QUI A MORDU CLARA ?
Une jeune fille qui court sur un trottoir de Manille, cela n'a rien d'étonnant. Mais une jeune fille qui hurle tout à coup, et se retourne, bras levés comme pour se défendre d'un attaquant invisible, c'est curieux.
Les trottoirs de Manille dans les années cinquante, ne ressemblent pas à ceux d'aujourd'hui. De part et d'autre du fleuve Pasig qui divise la ville en deux, il y a deux sortes de trottoirs. D'un côté, les trottoirs qui longent les églises, les couvents, la citadelle, l'arsenal et la cathédrale, trottoirs calmes et dignes où personne ne court. De l'autre, les trottoirs commerçants, qui longent les canaux, les maisons des bourgeois riches et moins riches, puis en descendant vers le port, les échoppes des Chinois et des Créoles, les cabarets-restaurants pour pêcheurs et le poste de police.
La jeune fille court en direction de ce poste de police, que l'on aperçoit au bout de la place, entre un bureau de tabac et la boutique d'un marchand de sucre.
Le policier de garde, flegmatique, la laisse passer, trop occupé qu'il est à siroter le café du marchand voisin. Il a tort, car à peine entrée, la jeune fille se roule par terre en poussant des cris effrayés. Une véritable crise d'épilepsie sans doute, que trois hommes ont bien du mal à juguler. Gifles, eau froide, rien n'y fait. Et comme la fille est jolie, les policiers hésitent à la maltraiter.
Le commissaire appelle une ambulance à l'hôpital, en précisant :
— J'ai une folle, une dingue ou une droguée, j'en sais rien, mais dépêchez-vous de venir la chercher.
Le temps pour l'ambulance poussive d'arriver sur place, et la jeune fille s'est un peu calmée.
Assise par terre, sa robe de cotonnade déchirée, les épaules nues, elle jette autour d'elle des regards si effrayés que le commissaire lui demande :
— Et alors ? Tu as peur de quoi ?
La réponse le fait sursauter :
— Où est-il ?
— Qui ça ?
— Où est-il ? L'homme ! Celui qui m'a mordue !
— Un homme t'a mordue ? Où ça ?
La jeune fille montre son dos, son cou, ses épaules, sa poitrine. La peur ou la folie lui font oublier toute pudeur. Et les policiers se penchent sur le joli corps couleur biscuit, pour y découvrir effectivement des traces de morsures fraîches. Certaines même si fraîches, que les bords en sont encore humides.
— C'est un chien qui t'a fait ça ?
— Oh non ! pas un chien, un homme ! Il était derrière moi, il courait derrière moi, il me mordait sans arrêt, c'est pour ça que je suis venue ici, vous l'avez pris ? Dites, vous l'avez enfermé ?
Rapide enquête auprès des témoins, mais le planton n'a vu passer qu'une folle, et les gens sur le trottoir n'ont vu personne autour d'elle. Et pourtant, quelqu'un a mordu cette fille, c'est visible.
— On t'a attaquée, c'est ça ? Dans la rue ?
— Ça a commencé dans la rue et jusqu'ici. Il m'a mordue ! Où est-il ? J'ai peur, faites quelque chose s'il vous plaît, par la Sainte Vierge, arrêtez-le, il me poursuit, il est invisible, mais je le sens derrière moi, il est sûrement caché...
Invisible ? Ah bon, se dit le commissaire. Tout est clair, si l'on peut dire. Elle est bien folle, cette gamine. Presque une enfant d'ailleurs. Les infirmiers surgissent et elle a peur de nouveau et se débat ; mais avec rapidité, les deux blouses blanches l'enveloppent dans un drap, comme une momie, bien ficelée, la jettent sur une civière, sanglent le tout et l'emportent. Une cliente pour l'asile. L'un des infirmiers dit en s'en allant :
— Elle se mord toute seule, va falloir l'attacher un bon moment. Et l'ambulance démarre, tandis que le commissaire se répète :
— Elle se mord toute seule, hein ? Ça c'est extraordinaire ! Elle se mord toute seule ! J'aimerais bien savoir comment elle fait pour se mordre la nuque toute seule !
À l'hôpital, l'ambiance est nettement plus calme qu'au poste de police. Une blouse blanche se penche sur la jeune fille :
— Comment t'appelles-tu ?
— Clara Vilanueva, monsieur.
— N'aie pas peur Clara, ici personne ne te fera de mal. Tu es dans un hôpital, je suis médecin et je vais te soigner.
