UNE CROIX SUR LA COLLINE
Sam Weller a le chapeau d'un cow-boy, les bottes d'un cow-boy et il lève le coude sur le comptoir d'un saloon des environs de Santa Fe, comme un cow-boy. Mais il n'est plus cow-boy. À soixante-quinze ans, le dos brisé par un Mustang récalcitrant, une jambe déchirée par un taureau furieux, il plie son mètre quatre-vingts pour pouvoir marcher de chez lui au saloon et du saloon jusque chez lui. Le visage buriné, l'haleine empestant l'alcool et le tabac, il passe pour un vieux radoteur. Mais le journaliste américain Carl Taylor, adore les vieux radoteurs.
— Alors comme ça, vous avez ici la seule femme shérif du Nouveau-Mexique ?
— C'est comme je vous le dis, mon gars. Et elle mérite d'être photographiée, avec votre truc-là...
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle a d'extraordinaire ?
— D'extraordinaire ? Ah ben, elle en a des choses extraordinaires ! D'abord, elle a pas de cheveux ! Vous avez déjà vu ça, vous ? Une femme sans cheveux ? Juste un peu de poils sur la tête, et ça s'arrête aux oreilles... C'est rasé, pire qu'un homme.
— Elle a les cheveux courts, en somme !
— Pire qu'un homme je vous dis ! Même qu'elle porte une cravate et un pantalon. Et même qu'elle voudrait s'attaquer aux « Penitentès ». Personne a jamais pu aller leur chatouiller les pieds à ceux-là, surtout pas le shérif précédent ! Pas fou le gars ! Mais elle, elle veut y aller.
— Qui sont les Penitentès ?
— Oh, ça mon gars, moins on en parle, mieux ça vaut. Chaque fois que la police a voulu les enfermer, il y a eu des morts. Moi je dis que chacun a le droit de vivre et de mourir comme il l'entend ! Même crucifié.
— Crucifié ?
— Oui, monsieur, crucifié ! C'est ça leur religion. Chaque année, le jour de la passion du Christ... Hop !
— Quoi, hop ?
— Eh ben, vous voyez ce que je veux dire : la croix, le type dessus, les clous dans les mains et les pieds, et un coup de pique dans le ventre.
— Vous voulez dire qu'ils sacrifient un homme ?
— C'est ça, monsieur, et le pire c'est que le type est consentant. Ouais... j'en ai vu défiler, ça on peut le dire parce que moi, attendez... rapprochez-vous un peu, j'aime mieux pas que ça tombe dans l'oreille d'un autre. Vous, vous êtes de la côte ouest, vous me tuerez pas pour ça...
Le vieux cow-boy chuchote alors à l'oreille de Carl Taylor :
— Quand je travaillais au nord de la ville, du côté des monts Sandia, je passais des mois avec les bêtes et je les ai vus...
— Qui ?
— Les Penitentès. Ils ont un temple, là-bas en pleine montagne. Le Marado qu'ils appellent ça, et c'est là que ça se passe, le vendredi saint. Une année, c'est un péon de quinze ans, un gamin que je connaissais. Il travaillait comme vacher à l'hacienda, eh ben, il a mis trois jours pour mourir.
— Et vous n'avez rien fait ? Vous ne l'avez pas détaché ?
— Qu'est-ce que vous voulez faire ? S'ils m'avaient vu, ils m'égorgeaient à coups de machette. Allez, gardez ça pour vous ! Après tout, peut-être que madame le shérif va les boucler !
Et le vieux cow-boy s'esclaffe :
— C'est pas une prison qu'il lui faudrait à cette pauvre Miss Dunlop, c'est un pénitencier !
Cette conversation se déroule en mars mil neuf cent trente-cinq, au Nouveau Mexique, États-Unis, dans la région de Santa Fe. Le journaliste américain Carl Taylor s'y est rendu pour un reportage photographique destiné à un grand magazine de Los Angeles. Il a trente-cinq ans, il est blond, athlétique, célibataire, et passionné par les Indiens. L'histoire du vieux cow-boy l'intéresse au plus haut point. Il entrevoit la possibilité d'un reportage photographique extraordinaire, d'autant plus que les fêtes de Pâques sont proches.
Mais le secret qu'il va tenter de faire découvrir aux lecteurs de son journal pourra-t-il franchir les limites du Rio Grande ? Au-delà des monts « Sangre de Cristo » (sang du Christ) ?
