LES PETITS HOMMES DU CENTRE DE LA TERRE
Il y a scène de ménage chez les Winston. Sarah est dissimulée derrière une table renversée, alors que Lucius, son époux devant Dieu et les onze enfants qu'il lui a faits, tape sur la table en question avec une marmite de soupe.
Il n'y a plus de soupe dans la marmite, les onze enfants pleurent, et soudain un cri perçant jaillit de dessous la table :
— Lucius ! Par le démon qui t'habite, tu m'as tuée !
Lucius est un colosse d'un mètre quatre vingt-dix, employé dans une boucherie de San Francisco, où il transporte des moitiés de bœuf sur son dos et sans le moindre effort.
En conséquence de quoi la table sur laquelle il cognait a cédé sous la marmite, et en dessous, c'est à présent le grand silence... L'aînée des onze enfants, Carole, dix-sept ans, se met alors à hurler à son tour, et dans l'immeuble c'est immédiatement la panique. Des voisins tentent de ceinturer le colosse furieux, la police arrive, on retire de dessous la table les restes, plus très beaux, de Sarah Winston dont le crâne a souffert au point de la laisser pour morte.
Les voisins crient à l'assassin, les policiers emmènent Lucius Winston, et ne se doutent pas qu'en démêlant ce qu'ils croient être une classique scène de ménage, ils vont mettre au jour le maitre d'un monde souterrain inconnu et fantastique.
Lucius Winston est calmé. Il pleure même, il a peur d'avoir tué sa femme, et le policier qui l'a pris en charge le laisse dans le doute, avec une certaine cruauté :
— Alors ? On est grand, on est costaud, et tout ce qu'on trouve à faire c'est de cogner, hein ?
— C'est la colère, monsieur ! J'ai vu rouge... Ça fait des semaines que je lui disais de laisser tomber, et voilà qu'elle a tout donné à ce type !
— Elle t'a trompé ? C'est ça ?
— Trompé ? Oh non, Sarah est pas comme ça, monsieur, mais elle est devenue folle. Vous vous rendez compte, dix ans d'économies qu'elle a données à cet escroc ! Avec la montre en or de mon père et la paye de la semaine pour faire le compte. Si elle avait pu, elle lui aurait donné ma chemise. Alors vous comprenez, quand elle m'a dit que c'était pour l'humanité ! Moi, j'ai vu rouge...
— Tu parles d'un escroc ? Il fallait taper sur l'escroc pas sur ta femme !
— À condition de savoir où il est, monsieur ! Il paraît qu'il vit sous la terre ! Et qu'il a une armée entière... et que si on essaie de lui faire du mal, on meurt...
— Qu'est-ce que tu me racontes, Lucius Winston ?
— La vérité, je le jure...
— Personne ne peut vivre sous la terre, voyons... qui t'a raconté ces bêtises ?
— Sarah... Sarah ma femme, et elle a tout donné pour la cause : les économies, la montre...
— Voyons ça par le début. Qui est ce type ?
— Moi, je l'ai jamais vu, mais Sarah dit qu'il s'appelle Arthur Bell. Il connaît des secrets terribles. Elle lui a donné notre argent pour qu'on soit « heureux et protégés », c'est ce qu'elle disait. Sinon, ceux qui vivent sous la terre nous auraient crevé les yeux, et on serait morts à cause de je ne sais quoi, un rayon qu'ils ont dans la tête. Moi, j'y croyais pas, mais ma femme Sarah, elle est naïve, elle croit tout ce qu'on lui dit. J'aurais pas dû cogner, hein ? S'il vous plaît, je voudrais la voir maintenant.
Pauvre Lucius Winston, pauvre colosse de quarante-cinq ans, aux mains comme des battoirs. Il avoue qu'il avait bu une bière avec les copains et que la bière ne lui vaut rien, elle lui monte à la tête, surtout s'il n'a pas mangé. Or, ce soir-là, un soir de juin mil neuf cent trente-sept, voilà qu'il n'y avait rien à manger sur la table, à part une marmite de soupe pour lui et les onze enfants. Voilà que Sarah disait :
— Pendant sept ans, nous mangerons de la soupe. Nous appartenons au « Mouvement de l'humanité », nous devons être pauvres, abandonner tous nos biens terrestres et, plus tard, nous aurons une belle maison sur la nouvelle planète, avec une piscine, et une cascade, nous ne travaillerons plus que quatre heures par jour, dans les jardins, nous serons les survivants, il n'y en aura que deux cents millions sur la terre. Arthur Bell nous a choisis...
