GERTRUDE SORCIÈRE À SEIZE ANS
Dans les années mil neuf cent vingt, il n'y avait guère en guise d'assistantes sociales que les bonnes dames de charité. Et la charité se faisait souvent au gré du caprice de ces dames.
On avait « ses » pauvres, et on leur tricotait des chaussettes ou des passe-montagnes, en évitant soigneusement de se demander s'ils n'avaient pas besoin d'autre chose.
C'est ainsi que Mrs Thérésa Plains, en mil neuf cent vingt-trois, dans un quartier de Londres en piteux état, pénètre pour la dixième fois, au moins, dans le même taudis, avec le même paquet de « choses » tricotées à la main, et dit à la pauvre femme qui la reçoit :
— Comment vous portez-vous depuis la dernière fois, Mrs Porter ?
Comment peut-on se porter ici ? Mal évidemment. La baraque en ciment est humide, le poêle fume, le mari est chômeur, le fils aîné en prison et la petite dernière en mauvaise santé. Quant à Mrs Porter, sale et dépeignée, elle feint la reconnaissance, avance une chaise qu'elle époussette avec humilité et répond :
— L'hiver est difficile, et c'est bien pénible de vivre de la charité d'autrui.
— Comment va votre petite fille ?
— Hélas, il lui faudrait la douceur du soleil. Elle ne vit que par miracle...
Après deux ou trois phrases de ce genre, Mrs Thérésa Plains se lève, avec un sourire d'encouragement peu convaincant. C'est qu'elle a d'autres pauvres à visiter.
Mais où est donc Helen ? Helen est la petite fille de Mrs Plains. Une gamine de onze ans parfaitement insupportable et que sa mère tente vainement d'éduquer afin que plus tard elle soit, comme elle, une dame de la bonne société, ayant des principes et de la religion, et qui visite les pauvres.
Or Helen a disparu, à peine entrée dans le taudis, et Mrs Porter désolée, la ramène du fond d'un couloir.
— Votre petite fille est allée voir ma petite Gertrude. C'est gentil à elle, car elle n'a pas beaucoup de visite...
Mrs Thérésa Plains fait la grimace et s'empresse de sortir, poussant sa fille devant elle :
— Helen ! Je t'interdis de faire cela ! Cette enfant est certainement contagieuse ! Combien de fois faudra-t-il te le répéter ? Tu es insupportable ! Une jeune fille bien élevée ne se conduit pas de la sorte !
— Mais elle n'est pas contagieuse, Maman ! Elle est toute tordue c'est tout !
— Comment tordue ? Quel est ce langage, Helen ? La pauvre enfant est malade des poumons ! Et la curiosité est un vilain défaut !
Helen se renfrogne et se tait. Lorsque sa mère commence à lui faire la morale, plus rien ne l'arrête. Un flot de phrases toutes faites et de proverbes bien pensants, déferle sur sa tête, il y en a pour une heure, avec quelques interruptions du genre : « On ne mange pas ses ongles ! On ne mord pas ses cheveux ! On ne marche pas si vite, on ne soupire pas aussi fort, on ne sautille pas sur un trottoir, etc. »
Mrs Thérésa Plains, de toute évidence, ne s'intéresse qu'aux côtés superficiels des êtres et des choses. Elle connaît aussi mal sa fille que les pauvres qu'elle visite. Il y a fort à parier qu'elle ne connaît pas mieux son mari, qui s'en arrange d'ailleurs fort bien.
C'est pourquoi tous ces gens qu'elle ne connaît pas, vivent une autre vie dont elle ne saura jamais rien et parlent à son insu de choses qu'elle ignore.
Par exemple, Mrs Porter, cette pauvre femme qu'elle vient soulager, croit-elle, de sa charitable visite, dès la porte refermée, s'est précipitée sur sa fille, « sa pauvre petite Gertrude », et lui a assené deux claques magistrales :
— T'as pas intérêt à parler à cette gosse de riche, t'entends ? Et prépare-toi, on a trois clients ce soir !
Et Gertrude se prépare en silence. Autre exemple : en rentrant à la maison, Helen se faufile discrètement dans le bureau de son père et en s'installant sur ses genoux déclare :
— Tu veux que je te raconte l'histoire de Gertrude Porter ? Ça fait peur, tu sais...
