GRAND-MÈRE DINÙ
C'est une famille américaine de Boston, famille moyenne, pourvue ainsi qu'il est normal dans les années cinquante, d'un réfrigérateur, d'une machine à laver le linge et d'un aspirateur. Teddy Gheorghi est fonctionnaire aux travaux publics de la ville. Il a quarante ans ; son épouse, Ruth, travaille dans un grand magasin, au service des achats. Ils occupent une maison de brique et de bois, à deux étages, que Teddy aura fini de payer dans dix ans. Ils ont un petit garçon de neuf ans et une petite fille de cinq ans.
Et ils ont surtout une grand-mère. Une très vieille grand-mère, très maigre et très silencieuse.
Dinù est son nom. Elle parle peu car elle comprend mal et parle encore plus mal la langue de ce pays d'adoption.
Dinù est Roumaine. Lorsqu'elle a émigré avec les parents de Teddy vers mil neuf cent dix, il ne s'appelait pas encore Teddy mais Tesorù et n'avait que six mois. La grand-mère avait quarante-cinq ans, elle était veuve, ne connaissait que le travail de la terre, et se trouva perdue dans cette grande ville. En mil neuf cent trente-sept, elle perdait en même temps son fils et sa belle-fille, dans un accident de chemin de fer. Ils étaient les seuls à lui parler encore la langue du pays. Et Dinù se retrouva, à soixante-douze ans, dans un cimetière américain au côté de son petit-fils Teddy. Elle ne comprit pas alors pourquoi, dans ce pays, on incinérait les morts plutôt que de leur donner une tombe. Et dans son mauvais anglais, elle dit :
— Ton père n'était pas un vampire et ta mère non plus, pourquoi les fais-tu brûler ?
Teddy eut beau lui expliquer que la chose était courante aux USA, qu'il valait mieux pratiquer ainsi, plutôt que d'acheter très cher une concession, la vieille Dinù hochait la tête avec réprobation, et marmonnait des choses à propos de vampires.
Teddy, en bon Américain qu'il était devenu, ne prit pas garde à ces histoires, et comme il aimait bien sa vieille grand-mère, il la garda avec lui. Lorsqu'il eut des enfants, tout naturellement, elle s'occupa des petits. Elle avançait en âge, elle se desséchait de plus en plus, mais elle n'avait pas sa pareille, à quatre-vingt-six ans, pour consoler un petit garçon, fabriquer des beignets succulents en un tour de main, et repasser une chemise. Le tout, en économisant les paroles et sans faire plus de bruit qu'une souris.
C'est pourquoi, le jour où son arrière-petit-fils est tombé malade, grand-mère Dinù s'est transformée tout naturellement en infirmière. Une mauvaise fièvre rongeait le petit Michael, un virus disait le médecin. Grand-mère Dinù ne connaissait rien au virus, mais savait le goût de la mauvaise sueur qui perlait aux tempes de son garçon, le dernier des Gheorghi, et elle n'avait pas confiance dans les boîtes de médicaments qui défilaient sur la table de nuit.
C'est pourquoi, par une nuit noire, en plein Boston, elle est partie silencieusement à la recherche du seul remède connu jadis dans son lointain village, pour éloigner la mort. Un remède effrayant, venu d'un Moyen Age qui n'est pas si lointain, pour une paysanne des Carpathes, perdue dans le Nouveau Monde.
Dans la maison de brique et de bois de Teddy Gheorghi, les lumières sont éteintes depuis longtemps. Une veilleuse demeure près du lit de l'enfant malade qui respire péniblement. Le médecin a parlé de méningite. Ruth, la mère, s'est endormie sur sa chaise, abrutie de fatigue et de chagrin. Teddy dort dans la chambre voisine, d'un mauvais sommeil agité. Sarah, la fille cadette, a été confiée à des amis, par peur de la contagion. Normalement, grand-mère Dinù devrait dormir dans sa petite chambre au rez-de-chaussée, près de la cuisine. Mais son lit est vide. Elle est sortie. À quatre-vingt-six ans, sans rien dire à personne, elle qui ne dépasse jamais les limites du quartier, s'en est allée jusqu'à la station de taxis, près du drugstore qui reste ouvert toute la nuit.
Là, elle a sorti des pièces de sa poche, et demandé au premier chauffeur, avec un accent épouvantable et des mots approximatifs :
— Combien pour rouler la voiture au cimetière ?
