond un visage sans rides, lisse et calme.

C'est alors que dans le ciel splendide, le ronronnement effrayant d'une escadrille d'avions japonais se fait entendre. Szou se met à courir à tout petits pas vers la maison. On dirait un oiseau blessé et sautillant qui a peur du chasseur.

Les bombes éclatent au hasard dans la campagne, l'une d'elles vient exploser sur la tendre pelouse, creusant dans le ruisseau un tourbillon de mort, éparpillant les roses en papillons meurtris, ébranlant la fragile et délicate ossature de bois de la maison.

Szou Li est agenouillée sous le porche sculpté, le visage dans ses mains. Elle écoute s'éloigner les semeurs de mort. Une vieille servante hurle dans le silence revenu :

— Feng est mort ! Ils ont tué Feng !

Alors Szou Li se redresse, bras tendus, elle trébuche sur les dalles de marbre, elle appelle d'une voix désespérée :

— Feng, mon époux.. ils t'ont tué ! ils ont tué mon époux !

Et la vieille servante a juste la force de l'empêcher de tomber, brutalement, au pied d'une estrade recouverte de tapis et de tissus d'or et d'argent. Il y avait là un magnifique vase rouge, haut de deux mètres. Il n'en reste que des morceaux.

Szou Li rampe vers ces débris de porcelaine, tend une dernière fois la main, et meurt.

Tel sera le récit de la servante. Au-dehors le jardin immobile et les oiseaux furieux contemplent le désastre.

C'est la fin du monde, la fin d'une civilisation, la mort de cette femme devant ce vase rouge est symbolique. Pour comprendre ce symbole, il faut plonger dans la Chine secrète d'avant la révolution, au temps où l'impératrice Tsen Hi régnait dans le faste d'une cour décadente, rêvait d'isoler le pays et d'en chasser tous les étrangers. En ce temps-là vivait dans une belle maison de la province de Chen Si, une ravissante petite fille de deux ans appelée Szou Li.

Szou Li était habillée comme une princesse. Elle était si belle que son père, un riche mandarin, avait déjà procédé à ses fiançailles. L'heureux élu, âgé de six ans, était le fils de Liang Ki, recteur du collège impérial. Il s'appelait Feng. Leur mariage quelques années plus tard, serait un beau mariage, l'un des plus beaux de la ville, et déjà les servantes brodaient la robe de la future épouse. Un brocart orné de perles de jade, et de minuscules feuilles d'or.

Pendant ce temps Szou Li jouait dans les jardins, avec son fiancé haut comme trois pommes.

Ces fiançailles n'ont rien d'exceptionnel dans la Chine du 19e siècle. Un bébé fille est régulièrement promis au mariage, dès sa naissance, et Szou Li « vaut » une dot assez considérable pour l'époque, de cent mille livres sterling, c'est donc un beau parti pour le fils du recteur du collège impérial.

Il est rare que les années passant les deux fiancés s'aiment d'amour tendre. La chose n'est pas courante en Chine, où le mariage est un placement, une affaire comme une autre.

Pourtant, à 15 ans, la jeune Szou Li est si belle, que le futur époux qui a atteint l'âge canonique de 19 ans, en est follement amoureux !

Szou Li a un front splendide bordé de cheveux noirs et brillants, si longs qu'ils recouvrent ses pieds pendant le bain. Heureusement d'ailleurs, car elle n'a que des moignons déformés en guise de pieds : le comble du raffinement de la beauté chinoise.

Son teint est de porcelaine, ses yeux gris élégamment étirés vers les tempes, son nez et sa bouche si minuscules que l'on dirait ceux d'une poupée. Bref, Szou Li est une future mariée de choix.

La veille du mariage est un beau jour. Les oracles sont bons, le père du fiancé s'apprête à toucher la dot de sa bru, avec une évidente satisfaction. Il a toujours eu une réputation de pingrerie et Feng étant son seul fils, par un grand malheur de la nature, il ne peut compter que sur lui pour s'enrichir.

Ainsi tout le monde est heureux. Lui de remplir sa bourse et les jeunes gens de se marier enfin. La lune est ronde, les matrones en espèrent beaucoup de bienfaits pour la mariée et sa future descendance.

Mais les oracles se trompent, et la lune est mauvaise. Voici que Feng assiste à sa dernière fête de célibataire, voici que ses compagnons le font boire plus que de raison, voici qu'il se bat avec l'un d'eux, et qu'il tombe malencontreusement d'une terrasse. Le fiancé est mort, la nuque brisée, et le désespoir entre dans les maisons. Szou s'évanouit en apprenant le drame, et son futur beau-père, affolé, s'en va trouver un homme de loi.

