LE CAUCHEMAR D'HERBIE FREEZ
La veuve Herbie Freez a cinquante-quatre ans, c'est une grande femme brune très mince au visage un peu douloureux qui se glisse sous les draps vers vingt-trois heures dans la petite maison qu'elle occupe aux environs de Saint Louis aux États-Unis. Dans la pièce voisine dort son fils Malcolm, quatorze ans. De l'autre côté, une chambre vide, celle de sa fille Olivia, qui depuis quelques semaines travaille dans une société d'informatique à Jefferson. Herbie ne s'endort pas tout de suite : glissant insensiblement de la veille au sommeil, de la réalité au rêve, elle se voit marchant de son pas habituel rapide et autoritaire dans une nuit noire où cependant tous les détails sont visibles comme en plein jour. Le claquement de ses talons résonne contre la façade des bâtisses du centre de la ville. À ces hautes façades succèdent des villas de plus en plus espacées. Enfin voici la petite maison qu'elle cherchait : elle s'arrête.
Une voiture, plus exactement une camionnette, stationne devant la porte d'entrée qui s'ouvre lentement laissant paraître à demi une silhouette d'homme. Celui-ci sort et regarde autour de lui. N'ayant rien vu qui l'inquiète il se glisse de nouveau dans la maison. Herbie a l'impression de connaître cet homme. La camionnette aussi et la maison, cette porte, bref à peu près tout.
Mais voici que l'homme reparaît, de dos cette fois et courbé portant péniblement par les épaules un corps humain dont les pieds sont tenus par une jeune femme. La lune éclaire si bien cette scène de cauchemar qu'Herbie reconnaît sans peine la jeune femme et surtout le cadavre : c'est celui de sa fille Olivia qui porte autour du cou une large tache rouge !
Le couple dépose maintenant Olivia sur le plateau de 1a camionnette dont l'homme ferme prudemment la porte à clé. Tandis qu'Herbie lit très nettement le numéro minéralogique, l'homme démarre et la jeune femme regagne la maison.
Sans aucune transition, comme cela se produit. parfois dans les cauchemars, le paysage change. Herbie se tord les pieds sur un sentier à peine visible à travers les champs. Elle suit de loin la camionnette qui roule en cahotant et s'arrête près d'un bosquet. L'homme descend, ouvre la porte arrière pour en sortir le cadavre d'Olivia qu'il traîne jusqu'aux pieds des arbres. Là, il le manipule comme il le ferait avec une poupée désarticulée.
Lorsque, après quelques minutes, l'homme abandonne le cadavre d'Olivia, remonte en voiture et disparaît, Herbie s'éveille.
Ce matin-là Herbie a le teint plus pâle, ses yeux noirs plus enfoncés et plus sombres encore que d'habitude lorsqu'elle sort de chez elle. Au lieu de se rendre directement au collège où elle exerce la fonction modeste mais bien fatigante de cuisinière, elle fait un détour pour aller poster une lettre à Olivia. Femme pratique à la tête froide, veuve depuis dix ans, Herbie n'est pas portée à s'attacher à un cauchemar : Mais tout de même ! Celui-ci était tellement précis qu'elle a décidé d'écrire à sa fille Olivia pour la prévenir, au moins l'informer. Après tout Olivia n'a que vingt ans, elle peut encore lui donner quelques conseils, notamment sur ses fréquentations, surtout celles des hommes.
À ses conseils Herbie ajoute quelques précisions : le numéro minéralogique de la camionnette (noté avec sang-froid dès son réveil), la description de l'homme et surtout celle de la jeune femme, signalant qu'elle ressemblait à leur voisine. Elie Hancock, jeune femme de vingt-cinq ans à trente ans.
— Bonjour Herbie. Vous allez à la poste ? Donnez-moi votre lettre je la déposerai au retour.
— Bonjour facteur !
— Il est bien tôt, remarque le facteur. Heureusement que je vous rencontre, tenez, j'ai une lettre pour vous.