L'homme a fait une grimace comique :
— Eh ! la vieille ! C'est pas l'heure de faire ce genre de balade ! Quel cimetière d'abord ? Y'en a au moins vingt-cinq à Boston !
Obstinée, la vieille a répété :
— Combien pour rouler la voiture au cimetière ?
Elle tendait sa vieille main maigre avec tout l'argent de ses économies. Environ deux cents dollars. Alors le chauffeur s'est décidé. Va pour le premier cimetière venu. Après tout, il ne faut pas contrarier les fous. Trois quarts d'heure plus tard, il abandonnait sans remords la vieille femme à la grille d'un cimetière, une grille close, bien entendu.
Mais il était dit que grand-mère Dinù parviendrait à ses fins, cette nuit de septembre mil neuf cent trente-sept. À petits pas, la voilà qui longe le mur interminable pour découvrir enfin une autre porte, plus petite, et simplement fermée par un crochet.
Voilà donc grand-mère Dinù à l'intérieur d'un grand parc, planté d'arbres immenses. Elle trotte entre les monuments, à la recherche d'un endroit précis, qui doit normalement se trouver près de l'entrée principale. Elle se souvient parfaitement du jour où son fils et sa belle-fille ont disparu en fumée dans cet endroit. Il doit y avoir une salle, avec des fleurs, et des corps qui attendent.
À l'entrée, effectivement, une plaque discrète indique la morgue. Comment y pénétrer ? Une allée en pente mène à un sous-sol, c'est là que les voitures funèbres viennent se garer. Au bout de ce sous-sol, une porte métallique.
Le mystère est que cette porte s'ouvre sur un couloir, et que ce couloir mène directement à la morgue. Il est insensé que rien ne soit bouclé dans cet endroit. Insensé qu'une vieille femme ait pu y pénétrer sans encombre, et découvrir ce qu'elle était venue chercher.
Un peu plus tard, grand-mère Dinù est à nouveau sur la route. Seule dans la nuit, portant dans son cabas un trésor épouvantable. Comble de folie dans cette odyssée, une voiture de police lui demande ce qu'elle fait là. Grand-mère Dinù dit qu'elle rentre chez elle, et montre sa carte d'identité avec son adresse. Bons princes, les policiers la ramènent et, durant leur trajet, l'écoutent raconter une histoire incompréhensible, d'après laquelle ils croient deviner que la vieille dame a été abandonnée par un taxi qui devait l'attendre au carrefour. Quel taxi ? Quel carrefour ? Peu importe, une grand-mère de quatre-vingt-six ans n'est pas un malfaiteur. Courtoisement, l'un des policiers l'accompagne même jusqu'à la porte de la maison de brique et de bois. Il constate qu'elle ouvre avec sa clé, la salue et s'en va.
Lorsqu'il saura plus tard ce que venait de faire cette grand-mère inoffensive, qui roulait les « R » d'une façon si drôle, le policier aura un haut-le-cœur.
Grand-mère Dinù n'est pas encore rentrée dans sa chambre, lorsqu'elle entend sa belle-fille demander :
— Tu ne dors pas ?
— Non. Je vais faire une tisane, pour Michael.
Ruth a un mouvement de lassitude, et retourne auprès de son fils. Elle n'a pas le courage d'empêcher la grand-mère de mijoter une tisane après l'autre, sans résultat bien sûr. D'ailleurs, la vieille femme marmonne et grommelle sans cesse devant ses casseroles. On ne trouve pas au supermarché du coin les herbes qu'il faut. Ruth entend des bruits lointains, venus de la cuisine au rez-de-chaussée. Une odeur bizarre lui parvient un moment, puis plus rien. Elle a dû s'endormir.
Au petit matin, l'enfant gémit doucement. La fièvre ne le lâche pas et il est si pâle, que son petit visage se confond avec les draps. Sa mère lui tamponne doucement le front et les tempes avec de l'eau froide. Il est environ cinq heures lorsque le pas lent de grand-mère Dinù s'arrête près du petit lit. Elle tient un bol à la main, dans lequel fume un peu de liquide brunâtre.
Elle le tend à sa belle-fille d'un air grave :
— Fais boire Michael. Pour chasser la mort.
— Qu'est-ce que c'est, grand-mère ?
— Fais boire ton fils, ne demande pas.
— Mais le docteur a dit que c'était inutile, grand-mère, tu sais bien...
— Fais boire ton fils, je dis ! Seule chance pour la vie !
