L'INTUITION DE SARAJEVO
Sarajevo... L'histoire connue et rabâchée de l'attentat de Sarajevo n'aurait été qu'un fait-divers si par le jeu des alliances et des traités de pays à pays, il n'avait entraîné la Première Guerre mondiale, d'où la prudence de nos gouvernants dès qu'il faut envisager des alliances militaires dont on ne sait jamais vers quoi elles peuvent entraîner.
En deux mots tout d'abord les circonstances de l'attentat de Sarajevo : l'archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier de l'empire austro-hongrois, se rend avec sa femme en Bosnie pour assister aux manœuvres d'été de l'armée. Le 28 juin mil neuf cent quatorze, alors que la voiture décapotée dans laquelle sont installées leurs altesses traverse Sarajevo pour se rendre à l'hôtel de ville, un homme s'approche de la voiture et tire avec un pistolet.
Un jet de sang jaillit de la bouche de l'archiduc. La duchesse pousse un cri, veut se jeter sur son époux, mais pâlit et s'écroule à son tour.
L'archiduc a été atteint à la carotide. Personne ne peut arrêter l'hémorragie. Quant à la balle qui a touché la duchesse, elle est tout aussi mortelle. Arrivés à l'hôtel de ville, ce sont deux cadavres que l'on sort de la voiture.
L'assassin est arrêté ; c'est un étudiant serbe qui s'appelle Principt. Le conflit qui va naître entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie s'envenime au point que, de proche en proche, il va s'étendre à la planète.
C'est alors que commence une autre histoire.
Durant l'année 1916, au plus fort de la guerre, un fonctionnaire de la police hongroise se fait l'écho de certaines rumeurs qui tendraient à démontrer que l'attentat de Sarajevo n'aurait pas été le fait d'un étudiant isolé, mais l'aboutissement d'un complot fomenté en Hongrie même, dans des milieux proches de la famille impériale.
Bien que tout cela paraisse tout à fait invraisemblable, le fonctionnaire entreprend une enquête discrète. Très vite, il oriente ses recherches vers la ville de Grosswardein où il semble que la rumeur ait pris naissance.
— C'est vrai, explique un commerçant de la ville, j'ai entendu parler de l'attentat le matin du 28 alors qu'il a eu lieu l'après-midi.
— C'est une dame qui m'en a parlé pour la première fois, déclare un bibliothécaire. Elle m'a dit : « Il paraît que l'archiduc François-Ferdinand va être assassiné à. Sarajevo. »
Nul ne dispose des portraits des héros de cette affaire étrange, mais il est loisible de les imaginer : les hommes sont moustachus ou barbus et le fonctionnaire, vu son rang, doit porter jaquette et haut-de-forme. À moins que, pour une enquête aussi discrète, il ait revêtu un costume trois-pièces au gilet fermé par une dizaine de petits boutons et les leggings (sortes de jambières de cuir qui remplacent les bottes). Quant aux femmes, elles ont depuis peu renoncé à la crinoline mais n'en sont pas déshabillées pour autant : les jupons s'accumulent toujours sous les robes et les vastes chapeaux sont souvent alourdis de voilettes. C'est ainsi qu'apparaît d'ailleurs le premier témoin dont le nom figure dans l'enquête.
— Je crois que vous vous méprenez sur l'origine de ces rumeurs, explique-t-elle au fonctionnaire en éclatant de rire... Ces rumeurs ne sont pas la révélation d'un complot, mais d'un songe.
— Un songe !
— Oui monsieur, un songe prémonitoire !
— Quoi... Quelqu'un aurait rêvé que l'archiduc François-Ferdinand allait être assassiné à Sarajevo ?
— Oui monsieur. Et il l'a rêvé avec tous les détails.
Le fonctionnaire policier est sans doute chrétien, le rapport de l'affaire ne le dit pas, par contre il ne semble guère crédule. Aussi est-ce avec méfiance qu'il demande :
— Et qui aurait fait ce rêve ?
— Comme je tiens cette information de mon mari, lui répond la femme, je préfère que vous l'interrogiez vous-même.
On ne sait jamais où on met les pieds avec la police, surtout lorsqu'il s'agit d'une affaire politique. Le mari se fait tirer l'oreille et finalement refuse :
— C'est un ami qui a fait ce cauchemar dans la nuit du 27 au 28, et je ne me sens pas autorisé à vous dire son nom.
— Et quand vous en a-t-il fait le récit ?
— Le matin même, vers dix heures.
— Donc longtemps avant l'assassinat.
— En effet, quatre heures avant et avec un grand luxe de détails qu'il avait couchés noir sur blanc.