Herbie reconnaissant immédiatement l'écriture d'Olivia décachète l'enveloppe qui ne contient que quelques mots.
— Bonnes nouvelles Herbie ?
— Oui, ma fille sera là demain. Elle a huit jours de vacances et vient les passer avec moi.
— Allons tant mieux. Donnez-moi votre lettre Herbie.
— Inutile, c'était pour elle justement.
Dans la poubelle au coin de la rue tombent les morceaux de la lettre qu'Herbie vient de déchirer.
Cinq jours ont passé : on ne peut pas dire qu'Herbie ait oublié son cauchemar, mais l'affreux sentiment d'angoisse qui lui faisait battre le cœur au moment où elle ne s'y attendait pas, en la couvrant de sueur, commence à s'estomper. Cela d'autant que depuis quatre jours pratiquement elle ne quitte pas Olivia. C'est donc en souriant qu'elle regarde la jeune fille traverser le jardin et la rue pour s'arrêter de l'autre côté à la station d'autobus d'où elle lui fait un petit signe. Herbie s'est retenue de l'accompagner.
Olivia est plutôt jolie et l'homme le moins averti peut deviner un corps séduisant malgré le jean à pinces, les bottes de mousquetaire, ce vêtement qui tient de la cape de toréador et de la chasuble ecclésiastique, le tout relevé par un interminable cache-col rouge tirebouchonnant autour de son cou. Mais le presbytère de la paroisse est à trois stations et l'autobus s'arrête juste devant. Trente jeunes gens y seront réunis lorsqu'Olivia en descendra. Pas un instant la jeune fille ne restera seule et elle n'est pas du genre à traîner dans les rues. Alors Herbie finalement s'est obligée à rester là.
D'ailleurs Herbie n'a soufflé mot de son cauchemar, ni à sa fille pour ne pas l'inquiéter inutilement, ni à son fils. Elle le fera dans trois jours lorsqu'Olivia la quittera pour retourner à Jefferson.
La nuit tombe. Le lampadaire qui tient lieu de station pour l'autobus s'allume. Herbie et son fils dînent vers 22 heures, la jeune fille n'est pas rentrée. À 23 heures le fils parti à sa rencontre revient seul. À minuit Herbie téléphone à la police.
Le lendemain matin un motocycliste voit venir à lui deux petits enfants surexcités :
— M'sieur... M'sieur ! Y a une fille là-bas, dans les broussailles !
La police de Saint Louis qui recherche la jeune fille depuis la veille au soir est vite sur les lieux avec un médecin légiste. Celui-ci conclut sans difficulté :
— Elle a été violée, puis étranglée. Elle était déjà morte lorsqu'elle a été déposée ici.
Évidemment le chef de la police croit Herbie devenue folle lorsqu'elle lui raconte son cauchemar :
— Merci madame, c'est un élément intéressant. Nous en tiendrons compte pour notre enquête. Mais vous devriez vous calmer. Je ne saurai trop vous suggérer d'aller consulter un docteur.
— Je vois que vous ne me croyez pas, constate Herbie d'une voix glaciale.
— Mais si, madame, mais si...
— Non, vous ne me croyez pas ! Pourtant je vous donne des détails : le numéro de la plaque minéralogique par exemple. Et cette camionnette, je vous assure que je l'ai déjà rencontrée dans le quartier. Vous pourriez vérifier au moins.
— Nous allons le faire madame. Nous allons le faire.
— Et cette jeune femme ? Je la connais. Elle s'appelle Elie Hancock. Elle habite derrière chez moi. Je vois sa maison depuis le vasistas de notre grenier. Même l'homme ne m'est pas étranger. Il habite avec elle ; ce doit être son mari. Tout cela aussi vous pourriez le vérifier.
— Nous allons le faire madame, nous allons le faire.
En fin de journée la police téléphone à Herbie.