— Est-il possible de toucher la dot, malgré la mort de mon fils ?

— Oui, si la fiancée y consent et ne désire pas que son père la donne à un autre.

Liang Ki, dont les ongles sont aussi longs que ceux d'un rapace, se fait expliquer l'ancienne loi, toujours en vigueur, qui permet à un beau-père d'empocher la dot de sa bru, même si le fiancé est mort ou porté disparu.

Le mariage est toujours possible. Si la fiancée ne veut pas d'autre époux que le défunt, elle épousera le défunt. C'est-à-dire qu'elle épousera symboliquement un vase. Le plus grand et le plus beau qu'ait pu tourner le potier de la région.

Szou Li est si profondément enfoncée dans le chagrin, qu'elle accepte sans hésiter. La perte de son fiancé a été si brutale, si injuste, et elle l'aimait tant, que la vieille loi lui paraît une consolation. Il y a plus de mille ans qu'un tel mariage n'a pas eu lieu. Cette coutume était tombée en désuétude, mais aucun texte ne l'ayant abrogée, elle demeure parfaitement légale.

Un an et un jour après la mort de Feng, Szou Li âgée de 16 ans est donc transportée à travers la ville sur un magnifique palanquin, dans sa robe d'épouse. Douze jeunes filles vierges, parmi les plus belles, l'escortent. Derrière elle, un autre palanquin, porté par douze garçons, abrite le plus beau des vases de la région : un vase de porcelaine rouge, mesurant deux mètres de haut. C'est l'époux symbolique.

La cérémonie a lieu devant une foule considérable et l'on parle de cet étrange mariage jusqu'à Pékin. C'est un acte d'amour singulier, un sacerdoce cruel. En effet, en acceptant de lier sa vie à un vase, Szou Li accepte de ne plus jamais connaître d'homme. De plus, elle n'a guère d'espoir d'être veuve ; le vase étant installé une fois pour toutes dans sa demeure, et personne n'ayant le droit d'y toucher, il se couvrira de poussière au fil du temps, tandis que la jeunesse et la beauté de Szou Li se flétriront, inutiles et délaissées. Or le père de Szou Li, général dans l'armée chinoise, riche et considéré, ne l'entend pas de cette oreille.

Lorsque le beau-père vient réclamer la dot, ainsi qu'il est normal à l'issue de la cérémonie, il refuse tout simplement :

— Ma fille n'a épousé personne ! Trouve-lui un autre fils !

— Je n'ai pas de fils !

— Que ton épouse te donne un fils et tu lui trouveras une autre femme !

— Ma première épouse est vieille..

— Alors résigne-toi, je ne paierai pas.

— Tu paieras car la loi existe !

En effet. Après un procès de plusieurs mois, le père de Szou Li, se voit contraint d'accepter le mariage de sa fille et de payer la dot. Ainsi qu'il était convenu, il donne également à la jeune mariée la belle maison de campagne aux jardins emplis de roses, où elle vivra désormais avec son époux, jusqu'à sa mort. C'est ainsi qu'une bombe japonaise tombant un jour dans un jardin chinois, fera mourir du même coup, près de quarante ans plus tard, le vase rouge et symbolique représentant le mari de Szou Li, et Szou Li elle-même, devant les débris de son époux de porcelaine.

Quarante ans de fidélité, de vie monacale auprès d'un époux absent, et la mort. Étrange bien sûr. Mais ce n'est pas le plus étrange de la vie de cette femme, que l'on va maintenant porter en terre avec son époux en morceaux. Le plus étrange a été rapporté par un officier japonais. Et comme il y a peu de raison de croire que cet homme ait menti, nous voici devant un vrai mystère.

L'histoire du mariage de Szou Li avec un vase de porcelaine rouge, ayant fait grand bruit à l'époque, on en parla jusqu'à Pékin. C'était en 1900. Puis une fois le procès terminé, la jeune mariée retomba dans l'oubli.

Elle vécut donc dans la maison de campagne offerte par son père le général Yang Tseu, en compagnie de quelques domestiques fidèles. Comme elle ne rendait visite à personne, personne ne lui rendait visite. Chaque année, un comptable de la famille venait régler les fournisseurs et veiller à l'entretien de la maison. Szou Li vivait en recluse et nul ne saura jamais si elle a regretté un jour d'avoir voué sa vie à un vase.

En 1936, lors du bombardement qui brise ledit vase et la fait mourir d'émotion, elle est pratiquement seule au monde, et très pauvre. Son père a été tué, ses frères aussi, et du côté de sa belle-famille, il y a bien longtemps qu'on l'a oubliée, bien longtemps que le comptable ne vient plus régler les fournisseurs et que les domestiques se sont envolés.

