LE PETIT CAVALIER DE L'APOCALYPSE
Treize ans, maigre, petit, une tignasse incroyable de densité, ébouriffée et bouclée sur un front large et pâle, c'est ce que l'on remarque tout d'abord chez l'enfant. Une « chevelure de fille », dit son père.
Il s'appelle Frederik. Il vit une époque mouvementée dans l'Autriche des années trente. Son père est officier, fils de famille riche, et veuf. Frederik porte depuis treize ans la lourde responsabilité d'être né en tuant sa mère. Une jolie mère fragile dont le portrait orne le grand salon de la maison de Vienne. Depuis ce jour, entre père et fils une sorte d'animosité silencieuse s'est installée, Karl von Rutter ne ferait pas de mal à son rejeton, certes, il n'est peut-être même pas conscient de le détester. Simplement, il ne lui parle pas. Cela ne s'appelle pas parler que de dire :
— Tu as bien travaillé ?
Et ce n'est pas répondre que de hocher la tête d'un air contraint. Frederik dispose d'un appartement dans l'immense maison, d'un précepteur et d'un domestique attachés à sa personne. Outre le latin, le grec, les mathématiques, la littérature et l'histoire, il apprend l'escrime et l'équitation. L'escrime sur ordre de son père, bien que cela ne convienne guère à sa morphologie. Et l'équitation, parce que tout fils d'officier « von » quelque chose en Autriche se doit, à l'époque, de monter à cheval.
Le parc de la propriété des Von Rutter est immense, et chaque après-midi, Frederik s'y promène avec nonchalance perché sur une jument magnifique, au pelage gris perle. Une bête de cinq ans, cadeau du grand-père Von Rutter. Le cheval et l'enfant se connaissent parfaitement. Lorsqu'ils se sont rencontrés, l'animal venait de naître dans l'écurie du grand-père, et le petit garçon avait huit ans. Fasciné, il avait assisté à la naissance. Et lorsque le terrible vieillard avait dit : « Tu la veux, garçon ? », Frederik avait tremblé de joie. Une joie bizarre, trop forte, vite transformée en passion. Mais qui s'en était aperçu ? Seulement le garçon d'écurie. Puis le précepteur.
L'histoire a-t-elle commencé là ? Ce jour de 1934 où est née la belle jument à la robe gris perle ? Dans ce dossier secret il faut toujours avoir en tête une image : celle d'un enfant aux cheveux d'un roux sombre, aux boucles épaisses, agrippé à l'encolure du seul être vivant capable de l'aimer, le visage enfoui dans sa crinière. Un petit corps humain et frêle de farfadet sur un grand corps puissant et musclé de bête de race. Leur histoire se raconte en deux tableaux de l'École viennoise.
Premier tableau :
Dans le grand salon-bibliothèque aux murs lambrissés, Frederik contemple le vide. Un vide laissé par la disparition du portrait de sa mère inconnue. En face de lui, son père : grand, visage glabre, aussi puissant que l'enfant paraît faible. Dans un fauteuil, le grand-père Von Rutter, monocle et barbe grise, environné de la fumée d'un cigare. Le père parle. Il parle à son fils mais c'est à un point invisible, bien audessus de la tête de Frederik que le discours s'adresse :
— J'ai décidé de me remarier. Madame Koester ne te connaît pas encore, elle a exprimé hier le désir de te rencontrer, nous l'attendons pour le thé. C'est pourquoi j'ai fait supprimer ta leçon d'histoire. Je désire que tu te montres respectueux et attentif aux bontés de ta future belle-mère. Pourquoi n'es-tu pas mieux coiffé ? J'avais demandé que l'on rase ces boucles stupides !
— Je n'aime pas cela, père.
— Suis-je obligé de tenir compte de ce que tu n'aimes pas ? Ta présentation laisse à désirer. Ce n'est pas une fille que je désire montrer à ma future femme, mais un fils !
— Monsieur Lebel dit que ma tête paraîtra plus grosse sans cheveux et que j'aurai l'air d'une gargouille. Je suis de son avis. De plus j'ai toujours froid à la tête.