— Je suis malade ?
— Oui... Mais ce n'est pas grave. Il faut que tu sois calme et que tu aies confiance en moi. Allons-y, où habites-tu ?
— Près de la manufacture, avec ma sœur et mon beau-frère...
— Tu y travailles ?
— Oui monsieur, à l'atelier des cigares.
— Quel âge as-tu, Clara ?
— Seize ans, monsieur, depuis le mois d'août.
— Depuis quand es-tu malade ?
— Je n'ai jamais été malade, monsieur, jamais. C'est cet homme qui me mord...
— D'accord. Alors, depuis quand te mord-t-il cet homme ?
— Depuis hier, monsieur. Ça a commencé dans mon lit, il m'a mordue au bras...
— Ah ! Et qui est cet homme ?
— Je ne sais pas monsieur, il a de gros yeux, il est petit, il porte une cape, et il flotte dans l'air autour de moi. Et plus je cours et plus il court... et je ne peux pas lui échapper ! Il me mord partout, il arrive, le voilà... Le voilà... C'est le monstre ! Il m'attaque !...
C'est une vision de cauchemar, que de voir la pauvre fille se débattre contre un monstre invisible, et le médecin regarde soudain avec effroi la joue ronde et brune de Clara s'orner d'une morsure violette.
Instinctivement, il regarde autour de lui, mais il n'y a personne bien sûr. Personne d'autre que l'infirmier qui ceinture Clara pour l'empêcher de se jeter par la fenêtre.
Encore une morsure à l'avant-bras, puis une autre à l'épaule. C'est hallucinant ! Comment fait-elle pour se mordre ainsi ? Si seulement le médecin pouvait examiner la scène au ralenti, mais Clara est d'une incroyable rapidité, elle se tord comme un serpent. Quelle peur mystérieuse la rend folle à ce point ?
Lorsqu'une piqûre l'endort enfin, et qu'il peut l'examiner, le médecin n'est guère plus renseigné. Il y a là indéniablement un mystère. Les marques sont en forme de morsures, aucun doute là-dessus. On distingue la marque des dents, et même des traces de salive semble-t-il... Mais comme le commissaire, il se répète avec incrédulité : « Comment fait-elle pour se mordre la joue ? Et le milieu du dos ? Certes, on peut être contorsionniste et arriver à certaines choses. Les épileptiques ont, d'autre part, la faculté de tordre leur corps avec une souplesse et une force extraordinaires en cas de crise, ce dont ils sont incapables le reste du temps. Mais il y a des impossibilités évidentes. » De son côté, le commissaire confirme qu'il a vu, sous ses yeux, la jeune femme être mordue à la nuque. Il dit « être mordue », car il ne voit pas comment il pourrait dire : « se mordre la nuque ». Ni la joue, sauf de l'intérieur. Or, la marque n'est visible qu'à l'extérieur.
Le médecin ordonne donc que l'on mette la jeune Clara sous calmants en permanence, et il appelle un confrère à la rescousse, un médecin psychiatre. Tandis que la famille de Clara fait venir un prêtre et que le commissaire prévient le maire de la ville. Chacun agissant selon ses compétences et son état d'esprit.
Pour le médecin, Clara est folle. Pour sa famille, elle est possédée du diable. Pour le commissaire, elle n'est rien d'autre qu'un fait divers exceptionnel, risquant d'avoir des retombées dans la ville, et le maire doit en être informé.
Quant à Clara, elle dort, abrutie par les calmants et attachée sur un lit. Une infirmière et une religieuse veillent sur son repos en permanence. La pauvre enfant est une métisse d'Espagnol et d'indigène tagala ou peut-être malaise, mais le résultat est ravissant. Visage triangulaire, pommettes hautes, teint ambré, sourcils fins audessus d'immenses paupières où dorment des yeux noirs. Ses cheveux qui l'enveloppent presque jusqu'à la taille, épais et ondulés, ont été sagement tressés par l'infirmière. Elle serait belle s'il n'y avait pas ces affreuses morsures, dont certaines ont dû être désinfectées et soignées, car elles paraissaient vouloir s'infecter, surtout celles du dos et de la poitrine.
Etrange malade que cette jeune fille de Manille. Quel diable la menace ? Depuis trois jours qu'elle est à l'hôpital, elle n'a pas été mordue, ou ne s'est pas mordue. Elle repose calmement, dans une semi-lucidité, il faut la nourrir de force, la faire boire de force, car le médecin hésite à supprimer les calmants de peur d'une nouvelle crise.