— Comment ? Il l'a écrit ?
— Oui monsieur, et il me l'a fait lire ainsi qu'à deux ou trois autres personnes.
Le troisième témoin, après beaucoup d'hésitations, avoue :
— La personne qui a fait ce rêve est l'évêque de Grosswardein, Joseph de Lanyi. Il était absolument bouleversé et tenait absolument à ce que j'en eusse connaissance.
— L'évêque Joseph de Lanyi ? Mais n'est-il pas le précepteur des enfants de l'archiduc François-Ferdinand ?
— Si. Et auparavant, de l'archiduc lui-même, puisqu'il lui a appris le hongrois. Ils étaient restés très liés et se portaient, je crois, une mutuelle affection.
— Y a-t-il eu d'autres témoins ?
— Sans doute y en eut-il plusieurs autres. En tout cas je puis affirmer que l'évêque a rédigé devant moi une lettre destinée à son frère le professeur Edouard Lanyi à Funfkirchers qui rapportait tous les faits. Je suppose que le professeur a dû garder cette lettre dont je certifie qu'elle fut postée le matin même bien avant l'attentat.
Au domicile de l'évêque Joseph de Lanyi, le policier rencontre d'abord sa mère. Elle confirme :
— Il m'a fait réveiller vers huit heures à peine. Il était pâle et m'a dit avoir fait un cauchemar affreux, mais tellement précis, tellement plausible et tellement grave aussi qu'il ne voulait pas le garder pour lui seul. Il était tellement désireux d'avoir des témoins qu'il a voulu que j'aille chercher dans sa chambre une vieille amie de notre maison, venue de Komlo pour nous rendre visite.
Enfin, le fonctionnaire policier se trouve en présence de l'évêque lui-même. Voici sa déclaration :
— Il était trois heures du matin, raconte l'évêque, lorsque je fis ce cauchemar ; je me tenais ici même dans ce bureau. C'était une matinée vaguement ensoleillée. Lorsque je jetai un regard sur mon courrier que mon secrétaire venait de poser devant moi, je m'aperçus que la lettre du dessus était bordée de noir, avec le sceau noir et le blason de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Hongrie. Je reconnus immédiatement l'écriture de monseigneur et ami inoubliable. J'ouvris le pli. En haut de la lettre s'étalait en bleu ciel une vue, comme on en voit sur les cartes postales, qui représentait l'angle d'une rue et d'une ruelle étroite. Leurs altesses étaient assises dans une automobile décapotable face à un général, tandis qu'un officier se tenait aux côtés du chauffeur. De la foule qui s'entassait des deux côtés, jaillissaient deux jeunes gens qui se précipitaient en avant et tiraient sur leurs altesses. Sous cette image animée, l'archiduc m'adressait quelques mots d'une écriture nerveuse, dont le texte est gravé dans ma mémoire. Il avait écrit « Votre honneur, cher monsieur Lanyi. Je veux vous faire savoir qu'aujourd'hui avec ma femme je serai victime d'un assassinat politique à Sarajevo. Nous nous recommandons à vos prières et au Saint Sacrifice de la messe et vous prions de vous dévouer à l'avenir comme par le passé à nos pauvres enfants avec amour et fidélité. En vous saluant de tout cœur : votre archiduc François. Sarajevo 28 juin 1914, trois heures et demie du matin ».
Le fonctionnaire policier qui mène cette enquête est toujours incrédule. Il observe l'évêque et ne peut s'empêcher de lui demander :
— Monseigneur, pas un instant je ne doute de votre bonne foi, mais vous me rapportez là un rêve...
— Un cauchemar, monsieur.
— Vous avez raison : un cauchemar. Mais un cauchemar vieux de plus de deux années ! N'est-il pas concevable que les faits qui se sont réellement produits à Sarajevo aient petit à petit envahi votre souvenir au point de le modifier profondément.
L'évêque lève les bras au ciel.
— Mais non, monsieur ! Malheureusement non ! Je me suis réveillé aussitôt à la fin de ce cauchemar et précipité ici même, dans ce bureau, fiévreux et en larmes pour m'efforcer de noter d'une main tremblante tous les détails qui me revenaient à l'esprit. L'extraordinaire précision des images, l'enchaînement tellement logique des faits, la vraisemblance de cet attentat m'imposaient immédiatement à l'esprit qu'il s'agissait d'un songe prophétique. Inutile de vous dire que je n'ai pas pu me recoucher. Comme je ne pouvais rester seul dépositaire d'un tel secret, j'ai attendu avec impatience une heure décente pour réveiller ma mère et une amie qui dormait dans la maison. Devant elles, j'ai même exécuté un croquis représentant la scène de l'attentat qui, hélas, s'est révélé exact. Dans la matinée, j'ai communiqué la teneur de ce cauchemar à deux autres témoins et en ai rédigé un récit que j'ai fait parvenir à mon frère qui le détient toujours. Vous pouvez imaginer, monsieur, avec quelle angoisse j'ai attendu les nouvelles et avec quelle horreur et quelle stupeur j'ai appris en fin de journée que ce cauchemar avait bien été une prophétie.