Miss Dunlop, la seule femme shérif de l'état du Nouveau-Mexique en mil neuf cent trente-cinq, ressemble au portrait qu'en a dressé le vieux cow-boy. Pantalon de toile bleue, chemise à carreaux, cheveux rares, oreilles décollées, nez busqué, et lunettes d'institutrice, elle porte le colt avec une rare désinvolture. Ce journaliste l'ennuie.
— N'allez pas mettre votre nez là-dedans, c'est mon affaire. D'ailleurs, vous risquez gros. Les Penitentès sont des hystériques. La seule solution est de les prendre en flagrant délit. Je prépare une expédition pour les monts Sangre de Cristo, je n'ai pas envie que vous leur mettiez la puce à l'oreille !
— Mais je suis étranger ! Je fais des photos, j'irai seulement dans la réserve des Indiens Navahos. J'ai l'habitude.
— Et de là, vous irez fouiner ? Laisser tomber ! Allez plutôt photographier le défilé de la Passion à Albuquerque, vous les verrez ces fous, avec leurs cagoules noires sur la tête, nus jusqu'à la ceinture, le dos strié par les flagellations. Ils portent des croix taillées dans des branches de cactus. C'est déjà assez horrible pour vos lecteurs, non ? Et vous en profiterez pour leur expliquer que ces coutumes barbares viennent du fanatisme des missionnaires espagnols qui ont envahi le pays après les conquistadores. De génération en génération, les conversions du début ont transformé ces pauvres indiens en fous de la pénitence. L'histoire de la crucifixion et de la rédemption du Christ les a marqués terriblement. Ils sont devenus fous. La secte des Penitentès croit dur comme fer à la rédemption des péchés et à la résurrection du crucifié. Résultat : un mort par an, ou presque, et des centaines de mutilations stupides. La seule solution malheureusement, c'est l'intervention de la police. J'ai l'intention de boucler les meneurs.
— Vous en bouclerez dix ou cent, et d'autres prendront leur place.
— J'y passerai ma vie s'il le faut, mais j'arriverai bien à ce que les mères et les pères de ces adolescents les empêchent de jouer au Christ.
— Vous m'interdisez de me rendre dans la région ?
— Je ne peux pas vous l'interdire, allez vous faire tuer si ça vous chante !
— Pourquoi me tuer, moi ? Je ne leur veux aucun mal !
— Ils vous prendront pour un policier. Ils savent que cette coutume est formellement interdite. Pâques approche, ils se méfient, alors méfiez-vous. Et surtout, si vous êtes pris, ne dites pas que vous venez de Santa Fe. Le précédent shérif les laissait tranquilles, jusqu'à plus ample informé, ils ne craignent pas de répression venant d'ici.
Ainsi s'en est allé, un jour de mars mil neuf cent trente-cinq, le journaliste Carl Taylor, à la recherche des Penitentès dans les monts Sangre de Cristo, armé d'un appareil photographique à plaques, d'une carabine de chasse et de vivres pour un mois. Il est parti à cheval, avec une carriole et un âne en plus, comme au bon vieux temps.
En mil neuf cent trente-cinq, le calendrier avait prévu le dimanche de la Passion pour le sept avril ; le vendredi saint le dix-neuf, et le dimanche de Pâques le vingt et un. Aux États-Unis, Franklin D. Roosevelt s'acharnait à remettre de l'ordre, après la crise de mil neuf cent vingt-neuf, dans les quarante-huit états d'Amérique, dont le Nouveau-Mexique, un territoire encore sauvage à certains endroits, et notamment du côté des monts Sangre de Cristo qui dominent le Rio Grande, au nord de Los Angeles et de Santa Fe.
C'est là que Carl Taylor, son cheval, sa carriole, son âne, sa carabine et son appareil de photographie à plaques, ont disparu entre le dix et le quinze avril mil neuf cent trente-cinq.
Mais personne à cette date n'en est encore informé. À Sante Fe, Miss Dunlop, shérif de son état, a préparé son expédition répressive en grand secret. Une demi-douzaine d'adjoints l'accompagnent sur le chemin du temple des Penitentès, et l'un des hommes est parti en avant-garde depuis trois jours. Miss Dunlop l'a chargé de repérer le terrain, et si possible, d'identifier dans la réserve d'Indiens, l'adolescent choisi cette année-là par les Penitentès pour la macabre cérémonie de la Passion du Christ.
Or, ce quinze avril mil neuf cent trente-cinq, en fin de journée, alors que Miss Dunlop et ses hommes ont établi leur camp à quelques kilomètres de la réserve indienne, l'éclaireur, un certain Jimmy Fair, arrive au galop, couvert de poussière et hurlant comme un diable.