Pourquoi pas. Cela ne peut pas faire de mal à l'enfant, et Ruth obéit, comme une automate. Mais elle éprouve quelques difficultés à faire boire son fils dont les dents serrées refusent de s'ouvrir. Découragée, elle abandonne le bol sur la table de chevet. Même pour faire plaisir à la grand-mère, elle n'a pas la force d'insister.
Alors patiemment, grand-mère Dinù va donner elle-même la potion, goutte après goutte, en se servant d'un coin de mouchoir. Elle le trempe dans le bol, puis le glisse entre les lèvres gercées de l'enfant, et recommence, encore et encore, tandis que Ruth pleure dans un coin de la chambre, à petits sanglots épuisés.
Lorsque le médecin arrive vers huit heures, grand-mère Dinù a rangé son bol et sa mixture. Le petit Michael ne respire plus qu'à un fil. Le médecin sait qu'il n'y a plus rien à faire. Piqûres, oxygène, tout cela n'y fera rien. L'issue lui paraît fatale. Alors il s'éloigne avec le père et tente de le préparer doucement au drame qui menace, à moins d'un miracle.
Telle est la situation, le six septembre mil neuf cent trente-sept, à neuf heures du matin, dans la maison de brique et de bois de Teddy Gheorghi.
Pendant ce temps, dans les locaux d'un cimetière de l'Est de la ville, c'est la panique. La police vient de découvrir le résultat de la visite nocturne de grand-mère Dinù.
Il est des pratiques étranges dont on ne connaît pas vraiment l'origine, et que l'on croit plus folkloriques que réelles. Dans le village natal de grand-mère Dinù, en Roumanie, comme dans d'autres villages d'ailleurs, on sait par exemple que si la malédiction se porte sur une famille, c'est qu'il y a un « Strigoï » parmi ses défunts. Un Strigoï est un mort qui se nourrit des vivants. Il faut le déterrer, le couper en deux et le brûler, afin qu'il ne fasse plus mourir les membres de sa famille pour s'en repaître.
Il faut surtout lui arracher le cœur et le brûler. Car les Strigoï sont des morts-vivants, que l'on ne peut tuer définitivement qu'en leur brûlant le cœur, ou en le transperçant d'une épée. Mais le cœur d'un Strigoï réduit en cendres et mélangé à de l'eau, peut guérir les malades.
D'ailleurs, le cœur de n'importe quel défunt peut guérir un malade. C'est même le seul moyen de le sauver, selon grand-mère Dinù. Bien entendu, en règle générale, on ne se sert que des cœurs de Strigoï, lorsqu'il devient nécessaire de les brûler. Il serait impensable et sacrilège d'utiliser le cœur d'un membre de la tribu. Par contre, le cœur d'un étranger est un remède sûr. Aussi sûr que celui d'un Strigoï.
La police ignore tout cela. Ce qu'elle sait, c'est qu'un maniaque a pénétré dans les locaux d'une morgue et profané le corps d'un défunt. L'information est transmise à tous les postes de police et c'est ainsi que le sergent Donally se souvient avoir rencontré, sur la route près du cimetière dont il est question, une vieille dame avec un cabas.
Certes, il n'imagine pas la vieille dame se livrant à cette chose macabre et épouvantable, mais sa présence était insolite et peut-être a-t-elle vu quelque chose. Bref, le sergent Donally rend compte de l'incident à ses chefs, et il est dix-sept heures, ce même six septembre mil neuf cent trente-sept, lorsqu'on frappe à la porte de la maison de brique et de bois.
Le sergent Donally s'est fort bien souvenu de l'adresse, la grand-mère lui ayant montré sa carte d'identité, afin qu'il puisse la lire.
Teddy Gheorghi et son épouse reçoivent les policiers avec étonnement. Ruth se souvient en effet que la grand-mère ne dormait pas la nuit dernière, et tous deux sont stupéfaits d'apprendre qu'elle se promenait seule du côté d'un cimetière.
La vieille dame hausse les épaules, lorsqu'on lui demande ce qu'elle faisait là. Elle s'adresse à Teddy, son petit-fils, en roumain, mais Teddy, qui n'a guère pratiqué sa langue d'origine, ne comprend pas tout. De plus, il est étonné de voir sa grand-mère lui parler roumain, ce qu'elle ne fait jamais. Alors la vieille dame s'énerve, répète son discours, et Teddy finit par en percevoir le sens. Il devient pâle, son regard effrayé va de la vieille femme au policier. Il ne sait plus que faire. Grand-mère Dinù vient brutalement de lui dire qu'elle a été dans cet endroit pour y prendre le cœur encore frais d'un mort, afin de sauver le petit Michaël. Elle a ajouté :
— Ne leur dis pas que c'est moi, sinon il m'empêcherait d'y retourner, s'il en fallait un autre...