La petite Sarah, usée par les grossesses à répétition, levait sur son époux colossal des yeux bleus extasiés. Depuis, sa rencontre brutale avec une marmite de soupe à travers une table de bois, lui a ouvert le crâne. Mais elle ne mourra pas. Le policier vient de comprendre qu'il y avait derrière cette bagarre une de ces escroqueries monumentales qui fleurissent en Californie, à raison d'une tous les printemps. Prêcheurs, Dieu réincarné, rassembleurs de fidèles, annonciateurs d'apocalypses, les maîtres de sectes les plus invraisemblables font chaque année des centaines, voire des milliers de dupes. Quand ils ne tuent pas eux-mêmes ou par procuration...
Alors, nantis des bribes d'informations recueillies auprès du mari et des enfants de Sarah Winston, deux policiers s'en vont à la recherche d'Arthur Bell, qui vit dans la cave d'un immeuble de San Francisco, immeuble dont il est propriétaire.
Mais la rencontre n'est pas simple. L'homme connaît ses droits, et refuse de recevoir des policiers sans mandat de perquisition. Il demeure invisible, comme un rat au fond de son trou, tandis qu'un drôle de « secrétaire », efféminé, sert d'intermédiaire entre lui et la surface.
— Mon maître ne supporte pas la lumière du jour. Il vit dans les ténèbres, il ne pourra pas vous recevoir et n'a rien à se reprocher. Si vous désirez des renseignements, adressez vous à notre avocat, maître Ronald...
— Qui habite ici ?
— Personne d'autre que mon maître et moi-même...
— Et dans les étages ?
— Personne je vous dis, nous avons besoin de silence. Voyez notre avocat.
Or, la situation juridique est compliquée. Personne n'a porté plainte pour l'instant, contre cet Arthur Bell. Seul, Lucius Winston demande à le faire, mais comme il est, d'autre part, inculpé de tentative de meurtre, l'avocat a beau jeu de répondre que son client, Arthur Bell, ne pourra être entendu comme témoin que s'il est cité au procès de cet homme. Pour l'instant, cet individu nommé Lucius Winston a-t-il des preuves d'une escroquerie dont il aurait été victime ? Non, bien sûr...
— Ce serait trop facile, messieurs, cet homme veut tuer sa femme et ce qu'il trouve pour se défendre, c'est d'accuser un innocent, en racontant des balivernes ! Revenez quand vous aurez des preuves de quoi que ce soit, et il serait bien étonnant que vous en ayez. Mon client est un scientifique, dont la fortune personnelle lui permet de se livrer à des travaux de recherche. Si cet homme ose le traiter d'escroc, je ferai immédiatement le nécessaire pour l'accuser de diffamation...
Et la porte du bureau de l'avocat se referme avec courtoisie sur les deux enquêteurs furieux.
Furieux aussi le shérif :
— J'ai l'impression que dans cette ville il vaut mieux être un fichu escroc qu'un honnête homme avec une bière en trop... Débrouillez-vous pour vous infiltrer dans le circuit de ce type ! Je veux savoir ce qu'il magouille, à qui il prend les « dollars de sa fortune personnelle », tout quoi ! Et si vous n'arrivez à rien de mieux, coincez-le en flagrant délit d'attentat aux mœurs avec ce type qui vit avec lui, son secrétaire, soi-disant.
— Pas facile Shérif. Ils ne sortent jamais.
— Comment ça, jamais ? Et ils mangent quoi ?
— On l'ignore, Shérif. Dans le quartier, on nous a dit que personne ne les voyait jamais dans la rue. Des gens leur apportent de la nourriture.
— Alors coincez l'un d'eux, et faites-le parler !
— Bien chef.
— Et le courrier ?
— Pas de courrier, chef. Le facteur ne s'arrête jamais chez eux, ils sont malins. S'ils extorquent de l'argent, ce n'est sûrement pas par petites annonces. Ça doit se faire de la main à la main, sans papier ni contrat. Il faudrait faire parler Sarah Winston...
— Les médecins disent qu'elle ne peut pas pour l'instant. Ils ne sont même pas sûrs qu'elle ne restera pas diminuée. Le mari paiera pour ça, mais je le crois sincère sur le reste. Un pauvre type comme lui ne pourrait pas inventer de pareilles énormités. Mettez-vous au travail. Sarah Winston n'est sûrement pas la seule à avoir « confié ses économies » à cet Arthur Bell...
— L'ennui, c'est qu'on est repérés, Shérif.
— Eh bien, trouvez-vous un mouton, une femme de préférence... Quelque chose me dit que l'histoire montée par ce type doit mieux marcher avec les femmes.