Une fois calmé et désaltéré, l'homme raconte ce qu'il a vu. Au village, près de la réserve, vit un couple de métis, José et Madalena, que le gouvernement a chargé d'éduquer les Indiens. L'éclaireur s'est rendu chez eux, afin d'y glaner quelques informations et il a découvert l'horreur :
— Leur maison qui servait d'école a été dévastée, je les ai trouvés tous les deux à demi morts, couverts de sang. La femme, Madalena, m'a raconté qu'une bande d'énergumènes les avait attaqués dans l'école. Ils leur ont coupé les oreilles à coups de machette, tailladé le corps, et ils seraient morts si je n'étais pas arrivé juste à temps. La femme m'a dit qu'ils avaient fui en entendant le galop de mon cheval. J'ai tenté de les poursuivre, mais sans résultat, alors j'ai emmené les deux blessés chez le médecin, il est armé et il m'a juré qu'il tirerait sur tout ce qui bouge à cent mètres de chez lui...
Miss Dunlop pose la question tout haut, d'un air incrédule :
— Mais pourquoi eux ? Jamais personne ne les a inquiétés depuis qu'ils font l'école. Que s'est-il passé, bon sang ?
L'éclaireur lui donne la réponse :
— Ils m'ont dit qu'un type était venu les voir, un nommé Carl Taylor, un photographe ; il s'était fait conduire là par le vieux Sam Weller, ce fichu poivrot, qui n'a pas voulu aller plus loin ! Le type voulait photographier le temple des Penitentès, dans la montagne. Madalena et José ont accepté de lui prêter un guide, un gamin qui les aide à l'école. Ils ne les ont pas revus. Elle pense que c'est à cause de ça qu'on les a attaqués. Pour les punir...
— Comment s'appelle le gosse ?
— Modesto Trujillo. C'est un métis.
— Il faut le retrouver !
Quelques heures plus tard, Miss Dunlop et ses hommes envahissent le village, et bon gré mal gré, on leur indique la maison des parents du jeune Trujillo. À quelques kilomètres dans la vallée, mademoiselle le shérif et ses hommes découvrent en effet une petite hacienda. Il y a là une femme, assez jeune, l'air fermé, une Indienne, à la tête recouverte d'un châle rouge. Elle regarde cette femme-shérif avec hostilité.
— Où est ton fils ?
La femme recule et s'enfuit dans l'hacienda alors qu'un jeune garçon surgit : seize ans environ, bâti en athlète, le cheveu et l'œil noirs, un beau visage aux traits fermement dessinés. En apercevant les hommes de la police, il s'écrie :
— Il est arrivé un malheur ! Le photographe a été tué ! Miss Dunlop attrape le jeune homme par le bras, et l'entraîne dans la maison :
— Il a été tué, hein ? Tu vas me raconter ça en détail mon garçon...
— Je l'ai conduit jusqu'au sentier qui mène à l'église et il m'a dit de revenir le chercher au coucher du soleil. Quand je suis revenu, je ne l'ai plus trouvé.
— C'était quel jour ?
— Avant-hier.
— Tu l'as bien cherché ?
— Oui.
— Comment sais-tu qu'il a été tué ?
— J'ai retrouvé ses affaires, sa carabine et les photographies.
Miss Dunlop se penche sur des plaques brisées et sur un album contenant quelques clichés. On y distingue des silhouettes devant le temple de Marado, ce que le jeune homme appelle l'église.
— Où as-tu trouvé ça ?
— Sur le chemin...
— Tu es sûr ? Il n'y a pas de terre sur les plaques, ni sur les photos. Et cette carabine ? Elle était sur le chemin aussi ? Elle est bien propre. Il manque une balle...
Le jeune homme semble nerveux :
— J'ai rien fait, c'est pas moi, c'est les Penitentès ! C'est les Penitentès qui l'ont tué...
— Bon, eh bien, on va te ramener avec nous.
— Non ! Non ! Je ne veux pas, il ne faut pas...
— Pourquoi ?
— C'est Pâques. Ma mère et moi nous devons aller à l'église le jour de Pâques !
— Tu iras à Santa Fe !
— Non, je ne veux pas ! Non !
Et le garçon se dégage avec force, saute par une fenêtre, et disparaît avant que les hommes de Miss Dunlop aient eu le temps d'enfourcher leurs chevaux.
Alors l'Indienne, sa mère, se met à pousser des cris et des malédictions... d'où il ressort que son fils est le Christ, et que les hommes n'ont pas le droit de l'emmener ! C'est son fils, dit-elle, qui a tué l'étranger parce qu'il était un policier venu les espionner...