C'est pour cela qu'elle a parlé dans sa langue. Et non parce qu'elle se sent coupable de quoi que ce soit. Au village, dans son enfance, cette chose arrivait parfois, et cela se faisait toujours de nuit, afin que les autorités ne puissent pas punir ceux qui brûlaient les Strigoï. Officiellement, cette pratique était interdite, mais jamais personne n'avait été emprisonné pour cela. Grand-mère Dinù ignorait de toute évidence que depuis son enfance, la Roumanie avait bien changé, et que, fort heureusement, cette pratique était jugée criminelle, et sévèrement punie. D'ailleurs, elle n'existait plus dans le nouvel état roumain. Finis les légendes, les vampires et les superstitions moyenâgeuses...
Mais grand-mère Dinù avait quitté son village et son pays en mil neuf cent un. Pour elle, les traditions étaient encore vivantes Et elle se souvenait fort bien de sa propre mère, lui disant un jour, alors qu'elle était jeune mariée :
— Si quelqu'un de ta famille souffre et va mourir, et que ce n'est pas la faute d'un Strigoï, tu devras marcher longtemps et aller hors du village, chercher le cœur frais d'un défunt que tu ne connais pas. Il te faudra le brûler sur la braise ardente, recueillir les cendres et les faire bouillir dans de l'eau pure. Celui qui boira cela échappera à la mort.
— C'est ce que j'ai fait cette nuit, Teddy, pour sauver ton fils !
Grand-mère Dinù a noyé son petit-fils d'un flot de paroles véhémentes, elle qui ne parle guère d'habitude. Puis elle se tait et attend.
Teddy regarde les vieilles mains déformées par les travaux et l'âge. Comment ont-elles pu ?
— Monsieur Gheorghi, cette vieille femme a fait quelque chose ?
Il secoue la tête négativement, mais le policier voit bien que ça ne va pas.
— Monsieur Gheorghi, si vous ne traduisez pas ce qu'elle a dit, nous allons devoir l'emmener pour l'interroger. Ce qui s'est passé là-bas est très grave. Une famille a porté plainte, si elle sait quelque chose...
Teddy laisse échapper :
— Ne la brusquez pas, elle ne croyait pas mal faire... Il a tant de mal à réaliser lui-même ! Il a le sentiment de découvrir des racines ignorées. Il est né du sang de cette vieille femme, lui, Teddy, l'Américain moderne. C'est comme s'il sortait du brouillard, comme s'il voyait pour la première fois son image dans une glace.
C'est trop. L'enfant qui se meurt là-haut, et cette horreur que lui raconte le policier. Teddy parle. Il explique, sous le regard furieux de grand-mère Dinù, et il tente d'excuser. Mais pour des policiers américains, les histoires de vampires et de remèdes magiques, sont lettres mortes. La profanation est un crime. Alors, ils emmènent grand-mère Dinù.
La vieille dame va devoir s'expliquer avec l'aide d'un interprète officiel. Ce qu'elle fait sans grande émotion. Sa seule préoccupation étant d'avoir des nouvelles de l'enfant. Car elle est presque sûre de l'avoir arraché à la mort.
Peu lui importent ces juges et ces questionneurs qui ne comprennent rien. Ces gens veulent savoir où est le couteau de cuisine dont elle s'est servie, ils veulent son cabas et le linge de coton blanc qu'elle a soigneusement lavé après qu'il eût servi d'emballage. Ils veulent examiner les cendres du poêle, ils veulent qu'elle dise à cet homme-médecin, pourquoi elle a fait cela, alors qu'elle se tue à le dire depuis quarante-huit heures !
— Seul remède pour Michael...
Ils ne la croient pas. Peut-être ont-ils tort ? En tout cas, grand-mère Dinù le pense et, le douze septembre mil neuf cent trente-sept, sept jours entiers après son équipée macabre, elle lance au juge avec un large sourire édenté :
— Michael guéri !
L'arrière-petit-fils, le dernier des Gheorghi est, en effet, sauvé. La maladie a cédé le pas, après deux jours entre la vie et la mort, et alors même que le médecin baissait les bras... Michael s'est endormi tranquillement, les tempes fraîches, son petit visage enfin détendu. Et personne n'a réussi à faire admettre à grand-mère Dinù qu'elle n'était pour rien dans ce miracle.