— Ton précepteur est français, son avis ne peut être que français et les Français sont désordonnés. Je ne le paye pas pour te donner des idées ridicules. Dès demain je te ferai conduire chez le coiffeur.
Frederik ne répond pas. Un toussotement, puis une voix grave parvient du fauteuil où trône le grand-père.
— Ton père n'est pas assez sévère, garçon. À sa place, je te ferais passer à la tondeuse. Assez parlé de toi. Que comptes-tu faire pour ce mariage, Karl ?
C'est fini. Plus personne ne s'intéresse à Frederik, qui se tient droit et silencieux dans un coin du salon. À quoi pense-t-il ? Peut-être à la marque sombre que le portrait de sa mère a laissé sur la tapisserie. Peut-être à l'ennui de cet après-midi gâché par l'arrivée de cette femme. Est-il curieux de la connaître, furieux, triste ou résigné ? Que sait-il des femmes ? Il ne connaît que la cuisinière, une énorme Bavaroise aux joues rouges, sorcière tonitruante, régnant sur ses fourneaux. À part cela, une cousine ou deux, aperçues durant les vacances, et qui lui ont paru bien niaises à ricaner de peur devant sa jument Koba. Les femmes ne sont que des silhouettes à chapeaux, parfumées, que l'on croise dans les rues de Vienne. Le précepteur, monsieur Lebel en parle parfois avec un drôle de sourire. Il semble les mépriser et ne penser qu'à elles pourtant. N'a-t-il pas régulièrement rendez-vous à l'entrée du musée avec de mystérieuses inconnues ?
— Faites le tour des galeries, Frederik, nous en parlerons tout à l'heure, j'ai une course à faire..
Voilà ce qu'il dit une semaine sur deux. Et Frederik connaît le musée par cœur, et monsieur Lebel ne rapporte jamais un paquet de ses courses. Une femme est forcément un mystère pour Frederik. Mystère symbolisé par le portrait de sa mère, qu'il a toujours contemplé sans rien dire, sans poser une question, sans y toucher, sans même s'en approcher à moins de deux mètres. Pourtant dans ce rectangle vide, il y avait jusqu'à aujourd'hui, un visage qui lui ressemblait : les mêmes cheveux roux foncés roulés en boucles épaisses, le même regard noisette, la même bouche délicate, le même secret silencieux. Un fantôme.
Le fantôme a laissé la place. Une porte s'ouvre, une voix haute et frivole annonce la femme vivante que son père a choisie. Et Frederik s'incline, talons joints, devant une gravure de mode à talons et cheveux courts, sans chapeau, cliquetante de colliers démesurés.
— Bonjour madame.
Alma Koester, trente ans, ronde et assez jolie bien que trop poudrée. Fille de diplomate, à la parole aisée. Un flot de gentillesses sur mesure, se déverse dans le salon. Frederik apprend ainsi qu'il est un petit garçon tout à fait charmant, que l'orage menace au-dehors, que la soirée chez les untel fut merveilleuse, qu'il n'y a de couturiers qu'en Italie, et que seul un séjour en Egypte convient pour un voyage de noces. Entretemps, il a l'occasion de répondre « oui madame », à deux ou trois questions sans intérêt.
Fin du premier tableau. Le prochain se déroule à l'extérieur, il y sera question d'orage et de mort.
Deuxième tableau : après-midi orageuse d'avril 1937, dans le parc de la propriété Von Rutter, aux environs de Vienne. La future épouse de Karl von Rutter visite les lieux, en compagnie des propriétaires. Au bras du grand-père, Alma s'arrête avec complaisance devant les massifs de fleurs, le court de tennis abandonné et le kiosque de jardin.