Il ne reste qu'une vieille servante. C'est grâce à elle que Szou Li a survécu. Elle a vendu judicieusement des bijoux, cultivé un potager, hors des yeux de sa maîtresse, et grâce à son habileté d'entremetteuse, réalisé de nombreux mariages qui lui ont rapporté de quoi vivre. En Chine, le métier d'entremetteuse était un métier honorable et nécessaire.

Cette vieille femme a vu naître Szou Li. C'est elle qui lui a bandé les pieds, elle qui a toujours baigné ses cheveux en les démêlant avec des peignes d'ivoire, elle qui l'a préparée pour son mariage, et c'est elle aussi qui l'a reçue dans ses bras au moment de sa mort.

Szou Li est allongée sur l'estrade où trônait le vase de porcelaine rouge. À côté d'elle, les débris, soigneusement rassemblés jusqu'à la moindre poussière. La servante est allée demander de l'aide pour procéder aux funérailles et s'est heurtée à une colonne japonaise. À l'officier qui la bousculait elle a crié qu'il était un assassin pour avoir tué sa maîtresse : la noble fille du général Yang Tseu.

En entendant le mot « général », l'officier japonais décide d'aller fouiller la maison de bois toute proche.

Ne trouvant rien de spécial, à part une morte et les débris d'un vase, l'officier demande des explications par l'intermédiaire d'un interprète. Et dès la première question posée, un quiproquo s'installe.

L'officier demande où est le général. Comprend qu'il n'y a pas de général ici, et demande alors où est le maître de maison. La servante lui montre le vase en morceaux, et il la traite de vieille folle. Puis comprenant de moins en moins ce qui se passe dans cette maison, il désigne le corps de Szou Li :

— Qui est cette jeune fille ?

— C'est ma maîtresse, Szou Li, et ce n'est pas une jeune fille, elle aurait eu cinquante-deux ans au prochain hiver.

— Tu te moques de moi ? Cette jeune fille n'a pas vingt ans !

L'obstination de la vieille servante est incroyable pour l'officier japonais ! Cette stupide vieille esclave voudrait lui faire croire que cette beauté radieuse a plus de cinquante ans ?

Mais la stupide esclave, promène sous les yeux de l'interprète le contrat de mariage de sa maîtresse, son acte de naissance, et insiste !

— Ma maîtresse Szou Li a été bénie des dieux, jamais son teint ne s'est altéré, aucune ride n'a barré son visage, sa beauté était éternelle, je le sais moi qui l'ai baignée et habillée durant toutes ces années ! Szou Li a gardé le visage et le corps d'une vierge ! Car elle a épousé un homme qui était déjà dans l'éternité et ne pouvait plus vieillir.

« Si tu ne me crois pas officier ! demande à Pékin à la famille du général Yang Tseu ! Demande aussi à la famille de Liang Ki !

L'officier japonais ne voulait pas croire à toutes ces sornettes, aussi emmena-t-il la servante aux autorités chinoises de la province. Apprenant le décès de Szou Li, certains hauts fonctionnaires chinois exprimèrent leur réprobation à peine voilée. Ce qui n'émut pas le Japonais. Ses hommes étaient maîtres de la contrée, il n'avait que faire de la réprobation de quelques mandarins.

Puis on lui confirma l'identité de la défunte, et son âge, ainsi que l'histoire du vase rouge. La servante reçut l'autorisation de faire procéder aux funérailles et l'officier japonais perplexe continua son chemin et, arrivé à Pékin, fit un rapport sur ce qu'il avait vu. Peut-être les Chinois possédaient-ils le secret de l'éternelle jeunesse ? Il décrivit ainsi la femme de plus de cinquante ans qu'il avait vue étendue près de son époux de porcelaine brisée.

« Son corps et son visage étaient juvéniles, tels ceux d'une adolescente. Le teint de sa peau, lisse et parfait, ses lèvres roses, et j'ai pu voir des dents aussi blanches que des perles. Pas un cheveu d'argent dans sa chevelure, dont la longue natte enroulée sur la nuque et autour de la tête, devait mesurer la longueur de deux pas. »

C'était en 1936, juste après la « longue marche ». Le Maoïsme s'apprêtait à bouleverser les traditions du vieux pays. Désormais on couperait les cheveux des jeunes filles, on leur recommanderait de n'épouser leur camarade de travail qu'avec l'accord du chef de cellule, sans dot, sans mystère, sans vase rouge, et avec pilule anticonceptionnelle.

Les temps changent. Monde, ton mystère fout le camp.

 

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