Le premier visiteur est le maire. Pure curiosité de sa part, car il n'y comprend rien, et cherche une explication logique.
— Commissaire, lorsque cette fille est arrivée dans votre commissariat, en courant, elle a bien dit qu'un homme la poursuivait ?
— C'est exact.
— Alors, admettons qu'un homme la poursuivait vraiment ! Faites une enquête en ce sens, et vérifiez qu'elle n'a pas été violée. Il traîne dans ce quartier un certain nombre de sadiques et de marins ivres, vous le savez...
— Mais, monsieur le maire, elle a continué à hurler dans le commissariat et il n'y avait personne !
— Le choc, probablement. Faites une enquête, et rendez-moi votre rapport.
— Mais...
— Oui je sais... « mordue dans la nuque, et le dos », hein ? Eh bien, justement ! Elle n'a pas pu faire ça elle-même.
— Mais j'ai vu, moi-même...
— Vous avez cru voir, sûrement ! Soyons raisonnables. J'attends votre rapport, et évitez les journalistes, surtout les Américains, ils raconteraient n'importe quoi sur les sortilèges et le reste. Nous sommes une ville moderne, Commissaire, avec une police moderne. Arrêtez-moi ce violeur et qu'on n'en parle plus !
Que répondre à cela ? Rien. Le commissaire fait donc son enquête sur cet improbable violeur.
Le deuxième visiteur est le prêtre amené par la famille. Les Vilanueva sont Espagnols, pratiquants, et bien que la jeune Clara soit le fruit d'une passion hors mariage, du père devenu veuf, avec une indigène, elle n'en a pas moins été élevée dans la religion chrétienne.
Sa demi-sœur, Emmanuella et son mari José, tous deux employés à la manufacture de tabac, l'avaient accueillie après la mort du père. La mère, une ancienne servante, n'a pas été autorisée à suivre la famille.
Le prêtre s'abîme en prières, dépose un crucifix sur la poitrine de la jeune Clara et déclare en substance :
— Il faudrait prévenir l'archevêque ; s'il s'agit de pratiquer un exorcisme, je ne suis pas qualifié. Que Dieu protège cette pauvre enfant, je prierai pour elle, afin que le démon la quitte.
Le troisième visiteur est le psychiatre. Un homme éminent qui exerce à Manille. Expert auprès du tribunal, médecin-chef de l'asile local, il possède également un cabinet en ville, où il ne reçoit que les riches alcooliques ou les épouses de résidents consulaires, en mal de leur pays. Le cas l'intéresse.
Il examine soigneusement la malade, inspecte chaque morsure, et constate que certaines ont tendance à s'effacer spontanément, alors que d'autres s'enflamment, saignent et s'infectent. Il fait au médecin de l'hôpital un cours rapide et définitif sur la question :
— Vous remarquerez que les marques qui ont tendance à disparaître sont les plus anciennes, ce qui est normal. J'en déduis donc que cette jeune fille a été cruellement mordue par quelqu'un, un sadique de toute évidence, et qu'elle a développé, après ce traumatisme, une tendance hystérique préexistante, qui l'a conduite à se mordre elle-même. Pourquoi ? Tentative inconsciente de se punir ; sentiment de culpabilité évident par rapport à une ou des expériences sexuelles anormales. Je conseille de poursuivre la cure de sommeil, durant un mois, et ensuite s'il y a récidive : l'électro-choc.
Le médecin de l'hôpital, celui qui a vu une morsure apparaître spontanément sur la joue de Clara, tente une controverse, mais l'éminent homme de l'art, qui n'a rien vu mais qui sait tout, l'interrompt avec désinvolture, en désignant la marque sur la joue de Clara :
— Elle a pu se blesser autrement. Ceci est un hématome, et vous ne l'aviez pas vu sur le moment. D'ailleurs on ne voit presque plus rien...
— Parce qu'on l'a soignée ! Mais je vous assure qu'on voyait des marques de dents !
— De dents ou d'autre chose...
— Non, de dents ! Et c'est apparu sous mes yeux, je le maintiens !