Frederik a disparu sur un grognement d'assentiment paternel. Les domestiques examinent de loin leur future maîtresse, anxieux de savoir s'ils auront affaire à une chipie ou à une maîtresse femme. Il semble que ce ne soit ni l'un ni l'autre. Alma ne doit s'intéresser vraiment qu'à la couleur de ses ongles, ou à la soie de sa robe dernier cri. Si elle épouse un von Rutter c'est parce que veuve elle aussi, et dépassant la trentaine, elle a estimé que le parti était correct. De son côté, Karl, quarante-cinq ans, a été poussé par son père à prendre femme. Le vieillard considérant avant tout le côté pratique des choses. « Pour recevoir, une femme est indispensable et il te faudrait bien un second fils, Frederik ne sera jamais capable d'administrer les biens de la famille à lui tout seul. Fais donc comme moi, je me suis marié trois fois... »
Il est cinq heures. Le grand-père s'esquive avec un regard malin. Les deux silhouettes disparaissent sous les arbres centenaires. Frederik les voit de loin. Il est à cheval, allongé sur le dos de Koba la jument grise, les mains pendantes de chaque côté de sa tête, il se laisse porter, ainsi qu'à son habitude. Il semble qu'il suive le couple sans avoir l'air de rien. Au détour d'une allée, le jardinier, occupé à tailler un buisson gênant, salue Karl et Alma. L'enfant et la jument sont à vingt mètres derrière eux. Le père se retourne, observe un moment son fils, et crie :
— Redresse-toi ! Ce n'est pas une manière de monter à cheval ! Montre que tu es un cavalier et pas un clown de cirque...
D'un coup sec sur les rênes, Frederik fait cabrer l'animal et le buste raide, disparaît au galop en direction de l'écurie, pourtant toute proche. La jument freine des quatre fers sur le gravier, naseaux furieux, et le palefrenier marmonne :
— C'est pas des façons monsieur Frederik. Un jour Koba vous fera voler de son dos, comme une mouche !
Karl et Alma ont suivi la scène. Le père, contrarié, la fiancée un peu surprise.
— Venez voir les écuries ma chère, il faudra vous choisir une monture dans quelque temps.
Ils s'approchent tous deux et pénètrent à la suite de Frederik dans l'écurie. L'enfant prend une brosse douce des mains du palefrenier et se désintéressant des visiteurs, prend la jument par les oreilles, enfouit son visage dans la crinière soyeuse, puis embrasse délicatement ses naseaux. Il lui parle en chuchotant et l'animal frémit, pose le nez sur son épaule, en soufflant des réponses incompréhensibles. Est-il possible qu'un enfant et un cheval se comprennent ? Ces deux-là en ont l'air. C'est une véritable conversation de tendresse, cheveux contre crinière, peau contre cuir...
Le père dit :
— Tu montes sans selle, comme un bohémien ! Ce n'est bon ni pour toi, ni pour ton cheval !
La fiancée dit :
— Quelle bête magnifique ! J'espère que je pourrai la monter, Karl, elle a l'air docile. Il me faut une bête docile, j'ai très peur des chevaux vous savez ? Je ne monte qu'en manège...
Frederik s'accroche à Koba. Il entend son père répondre :
— Koba vous ira parfaitement. D'ailleurs j'ai l'intention d'offrir un alezan à Frederik, il est temps qu'il apprenne ce qu'est un cheval, un vrai !
Le palefrenier a senti monter la tension. Il a vu le regard de Frederik s'assombrir. Il a vu très nettement aussi, l'enfant reculer légèrement, face à la jument, la fixer, comme s'il lui donnait un ordre silencieux puis la lâcher d'un coup. Koba a tué instantanément. Un mouvement rapide sur sa gauche, une ruade précise des postérieurs et la fiancée s'est écroulée, frappée en plein visage. Elle ne serait peut-être pas morte si l'un des sabots n'avait enfoncé la carotide.
La scène n'a duré que quelques secondes, et Alma Koester n'a mis qu'une minute à mourir. Et le père a hurlé :
— Tu l'as fait exprès ! Maudit sauvage ! tu l'as fait exprès !
Une cravache, arrachée au mur de l'écurie, a servi d'arme au père, et il aurait tué l'enfant si le palefrenier n'était intervenu. Karl von Rutter criait comme un enragé, la jument piétinait de fureur, et Frederik, réfugié contre son flanc, suivait les mouvements de l'animal. Son visage ensanglanté par la cravache n'était plus qu'un masque grimaçant.