Helen est une enfant indépendante, un peu « garçon manqué », curieuse de tout, et qui n'a aucun point commun avec sa mère. D'abord elle est intelligente, se moque volontiers des simagrées de salon, adore faire des farces, mais cache sous ses dehors insupportables, une grande sensibilité. Elle raconte à son médecin de père, à qui elle ressemble trait pour trait :
— Cet après-midi on est allé voir les pauvres de maman, tu sais ça m'embête toujours un peu, sauf que j'aime bien Gertrude Porter, elle est toute tordue...
— Tordue ? Qu'est-ce que tu appelles tordue, Helen ?
— Eh ben, elle a une bosse dans le dos, un pied tout petit et l'autre tout grand. Mais c'est pas pour ça que je l'aime bien. Elle sait faire des choses comme les sorcières.
— C'est elle qui t'a dit ça ?
— Oui, parce qu'elle a confiance en moi. Mais elle a peur de ses parents. Ils la battraient s'ils savaient qu'elle m'en a parlé. Sa mère gagne de l'argent avec ça !
— Et que sait-elle faire cette Gertrude, pour faire gagner de l'argent à sa mère ?
— Des maléfices. Y'a des gens qui viennent la voir, ils lui disent qu'ils n'aiment pas leur mari, par exemple, ou leur grand-mère, des choses comme ça, et Gertrude leur jette des maléfices pour les faire mourir.
— Qu'est-ce que tu me racontes, Helen ? Comment as-tu inventé une histoire pareille ?
— C'est pas une farce papa, je te le jure. Tiens aujourd'hui Gertrude m'a raconté qu'elle avait rendu malade un monsieur, et qu'il était mort.
— Et qu'a-t-elle fait pour le rendre malade ?
— Ça, elle m'a pas dit, mais elle a quelque chose dans les yeux, Gertrude. Elle dit que c'est une sorcière qui lui a jeté une poudre magique dans les yeux, quand elle est née, alors maintenant, elle peut regarder quelqu'un et le rendre malade si elle veut ! C'est pour ça que moi, elle me regarde jamais, elle veut pas que je tombe malade, tu comprends ?
— Quel âge a cette Gertrude ?
— Seize ans, papa, mais elle est plus petite que moi, c'est drôle...
— Et il y a combien de temps qu'elle fait des « maléfices » comme tu dis ?
— Je ne sais pas, elle dit qu'elle a commencé il y a longtemps, longtemps. Tu sais, je suis allée la voir en cachette des fois, sans maman, je lui apporte des chocolats, elle adore ça les chocolats, Gertrude. Elle dit que quand elle sera grande et qu'elle pourra s'en aller, elle vendra des chocolats et elle aura une belle boutique et elle me prendra comme serveuse parce que moi je suis jolie et je fais pas peur aux gens. Tandis qu'elle, elle fait peur aux gens et elle est pas jolie, mais moi je la trouve jolie quand même. Si on regarde pas qu'elle est tordue, juste sa figure, eh bien, elle est plus jolie que moi. C'est dommage hein, qu'elle soit tordue ? Peut-être que tu pourrais la guérir ?
Le docteur Plains explique à sa fille que, malheureusement, il est impossible de guérir une bosse, mais il se fait expliquer l'adresse de Gertrude et promet le secret à sa fille qui semble y tenir farouchement.
— Tu comprends, j'ai juré ! Les parents de Gertrude sont méchants, ils l'obligent à faire ça et elle ne veut pas, mais ils ont dit que si elle en parlait, ils la mettraient chez les fous et la laisseraient toute seule. Alors elle a peur, et s'il lui arrive des ennuis à cause de moi, elle me rendra malade moi aussi, elle me fera mourir !
— Très bien Helen, mais tu vas me promettre une chose à ton tour. Tu n'iras plus voir cette Gertrude tant que je ne l'aurai pas vue moi-même, promis ?
C'est promis car Helen a une totale confiance en son père, et elle obéira. Alors que si sa mère lui demandait simplement de ne pas manger de moutarde, elle en avalerait un pot derrière son dos.
Et c'est ainsi que le docteur Plains a découvert, en mil neuf cent vingt-trois, à Londres, Gertrude Porter, sorcière de seize ans, aux pouvoirs bien étranges et à la vie dramatique. La chose n'alla pas sans mal. Convaincre la famille Porter de confier Gertrude à l'hôpital, était inutile. Les parents monstrueux n'entendaient pas se séparer de leur fille, qui rapportait si bien. La misère était un décor adapté à leurs activités et la clientèle des bas-fonds de Londres, gens incultes et prostituées, représentait une mine.
