LA MAISON SOUS LA LUNE
C'est le gros plan le plus classique du cinéma d'angoisse : une poignée de porte qui tourne dans la faible lueur d'un rayon de lumière. Qui est derrière la porte ?
Autre plan classique, les yeux d'une femme agrandis par la peur, fixant cette poignée de porte.
Si nous étions au cinéma, plusieurs choses pourraient se passer ensuite. La porte fermée résisterait à la main invisible, par exemple, ou bien, elle s'ouvrirait sur un assassin redoutable, ou bien on verrait surgir Dracula, ou encore une bête immonde venue d'une autre planète, bref, ce serait du cinéma.
Mais nous sommes dans la réalité, un soir de janvier mil neuf cent cinquante-deux. Alentour, c'est la campagne du Midi de la France, aux environs de Béziers. La lune est bien ronde, bien blanche, la nuit étoilée, il fait un froid relatif, et on distingue les ombres décharnées des pieds de vigne, qui attendent patiemment le retour de l'été. La maison est isolée, à cinq cents mètres d'un village de trois cents habitants, au milieu de ces vignes.
Les yeux de la femme qui fixent toujours la poignée de porte, comme hallucinés, sont ceux d'Anne-Marie V. Elle est en chemise de nuit, un verre d'eau à la main. La porte est celle de la cuisine.
À l'étage, elle sait que son mari dort profondément, puisqu'elle vient de le quitter pour aller boire. Et il n'y a personne d'autre. Personne. Sauf un chien, incapable de faire tourner une poignée de porte.
Ils sont arrivés le matin, pour prendre possession de cette maison héritée d'une cousine qu'ils connaissaient très peu, une vieille fille sans enfant, morte sans testament il y a quelques mois, et dont les biens reviennent donc aux parents les moins éloignés, c'est-à-dire Guy et Anne-Marie, quarante et vingt-huit ans, mariés depuis dix ans, commerçants dans la banlieue parisienne, sans enfant et plutôt ravis d'hériter de cette grande baraque au soleil.
Seulement, il est minuit passé, un rayon de lune éclaire la cuisine, Anne-Marie ne trouve pas l'interrupteur, elle a oublié où il se trouve dans cette maison inconnue, et la porte s'ouvre lentement, tout doucement, comme avec précaution.
Alors elle lâche son verre qui éclate sur le sol carrelé de rouge, et elle hurle avec une force incroyable. Elle n'appelle pas son mari, elle ne crie pas « au secours », elle hurle un son bizarre, strident, modulé à l'infini, c'est la voix de la peur la plus animale.
Le hurlement d'Anne-Marie a réveillé en sursaut Guy son époux et Caramel le cocker. L'un dégringole précipitamment l'escalier, pieds nus, le cheveu et l'esprit en bataille, tandis que l'autre aboie consciencieusement sur le palier, avec la prudence d'un chien qui ne connaît pas la situation et hésite à s'en mêler.
Dans le couloir sombre, Guy trébuche sur des valises, se prend les pieds dans un porte-parapluie, et guidé par le hurlement continu de sa femme, ouvre brutalement la porte de la cuisine, trouve l'interrupteur et hurle lui aussi :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
Rien. De toute évidence il n'y a rien qu'un verre d'eau répandu sur le carrelage en petits morceaux brillants. Anne-Marie est restée la bouche ouverte, cri arrêté. Elle arrive à faire une phrase :
— C'est... c'est toi qui...
— Moi qui quoi ?
— C'est toi qui a ouvert cette porte ?
— Évidemment c'est moi ! Tu hurlais ! Qu'est-ce qui se passe ?
— Non mais tout à l'heure, il y a une minute, c'est toi ?
— Mais qui moi ? Qu'est-ce qui te prend à la fin ? Tu deviens folle ? Qu'est-ce que tu as vu ? Une araignée ? Une souris ? Un serpent ? Un fantôme ?
— Écoute Guy... Je ne plaisante pas je t'assure, j'étais là, dans le noir, je me servais à boire au robinet, et j'ai vu la poignée de la porte tourner, et puis, la porte a bougé, elle a commencé à s'ouvrir... alors...
— Alors tu as hurlé comme si tu avais le diable à tes trousses ! Ce que tu peux être impressionnable...
— Mais je te jure que j'ai vu la poignée tourner, et la porte s'ouvrir comme s'il y avait quelqu'un derrière !
— Quelqu'un ? Qui ?
— Mais je ne sais pas ! Tu es arrivé, et, Guy ! Il est peut-être encore dans la maison ! Il s'est sauvé quand j'ai crié !