Un mouton ? C'est parmi les prostituées interpellées dans la nuit, que les deux policiers vont le choisir, ce mouton.
Elle s'appelle Mina, il suffit de la débarbouiller de ses fards, de l'habiller en petite ouvrière, de lui apprendre son rôle, et de lui promettre pour sa peine, d'être protégée dans l'exercice de son métier.
« Les méthodes policières ne sont pas toujours très pures. Mais, lorsqu'on nage dans un milieu pourri, il faut parfois utiliser des méthodes pourries. » (Déclaration du shérif qui approuve le projet.)
Mina, un mètre soixante-deux, cinquante kilos, de mère japonaise et de père blanc, inconnu, a préféré jouer les moutons, plutôt que de moisir en cellule ; la voilà donc traînant dans le quartier où gîte Arthur Bell et faisant connaissance peu à peu des fidèles qui viennent lui rendre visite.
Elle comprend rapidement le procédé. Les fidèles viennent de leur plein gré se dépouiller de leurs biens terrestres. Ils vendent leur maison, leurs bijoux, ils apportent leurs économies et, que leur promet-on en échange ? Mystère. Il faut, pour accéder aux révélations du maître, lui faire don de tous ses biens. Or, Mina n'a de biens au soleil que sa petite personne, et ça ne suffit pas pour entrer dans le « Mouvement de l'humanité ». Alors, elle laisse entendre que sa famille est aisée et qu'elle arrivera bien à les convaincre. On lui conseille d'apporter une preuve de ses dires, sous la forme d'un paquet de dollars. Comment faire ? Pas question pour le shérif de miser lui-même...
Mina propose alors tout simplement la chose suivante :
— Laissez-moi « travailler » dans les beaux quartiers une semaine, sous protection, car c'est une chasse réservée... Je vous laisserai la moitié de mes gains...
Cette proposition fait bondir le shérif. La police deviendrait souteneur ? C'est tout à fait immoral !
Mais la petite Mina a la réplique convaincante :
— Vous avez d'autres moyens d'obtenir cinq cents dollars en une semaine avec la bénédiction de vos chefs ? Non ? D'ailleurs, je ne serai pas la première à refiler un pourcentage à la police. Vous devriez enquêter un peu dans vos services. Ça se pratique déjà sans votre autorisation, vous savez ? Et moi, j'ai hâte d'en finir avec cette histoire. J'ai vingt-cinq ans, c'est un âge où on ne perd pas de temps dans mon métier. D'accord ? J'en ai pour une semaine.
Et en une semaine, Mina remplit parfaitement son contrat. Cinq cents dollars pour le combat de la justice en marche, cinq cents dollars (peut-être plus) dans sa tirelire personnelle...
Et la voilà dans les entrailles de la terre, prête à écouter le sermon d'un illuminé qui va sûrement lui parler de Dieu ou de quelque chose d'approchant, sous prétexte de lui prendre ses sous.
Or, ce n'est pas ça. C'est pire. C'est de la science fiction. Voici enfin qu'apparaît Arthur Bell. Vêtu d'une longue robe de lamé, le cheveu rasé, la tête ornée d'une sorte de couronne médiévale. hérissée d'antennes, il ressemble à un insecte malade. Petit, le teint blafard, les ongles démesurés et crochus, il s'assied sur un trône de pierre et dans la faible lueur des torches, il parle :
— Vous êtes ici dans l'antichambre du royaume souterrain. Je suis le roi de l'humanité, celui qui a été envoyé à la surface de votre planète pour choisir ceux d'entre vous qui auront la grâce de vivre sous la protection de mon armée invisible. Devenez pauvres sur la terre pour un cycle de sept années, et vous serez riches et heureux sur une terre débarrassée des êtres méchants ou incrédules.
Ce petit discours achevé, chacun des adeptes vient déposer au pied du maître, sa fortune. Une trappe s'ouvre et les billets ou les bijoux disparaissent dans les entrailles de la terre.
