LE LIFTIER DE LA MORT

Hambourg, ville squelette, ville neuve, ville qui a perdu son âme à la guerre, et se refait une beauté dans l'architecture douteuse et hâtive des années 50. Un hôtel pour hommes d'affaires dans le centre, flambant neuf, qui sent le béton et la moquette neuve. Plus une chambre libre, la guerre est finie, le commerce reprend ses droits, les contrats se signent sur les ruines à peine refroidies ; déjà l'Allemagne industrielle relève la tête.

Somerset O'Reilly, cinquante-sept ans, Américain à la tête d'une multitude de chaînes de magasins aux États-Unis, est venue prospecter le marché européen naissant. C'est un homme grand et fort, au teint fleuri et aux dents blanches, divorcé deux fois, en cours d'une troisième rupture, père de trois enfants élevés par leur mère respective. D'origine irlandaise, Somerset O'Reilly aime boire et manger, les soirées bien arrosées, le rire énorme et les conquêtes faciles, surtout lorsqu'il est loin de chez lui. À New York ou à San Francisco, il ne s'afficherait pas avec ce qu'il est convenu d'appeler une pin-up. Surtout en plein divorce. Mais à Hambourg, comme à Paris ou Genève, tout est permis... C'est pourquoi le liftier de l'hôtel remarque à dix heures du soir, l'arrivée bruyante et colorée de l'homme d'affaires, poussant devant lui une jeune femme brune et consentante. Autour de lui, d'autres jeunes femmes, brunes ou blondes et d'autres hommes d'affaires, en rupture d'épouse légitime.

Le liftier qui vient de prendre le service de nuit, ne connaît pas Somerset O'Reilly arrivé dans la matinée. Il l'observe d'un œil professionnel, voit qu'il prend sa clé auprès du concierge et plaisante avec ses amis à grands renforts de clins d'œil. Le liftier doit se dire à peu près ceci : « Tiens, voilà un bonhomme au portefeuille bien rempli, qui s'est offert la compagnie d'une jolie fille... » Puis il se tient prêt à faire monter tout ce joli monde dans les étages. L'ascenseur est grand, sa double porte est ouverte, les clients y pénètrent en souriant, parlant anglais ou allemand ou un mélange des deux. Le liftier a le regard impassible, il attend patiemment que le dernier passager soit dans la cabine. Mais le dernier s'est arrêté net à la grille de l'ascenseur. Le regard fixe, il dévisage le liftier. Des secondes passent. Puis, avec un rire forcé, Somerset O'Reilly lance :

— Je prends l'escalier !

Et il regarde l'ascenseur s'élever, emportant deux hommes et trois jeunes femmes dans les étages. Le concierge a observé la scène de loin. Lui aussi s'étonne de voir le client du 144 préférer l'escalier à l'ascenseur. Un homme essoufflé, à l'estomac rebondi qui monte trois étages à pied, c'est bizarre. Et qu'attend-il ? Pourquoi cet air étrange, ce teint un peu gris ?

— Un problème monsieur O'Reilly ?

L'homme secoue la tête négativement, il jette un œil sur l'indicateur d'étages, l'ascenseur est arrêté au troisième, et il repart. Somerset O'Reilly hausse les épaules et se dirige vers l'escalier qu'il entreprend de monter lentement.

Ce sont les faits contrôlables. Le reste, tout ce qui a précédé et suivi cette scène, fait partie d'un univers où l'on a peur d'entrer après les explications de Somerset O'Reilly, lorsqu'il devra dire pourquoi, ce soir du neuf mars 1951, il n'a pas pris l'ascenseur. Le hall de l'hôtel fourmille de monde. Des cris, des gens qui courent en tous sens, des ambulances, des policiers, des brancards, une atmosphère de désastre.

Le concierge raconte pour la dixième fois :

— J'ai entendu un bruit épouvantable. J'ai levé les yeux, je crois que j'ai aperçu la cabine de l'ascenseur qui franchissait le rez-de-chaussée à toute allure, mais je n'ai pas eu le temps de réaliser vraiment. Le fracas a été effroyable, et j'ai entendu des cris.

Trois morts sont allongés dans le hall : un couple et une jeune femme brune. Celle qui accompagnait Somerset O'Reilly. Celle qu'il a poussée dans l'ascenseur, celle qu'il devait retrouver au troisième étage, chambre 144. Et puis le liftier, gravement blessé, mais vivant.

Le concierge désigne le rescapé du doigt :

— Il y a ce monsieur-là, qui l'a échappée belle. Il a voulu prendre l'escalier !

Somerset O'Reilly est si pâle pour un rescapé, que le directeur de l'hôtel s'est empressé de lui offrir un alcool. Assis sur une marche, le gros homme répète comme une litanie :

— Oh mon Dieu, oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu...

L'un des policiers crie :

— Le câble a été coupé net ! Une faille dans l'acier ! Jamais vu ça !

Le directeur tente de s'excuser, il a fait vérifier le matériel, tout est neuf, il ne comprend pas. Le liftier non plus n'a pas compris. Lorsqu'on l'a sorti des décombres, les jambes brisées, il a seulement dit :

— Ça a craqué d'un coup.