— Je n'ai rien vu dans le couloir.
— Il s'est caché ailleurs !
— Où ? Il n'y a qu'un passage !
— Je ne sais pas. Il a dû avoir le temps de monter à l'étage avant que tu arrives, ou de se cacher dans la salle à manger, au salon, dans la cave, au grenier ! Je ne sais pas moi... Il y a sûrement quelqu'un ici ! J'ai peur Guy ! Il a peut-être filé par la fenêtre ?
Au fond, Guy ne connaît pas très bien la maison lui non plus et le doute l'envahit :
— Ne bouge pas de là je vais voir.
— Ah non j'ai trop peur ! Je viens avec toi.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je prends un couteau, on ne sait jamais.
Guy hausse les épaules, mais pas très fier au fond, il attrape lui aussi au passage dans le couloir, ce qui lui tombe sous la main ; un vieux parapluie de campagne, énorme et poussiéreux.
Inutile de raconter leur exploration. Il n'y a rien nulle part, et de la cave au grenier toutes les portes et les fenêtres sont closes, Guy en conclut qu'il s'agit d'un courant d'air. Mais Anne-Marie insiste :
— Y'a pas de courant d'air. Et les courants d'air ne font pas tourner les poignées de porte !
— Alors tu l'avais mal fermée, et la clenche s'est dégagée toute seule.
— En tournant ? Sans bruit ? Sans un claquement ou un grincement ?
— Alors tu as cru la voir tourner. Un jeu d'ombre et de lumière. La fenêtre de la cuisine n'a pas de volets, et la lune éclaire tout, regarde.
— Tu crois ?
— Évidemment que je crois. Qu'est-ce que tu veux que ce soit d'autre ? Un fantôme ? Celui de la cousine ?
— T'es bête !
— Alors tu vois bien. Allez, allons nous coucher. Tu sais, quand on ne connaît pas une maison, on entend des bruits bizarres, on voit des trucs bizarres, c'est tout simplement parce qu'on n'a pas l'habitude d'y vivre, c'est tout.
— Mouais, sûrement, n'empêche que je l'ai bien vue tourner... On aurait vraiment dit...
— N'y pense plus.
Guy et Anne-Marie remontent l'escalier, et sur le palier le chien les regarde, l'œil interrogateur, le poil hérissé, la queue basse, il gronde.
— Eh bien, Caramel, eh bien, le chien... C'est rien !
— Tu vois ! Il gronde. C'est pas normal Guy.
— Oh écoute, arrête ! Le chien a eu peur c'est tout, ne sois pas stupide. Allez tout le monde au lit !
Tout le monde se recouche. Anne-Marie les yeux ouverts, un peu pâle. C'est une jeune femme fragile, mince, d'une grande nervosité. Cette nervosité n'a fait que s'accentuer au fur et à mesure des années, car elle désire un enfant de toutes ses forces, et n'arrive pas à en avoir. Pourtant rien ne s'y oppose d'après les médecins, elle et son mari sont parfaitement capables de procréer. Mystère de la conception, chaque mois qui passe ne leur a apporté que déception. Et si Guy s'est résigné, aidé en cela par son caractère de bon vivant, équilibré et insouciant, qui ne demande pas l'impossible, Anne-Marie elle, se sent coupable, malheureuse. Elle dort mal, fait des cauchemars...
La grande main solide de son époux caresse légèrement son visage immobile...
— Allez dors... Je suis là...
Mais il a beau être là, ce qui va se passer maintenant sera plus difficile à expliquer.
Anne-Marie sursaute à nouveau :
— Qu'est-ce que c'est ?
— C'est la pendule qui sonne ! Il est deux heures du matin.
— Guy ?
— Quoi encore...
— La pendule, on l'a regardée ensemble cet après-midi, elle ne marchait pas, rappelle-toi.
— Ah oui ? Eh ben on a dû la secouer un peu et elle s'est remise en marche toute seule...
— Mais c'est impossible, elle n'a plus ses poids.
— Et alors ?
— Eh bien, sans poids, elle ne peut pas sonner.
C'est vrai, elle ne peut pas. Et il n'y a qu'une pendule dans la maison, ça, Guy en est sûr. De plus, il se souvient parfaitement à présent qu'elle n'a pas de poids, qu'une aiguille s'est détachée et que le mécanisme est rouillé.
Et cette fois il ne peut plus attribuer le phénomène à la nervosité de sa femme, lui aussi a entendu sonner deux coups. Deux, et sa montre-bracelet marque elle aussi deux heures.
— Je vais voir.