Aussi le docteur Plains choisit-il les grands moyens : la police. Après avoir vu une première fois l'adolescente, il affirma que Gertrude était atteinte de tuberculose grave, ce qui était malheureusement vrai, que son entourage la prostituait, ce qui était malheureusement tout aussi vrai et que ses parents la laissaient sans soins. En perquisitionnant, la police découvrit en effet un joli magot ; il était clair que le père chômeur et la mère indigne exploitaient leur fille au maximum, et qu'ils avaient bien l'intention, fortune faite, de l'abandonner purement et simplement. Voire de la supprimer. Une sale histoire, rapportée par d'anciens voisins, apprit à la police que Mrs Porter avait probablement fait disparaître un premier enfant difforme à sa naissance, en prétendant qu'il s'était étouffé tout seul.
Bref, les Porter en prison et Gertrude à l'hôpital, le docteur Plains se pencha sur son cas avec attention.
D'après ses descriptions de l'époque, Gertrude est en effet bossue et affligée d'un pied-bot. Une colonne vertébrale presque soudée par endroits l'oblige à marcher courbée et elle souffre de douleurs parfois terribles qui la paralysent. À cette époque, il n'y a pas grand-chose à faire pour elle, sauf peut-être combattre la tuberculose qui la ronge, par une hygiène de vie et une alimentation meilleure. Mais la guérir est quasiment impossible.
Gertrude a un visage curieux, aux yeux légèrement globuleux et d'un bleu extrêmement pâle. Les traits sont fins, le nez long, la bouche mince, le front immense et une incroyable longueur de cheveux pèse en nattes lourdes, couleur de paille, sur ses maigres épaules. La pauvre enfant est d'une méfiance et d'une agressivité bien compréhensibles. Qu'a-t-elle connu depuis sa naissance ? Des coups, de la mauvaise nourriture, le mépris de sa mère, l'ivrognerie de son père et pire encore. À dix ans, pour se venger d'une autre gamine qui l'insultait, elle l'a à moitié étranglée, puis en la secouant de toutes ses maigres forces lui a hurlé au visage : « Que le diable te fasse boiter toi aussi ! Que le diable te fasse boiter ! »
C'est ce jour-là qu'elle a découvert, ainsi que sa mère, l'étrange pouvoir dont elle disposait car la gamine s'en alla, l'œil vague, telle une somnambule, en boitant ! L'effet dura plusieurs jours. En se renseignant chez les rebouteux des bas-quartiers, la mère de Gertrude comprit immédiatement que sa fille était capable d'hypnotiser les autres. Ce qu'elle traduisit immédiatement en un pouvoir de sorcière, persuadant Gertrude que ses yeux projetaient une poudre maléfique et qu'elle pourrait s'en servir selon ses indications. Pour plus de sûreté et de bénéfice, la mère fit courir plus tard le bruit que les hommes qui partageraient le lit de sa fille, moyennant finance, en ressortiraient doués de pouvoirs surnaturels.
Voilà donc l'adolescente que le docteur Plains interroge, en cette fin d'année mil neuf cent vingt-trois, où les histoires d'hypnose passionnent les médecins européens. La première tâche a été de tenter de faire comprendre à Gertrude qu'elle n'était pas une sorcière, ce qu'elle refuse d'admettre.
Par contre, elle a compris que rien ne l'obligeait à faire du mal aux autres, et le docteur Plains lui a appris à endormir un sujet et à le réveiller, sans lui suggérer entretemps d'avoir mal au ventre ou à la tête, ou d'aller se jeter dans la rivière. Ce dernier détail l'intéresse d'ailleurs, d'autant plus que Gertrude qui en a parlé un jour, prétend ne se souvenir de rien.
— Tu as dit à Helen, ma fille, que tu avais fait mourir quelqu'un : qui t'a demandé de faire cela ?
— Je ne me rappelle plus.
— Fais un effort, Gertrude, c'est quelqu'un qui est venu voir ta mère ? Une femme ?
— Non, pas une femme...
— Est-ce que tu as peur d'en parler ?
— Oui...
— Pourquoi, parce que tu lui as fait du mal ?
— Je lui ai fait du mal parce qu'il m'en a fait...
— Il t'a battue ?
— Non...
— Alors de quel mal parles-tu ?
Gertrude se tait obstinément.
— Quand as-tu fait ça, Gertrude ? Quand as-tu fait du mal à cet homme ?
— À Pâques...
— Et comment sais-tu qu'il est mort ?