Et il s'est évanoui.

Somerset O'Reilly écoute un inspecteur lui demander des précisions sur la dame brune qui l'accompagnait.

— Son nom, monsieur ?

— Vivien, c'est tout ce que je sais !

— Vous ne la connaissez pas ?

— Non. Je l'ai rencontrée ce soir, dans un cabaret, nous avions décidé de finir la soirée, enfin, vous me comprenez ?

— Comment se fait-il que vous ne soyez pas monté avec elle dans la cabine ?

Somerset O'Reilly hésite, sa lèvre inférieure tremble un peu. Il paraît gêné.

— Une idée, une sorte d'appréhension.

— Vous avez eu de la chance ! Et l'homme, vous le connaissiez ?

— Une relation d'affaires.

— Lui aussi avait rencontré une petite dame ?

— C'est ça, oui, où est le liftier ?

— Et vous êtes le seul à avoir pris l'escalier ! C'est incroyable.

— Incroyable. Où... où est le liftier ?

— C'était quoi cette appréhension ? Vous êtes claustrophobe ? Vous avez le vertige ?

— Non... Non... Un pressentiment si vous préférez. Dites, vous pouvez me dire où est le liftier ?

Somerset O'Reilly n'est pas dans un état normal. Même si l'on fait la part du choc et de la peur rétrospective, cet homme est bizarre. Il parle de pressentiment du bout des lèvres, sans avoir l'air d'y toucher. Il a l'air de mentir et cette insistance à propos du liftier peut paraître suspecte. Le policier en informe son chef, avec prudence.

— Dites patron, il a peut-être provoqué l'accident ?

— Dans un hôtel ? Comment voulez-vous qu'il s'y prenne ? Sectionner un câble d'ascenseur, ce n'est pas si simple.

— Il a l'air de mentir, c'est pour ça.

— Mentir, à propos de quoi ?

— Il prétend qu'il n'a pas pris l'ascenseur à cause d'un pressentiment.

— Et alors ?

— Ben, alors, je sais pas. C'est juste qu'il est bizarre et puis qu'il veut savoir où est le liftier. Je lui ai dit qu'il était à l'hôpital et il a dit « Ah... il n'est pas mort ! » Comme s'il le regrettait.

— Dites-lui de m'attendre. Je lui parlerai dans un moment. J'attends des précisions sur l'état du câble.

De loin, le commissaire de police du quartier observe Somerset O'Reilly, qui tamponne l'intérieur de ses mains avec un mouchoir roulé en boule. Sa cravate est de travers, il est ému, mais après tout, il vient d'échapper à la mort. Quoi de plus normal que d'être ému. Il est vrai qu'il vient d'échapper à la mort. Comment fait-on dans une, ville, inconnue, où l'on vient pour la première fois, dans un hôtel réservé par téléphone, comment fait-on pour échapper à la mort ? Et si quelqu'un en voulait à cet homme ? Et si « on » avait tranché le câble de l'ascenseur, exprès pour lui ? Voilà qui expliquerait mieux son attitude. Une tentative de meurtre ? Tuer trois personnes, en blesser une quatrième pour en rater une ? La police a vu pire. Le commissaire se penche dans le trou béant de la cage de l'ascenseur où s'activent des techniciens.

— Alors ?

Le commissaire s'impatiente. Oui ou non, va-t-on lui dire comment cet ascenseur tout neuf a dégringolé quatre étages sans prévenir ?

Les techniciens font la moue :

— C'est drôle. On ne voit pas d'usure, pas de trace de section, le câble a lâché tout seul.

— Comment ça tout seul ? C'est possible ça ?

— Ça n'arrive jamais.

— Mais c'est arrivé ! Alors c'est arrivé comment ?

— Mystère...

— Comment ça mystère ?...

— Une faille dans l'acier, une mauvaise tension, le truc qui arrive une fois sur des milliards. Un vice dans l'acier du câble, on ne voit rien d'autre.

— Vous êtes sûrs que personne n'y a touché ?

— Ça se verrait.

— C'est un accident ?

— Incompréhensible, mais ç'en est un. Il est probable que les compagnies d'assurances vont faire étudier ce morceau de câble sur toutes les coutures. On trouvera peut-être la raison du vice de fabrication. En tout cas, rien de criminel, commissaire. Ça se voit au premier coup d'œil ce genre de bricolage.

Somerset O'Reilly fait sursauter le policier :

— Vous pensiez à un geste criminel ?

— Pas vraiment, mais il faut éliminer toutes les possibilités. Alors monsieur, vous n'avez pas pris l'ascenseur, pourquoi ?

— Comme ça, une idée.

— Pourquoi voulez-vous savoir où se trouve le liftier ?

— Eh bien, il n'est pas mort, ça m'a frappé !

— Pourquoi ?

L'homme hésite, regarde autour de lui, puis se décide.

— J'ai peur d'être ridicule, mais cet homme m'a fait peur.

— Ah ? Vous le connaissez ?