— Madame nous avons bien cru que l'affaire allait être promptement réglée grâce à vous. Ces gens dont vous nous avez parlé : monsieur et madame Hancock possèdent en effet une camionnette immatriculée sous le numéro que vous avez indiqué. Malheureusement monsieur Hancock n'était pas là hier soir. Il s'absente beaucoup pour ses affaires et faisait une tournée dans l'Illinois. Quant à sa femme, elle était seule à la maison. Ils sont donc hors de cause.
— Hors de cause ? Lui peut être, d'ailleurs, je ne suis pas sûre de l'avoir reconnu. Mais Elie, d'après ce que vous me dites, elle était là hier soir et dans mon cauchemar c'est elle, j'en suis sûre !
— Un cauchemar n'est pas un preuve, madame.
Huit jours après ce coup de téléphone Herbie descend précipitamment du grenier où elle passe désormais le plus clair de son temps assise au sommet d'un escabeau à guetter la maison des Hancock par le vasistas. Huit jours qui lui ont permis de constater que James Hancock s'absente en effet toute la semaine. Parti en voiture le lundi matin il est revenu le vendredi dans la journée. Sa femme sort vers dix heures pour aller faire ses courses. Systématiquement Herbie s'arrange alors pour traîner chez les commerçants en même temps qu'elle et sans la perdre des yeux. En une semaine c'est la première fois qu'elle voit Elie sortir discrètement de chez elle au milieu de l'après-midi.
Le temps pour Herbie d'enfiler un imperméable et la voilà dans la rue. Elle n'a que quelques pas à faire pour rejoindre une voie perpendiculaire. À quelques centaines de mètres Elie marche d'un pas rapide. Puis elle traverse la chaussée, sort de son sac quelque chose qui doit être une enveloppe qu'elle glisse dans la boîte aux lettres.
Cela fait, Herbie l'observe qui revient tranquillement sur ses pas pour retourner chez elle. Pourquoi diable a-t-elle jeté son enveloppe dans cette boîte alors qu'elle pouvait tout aussi bien la déposer directement à la poste qui est moins éloignée ?
Une seule explication : dans cette rue toujours déserte la jeune femme avait moins de chance d'être reconnue qu'au bureau de poste. Confusément Herbie sent qu'il va se passer quelque chose.
Deux jours s'écoulent encore. Pour Herbie Freez deux journées assise en haut de son escabeau dans le grenier derrière son vasistas. Et puis paraît la camionnette. La fameuse camionnette. Herbie ne peut lire la plaque minéralogique mais elle l'a reconnue aussitôt.
De même elle ne peut distinguer les traits de l'homme qui en descend. Elle sait que ce ne doit pas être James Hancock. Elle l'a vu partir hier matin, il ne rentrera donc que dans trois jours. D'ailleurs cet homme-là est plus petit.
Elle peut d'autant moins discerner ses traits qu'il ne fait qu'un bond de la camionnette à la porte du jardin et traverse celui-ci presque en courant.
La voix de son fils qui, deux étages plus bas, tente de rappeler sa mère à ses devoirs.
— Dis donc maman, quand est-ce qu'on dîne ?
— Tu trouveras une pizza sur la table de la cuisine. Ne m'attends pas je suis occupée.
En bas le jeune homme montre sa mauvaise humeur par de grands claquements de portes : comme les policiers il pense que sa mère est tout simplement devenue un peu folle, depuis la mort de sa fille.
Trois heures plus tard des pas dans l'escalier : le plancher du grenier craque, le jeune homme s'approche, de l'escabeau.
— Écoute maman tu ne vas pas rester là toute la nuit.
— Tais-toi... Regarde.
Son fils se hausse sur la pointe des pieds, le temps d'observer dans la nuit désormais tombée une silhouette qui sort de la maison des Hancock, monte dans la camionnette qui démarre et disparaît.
— Qu'est-ce que tu en penses ? demande Herbie à son fils.
Celui-ci hausse les épaules.
— Mais rien maman, absolument rien, viens donc te coucher.