À terre, dans la paille et les perles multicolores de ses colliers arrachés, Alma Koester morte en quelques soubresauts. Les domestiques accourent aux hurlements venus de 1'écurie, monsieur Lebel, le précepteur, court dans l'allée, examine la scène, court à nouveau en sens inverse et s'acharne sur le téléphone. Il explique au médecin de famille qu'un accident s'est produit. Une ruade d'un cheval ombrageux... Lorsqu'il retourne, toujours en courant, sur les lieux du drame avertir que le médecin ne va pas tarder, c'est pour voir le jeune Frederik, son élève, d'habitude si calme et d'une indifférence extrême aux événements, hurler et cracher comme un diable devant le palefrenier et son père.
— Ne la touchez pas ! Ne touchez pas à Koba ! Écartez-vous, allez-vous-en !... Dehors !
Plus tard, le palefrenier a raconté que l'enfant avait bondi sur le dos de la jument et que s'il ne s'était pas jeté à terre d'instinct, l'animal l'aurait chargé comme un taureau.
Karl von Rutter a donné l'ordre de rattraper le fuyard, en disant :
— C'est un assassin ! Je le ferai enfermer... il paiera, si je ne le tue pas de mes propres mains.
Au médecin plus tard, il ajoute :
— Cet enfant a l'instinct de mort. Il est né avec la mort...
— Ne dites pas cela de votre fils ! Il n'est pas responsable de la mort de sa mère...
— Pour moi si. Et il a tué Alma. Je l'ai vu ordonner le crime à sa jument !
— C'est une bête pourtant calme, et autant que je sache, Frederik ne l'a jamais dressée. Il m'en parlait souvent. Je lui avais conseillé de faire du sport, de nager, de courir mais il m'a toujours dit qu'il préférait se balancer sur le dos de son cheval, comme un marin sur la mer.
— Il vous a dit ça ? À vous ? Quand ? Pourquoi ?
— L'année dernière, quand il a eu cette crise d'anémie. Il ne mangeait presque pas. Monsieur Lebel m'a appelé, vous n'étiez pas au courant ?
Non, le père n'était pas au courant. Il ne l'avait jamais été. Il n'écoutait guère ce que lui disait le précepteur. Rhume, petites maladies, manque d'appétit, cela ne lui paraissait pas d'un intérêt évident. Ce fils s'élevait tout seul, et en silence, heureux ou malheureux, bien portant ou non, la question n'était pas là. Aujourd'hui il avait tué. On le cherchait partout, car il s'était enfui comme un vrai criminel, mais on le retrouverait et alors, il serait jugé et enfermé ! Le docteur n'en croyait pas un mot.
— C'est un accident, la bête était nerveuse.
— Je la ferai abattre, et il sera enfermé ! À vie ! Je ne veux plus entendre prononcer son nom ! II lui a dit de le faire, il lui a « dit » vous comprenez ? Vous comprenez ça ? Je n'aurais jamais dû le laisser se conduire comme un bébé avec cet animal. Le palefrenier m'a raconté qu'il venait dormir avec elle dans l'écurie ! Mon fils dormant sur le dos d'une jument ! Ou couché dans la paille. Ils ne se quittaient plus depuis des années. J'aurais dû flanquer une balle dans la tête de cette maudite bête !
Frederik von Rutter, âgé de treize ans, est demeuré introuvable durant quatre jours. Puis la police l'a repéré dans un village. Les ordres du père étaient d'abattre l'animal et de ramener l'enfant. Mais il fut impossible d'exécuter la sentence. Frederik avait donné Koba et refusa de révéler à qui. Il n'avait pas mangé depuis sa fuite, son visage maigre et pâle était barré de deux croûtes violacées, traces des coups de cravache de son père. Il a déclaré aux policiers, les dents serrées :
— Koba savait ce qu'il fallait faire, elle comprenait ce que je pensais, elle comprend tout. Je m'enfuirai encore, et vous ne me retrouverez jamais. Jamais.
Koba et Frederik ont disparu dans la tourmente des années quarante. Ensemble et vivants ? Morts et séparés ? Nul ne peut le dire. Il n'y a plus de famille von Rutter, et ce n'était qu'un étrange fait divers d'avant-guerre. Le petit cavalier de l'apocalypse s'est perdu parmi d'autres, beaucoup plus grands et plus féroces. Et pourtant, son crime a lui, n'était qu'une histoire d'amour.