Et de montrer dans une grange le corps de Carl Taylor, mort d'une balle dans le dos, au milieu de tout son matériel, écrasé, piétiné avec rage...
Le shérif a compris. Le jeune Trujillo espérait inventer une histoire en se servant des restes de ce carnage, les quelques photos épargnées et la carabine. Mais s'il a fui, ce n'est pas seulement pour échapper à la justice, c'est parce qu'il est le Christ de Pâques, celui qui a accepté d'être crucifié le vendredi saint et que jamais un Penitentès qui a choisi le sacrifice ne revient sur son engagement. La gloire en est, paraît-il, trop grande ! D'ailleurs il ne craint pas la mort en croix, puisqu'il est censé ressusciter.
La mère maîtrisée, ligotée, et dûment enfermée au village, Miss Dunlop, l'unique femme-shérif du Nouveau-Mexique, décide de tenter le grand coup.
Les penitentès sont sûrement sur leurs gardes ; le jeune homme qui a couru les rejoindre, les a prévenus de la présence des policiers, mais cela ne les empêchera pas d'organiser leur cérémonie. Le tout est de dénicher l'endroit.
C'est en rassemblant les débris épars des photographies prises par le malheureux Carl Taylor, que Miss Dunlop découvre un indice. L'un des clichés, développé, par le photographe, montre une petite colline, surmontée d'une croix. La photo a été prise d'assez loin et dans de mauvaises conditions, mais c'est là, sûrement, que les Penitentès ont l'intention de sacrifier ce vendredi saint, le jeune Modesto Trujillo.
Alors la petite colonne de cavaliers, Miss Dunlop en tête, part à la recherche de cette colline. Ils ont six jours pour trouver, en voyageant de nuit et en essayant de ne pas se faire repérer.
Le dix-sept avril mil neuf cent trente-cinq, à l'aube, alors que la petite troupe chemine péniblement dans les premiers contreforts des monts Sangre de Cristo, l'un des hommes aperçoit au bout de ses jumelles, la croix plantée sur une petite colline. Le temple des Penitentès est à l'Est, à deux kilomètres à vol d'oiseau.
Miss Dunlop décide d'établir son camp sur place. Chercher à arrêter les membres de la secte serait inutile dans l'immédiat. Ils sont éparpillés dans les villages, travaillent dans les haciendas de la plaine, comme des gens normaux. Personne ne pourrait les reconnaître. Il faut attendre le vendredi saint. Dans deux jours, ils viendront par dizaines en procession, pour assister à la mort de l'un des leurs sur la croix. C'est là qu'il faudra intervenir.
Mais dans la nuit du jeudi au vendredi, les policiers remarquent une colonne de lumières qui se dirige vers la colline.
Alors, les hommes de Miss Dunlop foncent, eux aussi, dans la nuit, à pied, en direction du calvaire, et lorsqu'ils arrivent enfin à portée de fusil de la croix, c'est pour y découvrir un spectacle hallucinant.
Ils sont une bonne vingtaine, d'hommes, de femmes et même d'enfants, portant des torches, chantant une sorte de psaume incompréhensible, et sur la croix, posée à terre et vaguement éclairée par la lumière des torches, l'adolescent est déjà ligoté, les mains et les pieds transpercés par d'énormes clous noirs.
Disperser la foule à coups de fusil ne fut pas une mince affaire, les Penitentès hurlaient des imprécations, maudissant les policiers, s'accrochant à eux avec fureur pour les empêcher d'atteindre la croix.
Modesto Trujillo, le jeune garçon au corps d'athlète, ne s'était même pas évanoui sous la douleur terrible. Extatique et perdant son sang, il priait à voix haute.
Il priait, mais il n'est pas mort à Pâques de mil neuf cent trente-cinq en se prenant pour le Christ. Il est allé prosaïquement en prison, les mains et les pieds bandés, afin d'y répondre un jour de l'assassinat du journaliste Carl Taylor, devant la justice des hommes. Pour celle de Dieu, il lui faudrait attendre.
Les Penitentès des monts Sangre de Cristo ne disparurent que lentement au cours des années qui suivirent, au fur et à mesure que les réserves se vidaient et que les jeunes indiens ou métis s'en allaient à la ville pour y trouver du travail et y oublier les excès d'une religion mal assimilée par leurs ancêtres.
En des temps lointains, les Indiens Navahos du Nouveau-Mexique n'adoraient que le soleil, le vent et les dieux des ruisseaux, qui eux, n'ont jamais fait crucifier personne.
Alors, la faute à qui ? Il faut y réfléchir.