— Vous voudriez me faire admettre une blessure spontanée ? Un stigmate en quelque sorte ? Allons, mon cher, fariboles que tout cela ! D'ailleurs les stigmates connus sont toujours en rapport avec le Christ crucifié ! Ils apparaissent aux mains la plupart du temps et croyez-moi, tout cela n'est que fanatisme de vieille fille illuminée. Vous ne pouvez pas imaginer combien les fous sont inventifs ! Je parie que si cette jeune personne avait été fouettée au lieu d'être mordue, elle aurait continué à se fouetter elle-même. Une psychanalyse sera peut- être nécessaire, mais je crains que sur un être aussi peu cultivé, elle ne mène pas à grand-chose. Electro-choc, mon cher, croyez-moi, vous me l'amènerez si c'est nécessaire !
L'enquête du commissaire est close. Vide, blanche et close. Clara est vierge, elle n'a pas d'amant, personne ne l'a poursuivie de ses assiduités maniaques. Elle menait une sage petite vie d'ouvrière à la manufacture, elle avait des camarades, quelques admirateurs, mais son comportement a toujours été on ne peut plus normal. Et selon les témoignages recueillis, cette histoire de morsure est arrivée subitement, sans explication.
L'archevêque n'ayant pas d'exorciseur sous la main, s'est contenté, lui, de faire parvenir au chevet de la malade, un livre de prières, de l'encens, et un chapelet béni par ses soins, en recommandant qu'on lui en entoure le poignet. (Si ça ne guérit pas, ça ne peut pas faire de mal).
Quant au psychiatre, le médecin de l'hôpital ne lui a rien demandé de plus. Il attend. Il a diminué les doses de calmants, et Clara reprend peu à peu ses esprits.
Par contre, une nouvelle venue ne quitte pas son chevet. Une petite femme au teint bistre, assez jolie, sa mère. Elle est arrivée comme une souris, on lui a expliqué ce qui était arrivé à sa fille, et depuis elle ne la quitte plus. C'est une indigène, une métisse, aux yeux sombres, et aux cheveux lisses tordus en chignon. Elle chantonne à voix basse et caresse son enfant avec application. Une sorte de massage parfois, ou d'imposition des mains. Récemment le médecin l'a trouvée à genoux sur le lit, penchée sur le visage de Clara, les deux pouces appliqués sur les tempes de la malade endormie.
— Qu'est-ce que vous faites ?
— Je l'aide à oublier.
— Oublier quoi ?
— Le monstre. Il ne reviendra plus.
L'infirmière n'étant pas d'accord sur les méthodes de la mère, et jalouse de ses prérogatives, s'est plainte au médecin.
— Cette femme n'a rien à faire ici, docteur, il faut la chasser... toutes ces grimaces sont ridicules...
— Laissez-la faire.
— Mais docteur...
— J'ai dit : laissez-la faire. Et je vais vous dire une bonne chose, mademoiselle, vous n'avez pas vu ce que moi, j'ai vu. Et je dis que le cas de cette jeune fille est inexplicable ; en tout cas, je n'ai pas trouvé d'explication logique à ce que j'ai constaté. J'en déduis donc que la seule explication valable, est celle de Clara.
— Un monstre invisible qui la mord ? Vous croyez à ces bêtises ?
— J'ai dit seulement que, jusqu'à plus ample informé, la seule explication était celle de la victime des morsures. Un point c'est tout. Alors laissez faire sa mère.
— Mais elle n'est ni médecin, ni infirmière !
— Justement !
Clara s'est réveillée au bout d'une quinzaine de jours. Un peu pâle, un peu lasse. Sa mère l'a baignée, lavée, bercée, lui a donné à manger, l'a aidée à marcher, à se promener dans la cour de l'hôpital. Elle lui disait : « Tu as eu la fièvre, c'est fini. » Et c'était fini. Clara se souvenait du monstre, des morsures, et de sa frayeur, mais elle n'avait plus peur : c'était la fièvre, et la fièvre était partie, puisque sa mère le disait.
Personne n'a arrêté de violeur. Personne ne lui a fait d'électro-choc, nul ne l'a exorcisée, ou alors le mérite en revient à sa mère. Peut-être aussi aux calmants du docteur Lara, qui fit une communication destinée à ses confrères, dans laquelle il exprimait non seulement ses doutes quant à l'origine de la guérison mais son opinion personnelle sur l'étrange phénomène : « La seule explication plausible est celle de la victime qui présente quelques cicatrices de morsures, parfaitement repérables et détaillées comme suit : une à la joue, une à la nuque, trois sur l'épaule gauche et une sur l'avant-bras. Trois sur la poitrine dont une au sein gauche. Sept dans le dos, au niveau de la taille et une à hauteur de l'omoplate gauche. » Mais qui a mordu Clara Vilanueva ?