— Ne me laisse pas !
— Reste là avec le chien. C'est peut-être une souris qui s'est coincée dans le mécanisme, et tu as horreur des souris. C'est ça, ça doit être une souris ! Je reviens.
Guy descend à nouveau au rez-de-chaussée, ouvre la porte du salon, cherche l'interrupteur, le trouve, et recule aussitôt, effrayé et surpris par une explosion. Comme un coup de feu ! Et il se retrouve dans le noir.
Le temps de réaliser que l'ampoule du plafond est responsable de l'incident, qu'elle a grillé au moment où il manipulait l'interrupteur, il se passe quelques secondes d'affolement et Anne-Marie se remet à hurler, le chien à gronder, bref la panique à nouveau.
Guy a eu peur. Ça surprend, ce genre de choses. Une fois chien et épouse calmés, il s'emploie à recueillir les minuscules débris de verre éparpillés sur le tapis. Mais comme il travaille à la lueur d'une bougie, il finit par se couper sur le culot déchiqueté de la lampe, qu'il voulait extraire de la douille.
Il jure, peste, cherche un chiffon pour empêcher le sang de couler goutte à goutte sur le tapis, tandis qu'Anne-Marie, recroquevillée dans un fauteuil, le chien sur ses genoux, pleure d'énervement.
— Je veux m'en aller, Guy. Il se passe des choses mauvaises ici.
— Ne dis pas de bêtises ! Elle a éclaté c'est tout, et je me suis coupé c'est tout !
— Non. Il y a autre chose j'en suis sûre, je le sens, cette maison ne veut pas de nous.
— D'accord, on verra ça demain matin au grand jour, si tu veux bien. Allons dormir.
— Pas question, je vais dormir dans la voiture.
Et Anne-Marie attrape des couvertures et des coussins pêle-mêle, tandis que son époux résigné, la suit. Il ne peut pas faire autrement, elle aurait trop peur toute seule dans la voiture, et il ne fait pas chaud. Les voilà donc installés tous les deux, le chien en plus, les couvertures pardessus.
Soudain Anne-Marie sursaute :
— La porte d'entrée, elle a claqué ! Tu l'as fermée à clé ?
— Non. J'ai laissé les clés accrochées au mur dans le couloir.
— Elle a claqué !
— Eh bien elle a claqué, j'avais dû mal la tirer.
— Va voir !
— Écoute Anne-Marie, c'est de l'enfantillage maintenant.
— Va voir je t'en prie, j'ai senti comme un souffle... J'ai... vraiment senti quelque chose... Je ne sais pas quoi... Je t'en supplie va voir !
— Mais voir quoi ? On la voit d'ici cette porte, elle est fermée, c'est un courant d'air, on a dû oublier de refermer une fenêtre, et puis j'en ai marre !
— S'il te plaît !
Les yeux d'Anne-Marie sont impressionnants, fixes, elle tremble de tous ses membres et répète :
— S'il te plaît.
Alors en maugréant, Guy sort de la voiture, monte les trois marches du perron et veut ouvrir la porte d'entrée.
Elle devrait s'ouvrir puisqu'il ne l'a pas fermée à clé. Or, elle ne s'ouvre pas. Et justement elle est fermée à clé. À la lueur de sa lampe électrique, Guy peut le constater sans aucune équivoque. Or, cette porte ne possède pas une serrure automatique capable de jouer ce genre de tour aux imprudents. Cette porte est une porte ancienne, avec une vieille serrure, dans laquelle il faut, de l'intérieur comme de l'extérieur, introduire une clé pour faire jouer la fermeture. Il faut donc une main d'homme pour mettre la clé dans cette serrure. Et pire, la clé n'est pas dans la serrure pourtant fermée à double tour.
Cette fois, Guy croit devenir fou. Quelle explication donner à ce genre d'événement ? Un tour de clé passe encore... avec un courant d'air, le poids de la porte, et en admettant que le pêne soit déjà à moitié enclenché. Mais deux tours c'est un peu gros.
Anne-Marie a un malaise en apprenant la chose. Et cette fois, Guy lui-même a peur. Il ne sait pas de quoi, logiquement, mais après tout, cette accumulation fait peur. Il remonte dans la voiture, démarre, fonce au village, réveille le propriétaire de l'unique hôtel, lui raconte que leur porte s'est fermée alors qu'ils étaient dehors, et que la clé était restée à l'intérieur, ce qui explique leur tenue bizarre. Bref, ils se réfugient dans une chambre d'hôtel où rien ne bouge, rien n'explose, rien ne se passe, mais où ils ne dorment pas de la nuit.