À ce moment, l'évêque s'avise que le fonctionnaire de la police le regarde en silence, embarrassé comme si une question, qu'il n'osait poser, lui brûlait les lèvres :
— Je sais ce que vous pensez, monsieur : pourquoi me suis-je contenté de rechercher des témoins ? Pourquoi n'ai-je pas prévenu et mis en garde l'archiduc François-Ferdinand immédiatement après ce songe ? J'aurais pu le matin même lui adresser un télégramme à Sarajevo. Il lui aurait été certainement présenté. Il l'aurait lu. Peut-être aurait-il renoncé à paraître en public. La guerre mondiale aurait peut-être été évitée ou du moins retardée... C'est bien cela que vous pensez, n'est-ce pas, monsieur ?
— Oui, Monseigneur, je ne vous le cache pas.
— Eh bien, monsieur, je ne l'ai pas fait parce que pas une seconde je n'y ai songé. C'est incroyable mais pas un instant je n'en ai eu l'idée. Depuis, cette pensée me hante. Elle me torturera sans doute jusqu'à la mort. Au lieu de tout faire pour empêcher la catastrophe, après ce cauchemar, j'ai lu une messe dans la chapelle et attendu le télégramme qui, vers 15 h 30, nous apprenait le double assassinat.
— À Vienne, la Cour a-t-elle eu vent de votre prémonition ?
— J'en ai moi-même informé la Cour.
— Et il ne vous a pas été reproché de n'avoir rien fait ?
— Non, monsieur. C'est dix jours plus tard, lorsque je me suis rendu à Vienne pour participer aux obsèques de leurs, altesses que j'ai fait ces révélations aux archiduchesses Maria-Thérésa et Maria-Annonciata. Aucune des deux ne m'a fait le reproche d'avoir gardé pour moi ce rêve funeste.
— Et pourquoi, Monseigneur, à votre avis ?
— Sans doute parce qu'elles estiment que, en tant qu'évêque catholique, je ne pouvais tenir compte d'un rêve, fut-il considéré après coup comme prémonitoire.
Le fonctionnaire de la police ne dit rien et s'en va. Non seulement il n'est pas convaincu par cette réponse, mais il y voit une autre raison. Une raison évidente et qui va éclairer cette affaire d'une lumière nouvelle : en expliquant logiquement pourquoi et comment l'évêque Joseph de Lanyi a pu faire un rêve prémonitoire... Et d'une façon générale, pourquoi n'importe qui peut, dans certaines circonstances, faire des rêves prémonitoires.
Première question : un rêve prémonitoire est-il vraisemblable ?
Deuxième question : pourquoi l'évêque, au lieu de chercher des témoins et de dire une messe, n'a-t-il pas cherché à prévenir l'archiduc auquel il portait une grande affection ?
Les deux réponses sont étroitement liées.
Évidemment, à l'époque beaucoup avancent qu'il pourrait y avoir là un cas de télépathie. Or, qui dit télépathie suppose : communication entre un esprit et un autre. Encore faut-il que l'un des deux esprits connaisse les faits qu'il va communiquer à l'autre.
Mais ce songe prémonitoire ayant eu lieu à trois heures du matin, donc plus de quinze heures avant le crime, seul l'assassin ou ses complices auraient pu en communiquer, à leur insu, le projet. Or, l'étude des circonstances rend cette hypothèse tout à fait impossible.
Ces circonstances, les voici : lorsque la voiture qui transporte leurs altesses traverse la ville, le 28 juin vers l'heure du déjeuner, a lieu un premier attentat dont la prémonition de l'évêque ne tient pas compte : une bombe est jetée sur la malle arrière. L'archiduc lui-même se retourne rapidement et repousse l'engin avec la main. Celui ci explose quelques secondes plus tard et blesse deux officiers dans la voiture suivante. Le terroriste qui a lancé la bombe est poursuivi et arrêté.
L'archiduc va-t-il continuer à traverser la ville dans cette voiture décapotable ? Oui, car il veut montrer qu'il n'a pas peur. Sa femme, la princesse Hohenberg, bien que légèrement blessée au cou, estime, elle aussi, que rien ne doit être changé au programme.