Puis, l'insecte reprend :
— Je peux débarrasser le monde de la pauvreté et de la guerre quand le moment sera venu. Je suis le représentant d'une race supra-humaine. Mon armée est faite d'hommes qui me ressemblent, ils sont petits, car ils vivent dans les grottes du centre de la terre. Leur tète est métallique, leur cerveau de métal est capable d'émettre un rayon si puissant qu'il peut faire sauter les yeux des humains à des milliers de kilomètres. Un jour, la grande guerre viendra nettoyer la surface de la terre et vous, les élus de l'humanité, vous serez enfin seuls au monde, à la surface de votre planète. Vous serez deux cents millions, pas un de plus, gouvernés par les puissances du magma originel, par le feu du centre de la terre et son armée. Vous serez heureux comme vous ne l'avez jamais été. Vous aurez une maison d'une valeur de vingt-cinq mille dollars avec un équipement ultra-moderne. Vos enfants joueront dans une piscine d'eau bleue et vous mangerez les fruits du paradis terrestre. Plus aucune guerre ne viendra troubler votre félicité. L'armée souterraine vous en protègera à distance. C'est le grand secret que vous partagez désormais avec moi. Mais n'oubliez pas, vous ne devez plus avoir de biens terrestres, et tout ce qui vous sera donné en attendant le grand jour devra servir à la communauté du Mouvement humanitaire. C'est à ce prix que le monde vous appartiendra !
Et l'insecte disparaît dans les profondeurs de sa cave, tandis que le secrétaire fidèle enjoint aux « initiés » d'obéir à la loi du secret, faute de quoi, les petits hommes au cerveau d'acier, les détruiront à distance, à l'aide de leur fabuleux rayon de la mort. Qu'ils n'oublient pas non plus, ces initiés, de vider régulièrement leurs poches, et leur coffre-fort, dans le puits de la terre, sinon le maître les rejettera sans pitié à la surface de ladite terre, où ils périront avec les autres.
Mina, la prostituée au service de la police de San Francisco, se dit que voilà un système remarquable pour détourner l'argent des imbéciles. Bien plus remarquable que son pauvre négoce et qui a dû rapporter gros. Car elle apprend de ses voisins extasiés, que le maitre Arthur Bell en est à sa deuxième année d'exercice et qu'ils sont déjà quatorze mille adultes de tous âges, à lui avoir fait don de leurs biens.
Son travail de mouton est terminé, Mina rend compte à la police de San Francisco, et l'affaire se discute à présent au plus haut niveau. Comment piéger Arthur Bell ? Aussi insensé que cela paraisse, il est pour l'instant inattaquable. Chaque individu lui a remis de l'argent de son plein gré, et sans preuve matérielle. Il n'a fait de mal à personne, il n'incite ni à la violence, ni à la perversion ; rien légalement, en mil neuf cent trente-sept, ne permet de coincer l'escroc en passe de devenir milliardaire au fond de sa cave.
Même la pauvre Sarah Winston, remise de ses blessures, ne veut pas admettre l'escroquerie dont elle a été victime et, pire, elle demande le divorce avec la garde de ses enfants, avec tous les bons motifs de son côté, puisqu'elle a été victime de violence.
Au fond de sa cellule, Lucius Winston se sent devenir fou.
— Sortez-moi de là ! Sortez-moi de là, j'irai l'étrangler ce fils de chien ! J'irai l'étrangler je vous dis !
Le shérif n'est pas loin de penser que ce serait là la solution la plus simple. Seulement voilà, Lucius est accusé d'homicide, il n'est pas question de le relâcher même sous caution, puisqu'il a avoué sa tentative d'« homicide ». Alors il sera jugé. Et il va prendre six ans, avec les circonstances atténuantes. Six ans de prison et un divorce à ses torts, ses enfants dispersés, répartis dans les centres d'accueil pour orphelins, car l'état de santé de leur mère ne lui permet pas d'assurer leur existence.
Et les six ans passent...
Lucius Winston retrouve la liberté en mil neuf cent quarante-deux, avec quelques mois de remise de peine. Comme un taureau furieux, il reprend l'enquête, avec pour idée fixe de récupérer son bien, la montre de son père et, accessoirement, de tordre le cou à Arthur Bell.
Il apprendra ainsi que nombre des adeptes sont morts de misère, ou se sont suicidés et que d'autres se sont tout simplement réfugiés dans d'autres sectes. Quand on est fragile, naïf, perdu, à la recherche perpétuelle d'un dieu à adorer ou d'une peur à cultiver, on peut passer ainsi d'une folie à une autre.
Le chemin de l'enquête de Lucius Winston se trouvera ainsi pavé de centaines de drames.
Mais il ne retrouvera pas Arthur Bell, disparu avec la fortune ou les misérables biens d'au moins quatorze mille « gogos », sinon plus. Et la police de San Francisco ne trouvera dans la cave abandonnée qu'un monceau de conserves, un trône de pierre et une trappe vide de tout trésor.
Et, bien évidemment, pas le moindre petit homme au cerveau de fer, dissimulé dans les entrailles de la terre.