Le lendemain matin, pâles et désorientés, ils retournent à la maison. L'ancienne maison de la cousine Louise, avec un serrurier.
Et le serrurier éclate de rire :
— Dites ! Elle était pas fermée à clé cette porte ! Regardez...
— Mais je vous assure ! Enfin, je ne suis pas fou !
— Possible, mais c'est ouvert. Eh ben vous me devez le déplacement, c'est tout. Au revoir messieurs dames !...
— Dites, euh, vous connaissiez l'ancienne propriétaire ?
— La Louise ? Sûr. Comme tout le monde ! Mais elle fréquentait peu le village. Une vieille un peu sauvage hein ? Enfin, ça l'a quand même porté sur ses cent deux ans ! Ça conserve la sauvagerie !
Anne-Marie contemple la maison, les pierres, les tuiles, la treille, et soudain, elle demande :
— Vous savez où elle est enterrée ?
— Bien sûr. Le cimetière est derrière, à cent mètres à peine après le virage, juste derrière ce rideau d'arbres. Vous trouverez facilement. Alors comme ça, c'est vous les héritiers ?
— Euh... oui...
— Eh ben tant mieux, c'est une bonne maison, solide, comme on en fait plus. Elle date de plusieurs siècles vous savez... Même le maire dit qu'il faudrait la classer comme monument historique. Paraît qu'elle était déjà là au Moyen Age. Allez, au revoir et bon séjour quand même hein ? Une nuit dehors c'est pas grave.
Le serrurier parti, Anne-Marie pénètre dans la maison avec prudence, cherche des vêtements, s'habille rapidement et déclare à son mari :
— Je vais faire un tour...
— Où ça ?
— Sur le chemin, ça me changera les idées.
— Bon, moi je vais réparer les dégâts dans le salon, et acheter du matériel. À tout à l'heure.
Anne-Marie marche le long de la route qui mène au cimetière.
Bientôt, elle pousse la grille un peu rouillée, et avance dans les allées. Le cimetière n'est pas si grand, et elle trouve rapidement ce qu'elle cherchait. Un petit caveau, réservé à la famille V. Une inscription relativement fraîche, indique que Louise V y dort du sommeil éternel « 1850-1952, décédée en sa cent deuxième année. Requiescat in pace ».
Il n'y a personne dans le cimetière, à part Anne-Marie. Alors elle s'agenouille sur la pierre et se met à parler :
— Écoute Louise. Je ne t'ai pas connue assez pour savoir si tu étais méchante ou gentille. Peut-être que tu ne voulais pas de nous comme héritiers, mais il fallait le dire avant. Maintenant tu es morte. Tu entends ? Tu es morte ! Alors tu vas nous laisser en paix ! Voilà. Si tu veux quelque chose dis-le ! Si c'est vrai qu'on peut hanter sa maison pour embêter les vivants, fais-la sauter une fois pour toutes. Mais qu'on en finisse. Moi je suis fatiguée, à bout de nerfs, avec mon mari on était content de venir ici, au soleil, loin de Paris et du bruit, et je m'étais dit comme ça, peut-être que là-bas, je pourrai le faire cet enfant dont je rêve. Toi, tu n'en as jamais eu Louise, ça a dû te tourmenter sûrement. Alors tu peux me comprendre. Laissenous vivre ici tranquillement et je te promets que si par bonheur j'ai un enfant, et que c'est une fille, elle s'appellera comme toi : Louise. Voilà. Maintenant je vais faire une prière pour le repos de ton âme. Peut-être que tu n'as pas eu de prières de gens qui t'aimaient. C'est pour ça que tu es fâchée, sûrement. On aurait dû venir te voir avant d'entrer dans ta maison. « Je vous salue Marie pleine de grâces... »
Ridicule ? Enfantin ? Naïf ? Possible. C'est ce qu'a déclaré le mari :
— Mon pauvre chou. Tu ne vas tout de même pas croire à ces choses ? Aller parler à une morte ! quelle idée...
D'accord. Restons objectifs, froids et trouvons des explications à tout y compris à la porte ouverte et fermée. Mais il faut savoir que la maison n'a plus rien dit. Et Anne-Marie a accouché d'une petite fille, dix mois plus tard. Elle l'a prénommée Louise, et il paraît, mais ce genre de chose est toujours subjectif, que Louise, qui a la trentaine maintenant, ressemble à sa lointaine cousine, et n'est pas encore mariée.
Coïncidence... Impressionnabilité, enchaînement de hasards, comprenne qui pourra.