— Changeons simplement d'itinéraire, suggère un général.
C'est cette décision qui va leur être fatale. Ce général a refusé que les troupes participant aux manœuvres fassent la haie le long des rues sous prétexte que ces soldats ne portent pas l'uniforme de parade réglementaire. Il s'ensuit donc un certain désordre. L'itinéraire ayant été modifié, le cortège se perd dans un dédale de petites rues. C'est au moment où le chauffeur engagé dans une impasse fait marche arrière que le jeune étudiant serbe surgit... et tue.
Comme on le voit, ces circonstances dans leurs détails n'étaient pas prévisibles, même par l'assassin. Comment donc aurait-il pu, dix heures plus tôt, les communiquer par télépathie à l'évêque ?
Alors télépathie avec l'archiduc auquel il était affectivement lié ? Comment le malheureux François-Ferdinand aurait-il pu communiquer les circonstances d'une mort qu'il n'avait pas encore connue ? Ou alors il faudrait admettre qu'il ait eu lui-même l'intuition de sa mort et qu'il l'ait communiquée à l'évêque !
Pourquoi chercher plus loin ? Toute l'explication de ce mystère est là ! L'archiduc éprouvait en effet une certaine inquiétude (sinon une inquiétude certaine). Le matin même vers dix heures, il aurait dit aux gens qui l'entouraient :
— Je pense qu'aujourd'hui j'entendrai siffler quelques balles.
Mais cette inquiétude, l'archiduc n'avait pas besoin de la communiquer par télépathie à l'évêque. Cette inquiétude, tout le monde la partageait. Tout le monde savait combien la Serbie était lasse de l'emprise austro-hongroise. Depuis des jours et des jours les attentats étaient incessants. Pire : la visite de l'archiduc le 28 juin tombait mal, la Serbie célébrant à cette date une fête nationale, cela paraissait une provocation.
Oui, tout le monde était mort d'inquiétude et l'évêque Joseph de Lanyi plus que tout autre puisqu'il éprouvait pour l'archiduc et sa femme une grande affection.
Alors qu'y a-t-il d'étonnant dans ces conditions à ce qu'il ait vu en songe ce qu'il craignait le plus ? On rêve ou on cauchemarde. Il arrive que dans un rêve on vive ce que l'on souhaite. À l'inverse, dans un cauchemar, il nous arrive de vivre ce que l'on redoute. Or, l'on ne redoute vraiment que ce qui peut effectivement se produire, donc ce qui risque de se produire, donc très souvent ce qui se produit : un songe prémonitoire, ce n'est pas autre chose.
— Oui mais, s'écrièrent les gens de la cour d'Autriche, les détails ? tous ces détails ?
La réponse est facile. Tous ces détails qui nous semblent si précis sont pour la plupart très flous. Qu'est-ce qui ressemble plus à une vieille ruelle de Sarajevo qu'une autre ruelle de Sarajevo ? Quoi d'étonnant à ce que l'évêque ait vu leurs altesses dans une voiture décapotable ? Pour des visites semblables au mois de juin, ils se déplaçaient toujours dans une voiture décapotable. L'assassin était jeune ? Ce genre d'assassin est presque toujours jeune...
Ajoutons à cela qu'avec le temps, les images réelles de l'attentat ont fini par se mêler à celles du cauchemar, le liant toujours plus étroitement avec la réalité.
D'ailleurs, lorsque l'on compare le cauchemar de l'évêque et le rapport de l'attentat lui-même, on y voit de notables différences. Par exemple, le cauchemar parle « des assassins sortant de la foule » alors qu'il n'y a qu'« un » assassin.
Enfin, et ceci pourra être la preuve par neuf de cette explication et la réponse à la deuxième question : Pourquoi l'évêque n'a-t-il pas cherché à prévenir l'archiduc ?
Probablement parce qu'il pensait inconsciemment que c'était inutile. Parce qu'il n'ignorait pas que l'archiduc se savait menacé, que sa femme aussi le savait menacé, mais qu'ils choisiraient malgré tout ce qu'ils estimaient être leur devoir, rendant ainsi leur mort inéluctable.
Et pourquoi les archiduchesses n'ont-elles pas reproché à l'évêque de n'avoir rien fait ? Mais parce qu'elles savaient aussi que c'eût été inutile, parce qu'elles vivaient elles aussi dans la crainte (plus que dans la crainte : presque dans l'attente) de ce drame probable.
Bref, dans son cauchemar, l'évêque a simplement illustré d'images une angoisse profonde : et c'est ça une prémonition.