— Non. Enfin si. Je l'ai reconnu... voilà... Il y a assez longtemps de ça, c'était avant la guerre en tout cas, j'ai rêvé de lui.

— Du liftier ?

— Du liftier ! plus exactement j'ai fait un cauchemar, et dans ce cauchemar, un homme cherchait à me tuer. Je voyais très bien son visage. Pâle, assez jeune, des yeux écartés, des sourcils épais et des cheveux lisses et noirs. Longtemps je me suis souvenu de ce cauchemar et tout à l'heure, en arrivant devant l'ascenseur, je suis resté stupéfait ! Le visage de mon cauchemar, c'était exactement celui de cet homme, du liftier. Il me regardait de la même façon, fixement. Alors j'ai eu peur... et en même temps j'ai tenté de me raisonner. Mais pour rien au monde je n'aurais suivi cet homme quelque part. Oh non, pour rien au monde.

Il frissonne et secoue la tête comme un somnambule.

— Je le vois encore, et c'est insensé ! insensé !

Le commissaire observe pensivement son interlocuteur. Drôle d'histoire, une coïncidence sans doute, il répète :

— En tout cas, vous avez eu de la chance.

— Oui, mais le liftier, le liftier aussi a eu de la chance surtout qu'il s'agissait d'un employé temporaire, le directeur me l'a dit tout à l'heure. C'est la première fois qu'il venait travailler à l'hôtel, et moi aussi, c'est la première fois que je descends ici, et je trouve ça inquiétant, commissaire...

— Allons. Voyons. Ne cherchez pas de mystères là où il n'y a que coïncidence.

— Oh je sais, il vaut mieux ne pas en parler, on a l'air stupide, n'est-ce pas ? Mais vous ne pouvez pas savoir. Ce visage de cauchemar ! Où est-il ?

— Le liftier ? On vous l'a dit : à l'hôpital ! Il a les deux jambes cassées... !

— Je veux savoir comment il va, est-ce que vous croyez que je peux le voir ?

— Votre demande pourra paraître bizarre car le pauvre garçon est mal en point et il a de la famille, je suppose. Il vaudrait mieux oublier cette histoire.

— J'aurai du mal...

— Vous aviez bu monsieur O'Reilly ?

Surpris, le gros homme plante son regard encore effrayé dans celui du policier.

— Vous voulez dire que j'étais ivre, et que j'ai imaginé une ressemblance ? Oh non ! je sais boire, commissaire, et je vous jure bien que j'ai fait ce cauchemar il y a plus de dix ans. J'étais alors en Angleterre, j'allais épouser ma seconde femme, tout allait bien. Mais je n'ai jamais oublié cette nuit, ni ce visage. Parfois le souvenir m'en revenait, puis je n'y pensais plus. C'était comme le souvenir de quelqu'un de désagréable que l'on veut enfouir dans sa tête, mais tout à coup c'est devenu réel, vous comprenez ?

Le commissaire tapote l'épaule de son interlocuteur, puis lui serre la main et conclut :

— Rien de bizarre en tout cas dans notre histoire. Il s'agit d'un défaut de fabrication dans le câble. Rassurez-vous et allez dormir. Croyez-moi, ce liftier est un brave homme qui ne voulait de mal à personne.

C'est au moment de quitter l'hôtel, que le commissaire a entendu le directeur dire au téléphone :

— Merci de m'avoir prévenu. Je venais de l'engager. J'ignore tout de lui. Mais il a donné son adresse au bureau du personnel. Vous ferez le nécessaire pour avertir la famille du décès !

Du décès ? Le commissaire tend l'oreille et demande :

— Le liftier est mort ?

Le directeur raccroche effondré :

— Il n'était que blessé. C'est insensé ! Il paraît qu'il est mort dans l'ambulance. Pauvre garçon. Je l'ai engagé ce matin pour un remplacement de quarante-huit heures.

— D'où venait-il ?

— Un chômeur, comme il y en a des centaines à Hambourg.

— Vous avez son adresse ?

— Je suppose qu'il l'a donnée au secrétariat.

Mais l'homme n'avait pas donné d'adresse. Il avait prétendu être en instance de déménagement. Son nom était un nom sans intérêt, il aurait pu s'appeler Dubois, et il avait même dit que pour les gages, il s'en remettait à la charité du directeur qui avait eu la gentillesse de lui permettre de gagner un repas et quelques marks.

Somerset O'Reilly fit faire des recherches par une agence d'enquêtes privée, il fit paraître des annonces, promit une récompense à qui lui donnerait le moindre renseignement sur un homme d'environ trente ans, aux yeux écartés, aux sourcils épais et aux cheveux lisses et noirs, prénommé Walter, liftier d'une nuit, mort sans papiers, sans adresse et sans laisser d'autre trace qu'un corps figé à la morgue municipale et que personne n'avait réclamé, et ne réclama jamais.

Somerset O'Reilly paya cher de fausses informations qui ne le menèrent nulle part. Il revint chaque année à Hambourg, dans le même hôtel, avec l'espoir d'apprendre quelque chose. Mais il ne sut jamais rien de cet homme. Et n'osa plus jamais monter dans un ascenseur.

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