— Parce que ma mère m'a battue, elle m'a battue si fort que je n'ai pas pu bouger pendant plusieurs jours.
— Mais, d'habitude, quand tu faisais ce que disait ta mère, elle ne te battait pas puisqu'elle gagnait de l'argent, elle était contente, non ?
— Cette fois-ci, c'était pas pour de l'argent, et elle voulait pas que je le fasse mourir...
— Raconte-moi Gertrude, il le faut...
— Non...
Les yeux de Gertrude deviennent presque blancs et elle fixe le docteur avec une intensité désagréable, on dirait qu'elle lui veut du mal...
— Gertrude ! Tu ne veux pas me faire du mal tout de même ?
Gertrude baisse les yeux, cache sa tête dans ses mains et pleure.
— Non... Non, je ne veux pas, vous êtes bon pour moi, je sais bien. Mais je ne veux pas parler de ça, ne m'obligez pas. Et puis j'ai dit ça pour impressionner Helen, c'était pas vrai.
Elle ment. Elle ment, mais à propos de quoi ? A-t-elle réellement poussé quelqu'un à la mort ? Une telle chose est-elle possible ?
Le docteur n'ose pas y croire, mais si Gertrude refuse avec tant de force de parler, c'est peut-être qu'elle craint d'être punie ou jugée, donc qu'elle a peut-être commis cette chose incroyable, un meurtre. Comment le savoir ?
C'est par la mère que le docteur apprendra la vérité : ayant confié ses doutes à la police, on lui permit d'assister à un interrogatoire de « cette pauvre Mrs Porter ». Sur un personnage aussi abject que cette femme, seul le chantage pouvait donner des résultats. La police n'hésita pas.
— Il y a eu meurtre, Mrs Porter. Ou c'est vous, ou c'est votre fille la coupable, alors ?
Mrs Porter n'étant pas le genre de mère à protéger sa fille, l'accuse le plus simplement du monde :
— Je lui ai amené un client, pendant que je n'étais pas là, elle a fait son petit numéro et elle l'a persuadé d'aller se noyer, vous comprenez ? Il est parti comme un somnambule, il s'est jeté dans le fleuve et ça l'a réveillé ; mais il était trop tard, il ne savait pas nager, son costume était trop lourd, ça l'a emporté au fond. Voilà ce qu'elle a fait cette sorcière, avec ses maléfices ! Et c'est moi qu'on accuse !
— Mais pourquoi l'a-t-elle fait, Mrs Porter ? Je croyais qu'elle ne jetait ses maléfices, comme vous dites, que sur demande. Qui voulait du mal à cet homme ?
— Personne... Personne, à part elle ! Moi je ne faisais que l'en empêcher, je le jure !
— Ce n'est pas clair, Mrs Porter, expliquez-vous. Qui était cet homme ?
Ce fut long et tortueux, mais l'horrible femme finit par avouer que la victime était son amant, et que cet homme stupide avait cru aux ragots de Mrs Porter. Alors il avait voulu partager le lit de la pauvre petite bossue, et l'enfant n'avait pas trouvé d'autre moyen de se défendre. Sordide ? Oui, sordide.
Selon la loi, il s'agissait purement et simplement de l'exploitation d'une malheureuse handicapée et d'incitation au crime et à la débauche sur la personne d'une mineure.
Mrs Porter disparut dans l'anonymat des prisons pour femmes. Quelques mois après son entrée à l'hôpital, Gertrude faisait une fugue ; on la retrouva à demi morte de froid, elle avait proposé ses services à un cirque, puis à un cabaret, mais personne ne voulait de la sorcière bossue aux yeux pâles. On connaissait trop son histoire.
Gertrude Porter est morte de tuberculose en mil neuf cent vingt-quatre, emportant avec elle des dons d'hypnose exceptionnels dont elle n'avait jamais appris à faire bon usage. Dommage, car selon le rapport du docteur Plains, elle était capable de figer sur place, ou presque, n'importe quel sujet et de le persuader de n'importe quoi. Au cours de l'une des rares expériences qu'il put mener à bien avec elle, Gertrude arrêta de son regard une infirmière, la tint quelques secondes prisonnière en lui répétant : « Vous avez une douleur au ventre », et l'autre se mit à se tordre...
C'est avec cela que Mrs Porter faisait fortune, tandis que Mrs Plains lui tricotait des chaussettes et des passe-montagnes, doublés de charité bien ordonnée. Peut-être a-t-on les pauvres que l'on mérite.