Bien sûr Herbie va se coucher, mais le lendemain à la première heure elle est à son poste d'observation. De la journée personne n'entre ni ne sort de la maison des Hancock. Le surlendemain non plus. Ni le troisième jour. Lorsqu'elle va rôder devant la grille, Herbie remarque que le courrier déborde de la botte et que trois bouteilles de lait sont restées en bas de la porte. Alors elle avertit la police.
La police de Saint Louis trouve Elie Hancock étendue sur son lit étranglée avec son slip.
Après avoir fouillé la maison de fond en comble et inventorié l'agenda de la victime la police attend sur les lieux le retour du mari. Celui-ci en fin de journée entre directement sa voiture dans le garage. Il faisait une tournée dans le nord du Missouri et n'a aucun mal à se disculper :
— Mais alors la camionnette ? Qui se sert de votre camionnette ?
— Mon frère. Il me l'emprunte souvent.
Une demi-heure plus tard le chef de la police voit comparaître Bill Hancock, trente-deux ans, plutôt beau garçon, l'air d'un étudiant attardé. Sur le bureau un bref rapport signale que le suspect a été soigné l'année précédente pour des troubles nerveux.
Dès les premières questions il entre dans une crise de rage aiguë, lance des imprécations incohérentes, gesticule sur sa chaise où il faut le maintenir solidement. Après une heure d'interrogatoire serré il craque. Voici résumée la scène de ses aveux :
— Elie était devenue ma maîtresse peu de temps après son mariage avec mon frère, dit-il. Un soir que j'étais venu la voir comme d'habitude, elle m'a envoyé promener.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas ce qui lui a passé par la tête.
Le chef de la police l'observant du coin de suppose qu'Elie Hancock avait sans doute fini par comprendre que son amant était complètement fou.
— Bien, continuez.
— Elle ne m'a même pas laissé entrer. Alors furieux j'ai abordé la première fille que j'ai croisée pour lui proposer de la raccompagner chez elle dans la camionnette. Elle a accepté.
— Une jolie brunette avec un grand cache-col rouge ?
— Oui, c'est cela.
— Elle s'appelait Olivia Freez, murmure le chef de la police en se souvenant du cauchemar de la mère... continuez...
— Eh bien dans la camionnette j'ai essayé de l'embrasser mais elle m'a repoussé. Je lui ai donné des coups de poing et elle s'est évanouie. Je ne savais qu'en faire. Alors je suis retourné chez Elie où je l'ai déposée dans une chambre. Elie ne voulait pas que je couche avec cette fille. Alors je l'ai menacée de tout raconter à mon frère si elle ne me laissait pas tranquille. Malheureusement la fille a repris ses esprits et s'est mise à crier. Pour qu'elle se taise, je l'ai étranglée avec un fil électrique.
— Elie Hancock ne vous en a pas empêché ?
— Non. Elle me répétait indéfiniment : « Mais tu es fou... tu es complètement fou... »
— Continuez.
— Après cela il a bien fallu qu'elle m'aide à la transporter dans la camionnette. Puis tandis qu'elle restait à la maison, j'allais me débarrasser du cadavre dans la campagne.
Depuis un moment les policiers se regardent stupéfaits : les aveux du criminel correspondent au cauchemar d'Herbie Freez.
— Mais pourquoi avez-vous tué Elie ?
— Elle avait remarqué qu'une voisine devait l'épier car elle la trouvait toujours sur son chemin, alors elle m'a écrit. Dans sa lettre elle me disait qu'elle craquait. Elle me donnait deux jours pour me mettre à l'abri puis elle avouerait tout à la police. Accepter aurait été stupide de ma part n'est-ce pas ? Tôt ou tard Elie aurait parlé. Alors hier soir je suis venu chez elle et je l'ai étranglée.
Bill Hancock, malgré sa folie probable, ne bénéficiera d'aucune circonstance atténuante et sera condamné à mort puis exécuté comme le veut la loi du Missouri.