ANNEXE 2
CRISE DE L'UNIVERSITÉ
Texte intégral de la
communication d'Alain Peyrefitte devant la commission des Affaires
culturelles de l'Assemblée nationale, le mardi 21 mai
1968.
La crise de l'Université qui a éclaté est devenue
aujourd'hui une crise de la société. Il ne faudrait pas en déduire
que la crise de l'Université a disparu. Elle subsiste. Elle est
profonde. Il est possible qu'elle soit salutaire.
Transformer radicalement l'enseignement et
l'Université, c'est l'objectif, qu'en accord avec les éléments les
plus dynamiques de l'Université, nous nous sommes donné. Mais nous
pensions qu'il faudrait de longues années pour atteindre ces
objectifs, dans un domaine où l'on ne peut avancer qu'à pas
prudents, puisqu'il est protégé par les franchises universitaires
et qu'en pratique à peu près rien ne peut s'y faire sans l'accord
des intéressés.
L'explosion à laquelle nous assistons a pour effet
non seulement de déchirer les voiles qui masquaient la vérité, mais
probablement de faire éclater les obstacles qui se dressaient
devant les réformes. Plus personne n'ose dire que construire et
recruter suffiront à régler tous les problèmes. Cette erreur, que
nous dénoncions, est désormais liquidée. L'Université impériale est
moribonde, comme le lycée-caserne impérial est moribond.
La prise de conscience foudroyante dont nous
sommes témoins accélérera peut-être un mouvement de réformes que
beaucoup trouvaient jusque-là trop rapide, et auquel on reproche,
aujourd'hui, d'avoir été trop lent.
Le mouvement qui anime l'Université en ce moment
peut donc se révéler positif. Il a dépassé ses causes immédiates.
L'intense travail de réflexion auquel participent, dans beaucoup de
facultés et d'écoles, les étudiants et leurs maîtres, dépasse en de
nombreux cas le langage utopique ou délibérément anarchiste des «
enragés » qui furent la cause occasionnelle de cette crise.
Aujourd'hui, une immense cristallisation est en
train de se faire. Cette réflexion paraît s'attaquer aux trois maux
profonds de l'Université : le manque de participation,
l'irresponsabilité et l'éloignement de la vie.
D'abord les étudiants revendiquent leur juste part
dans des universités dont ils sont, eux aussi, les membres. Ils ont
soif de dialogue, de ce dialogue qui a du mal à s'instituer entre
professeurs et étudiants, quand la distance qui les sépare paraît
infranchissable, quand certains professeurs ont l'air de se tenir
pour quittes avec quelques heures d'enseignement, et que, trop
souvent, ces heures ne sont qu'un épisode dans la vie de maîtres
qui ne résident pas dans leur université, au milieu de leurs
étudiants.
Les universités doivent devenir, ou redevenir, le
lieu d'une rencontre entre partenaires, le lieu qui appartient en
commun à ces partenaires.
Ensuite, les enseignants et les étudiants
revendiquent que chaque faculté, que chaque université de telle ou
telle ville puisse, quant à son administration, quant à ses
finances, quant à son recrutement, quant à son enseignement, quant
au contrôle de cet enseignement, disposer d'une véritable
responsabilité. Nous ne sommes nullement fermés à ces
perspectives.
Voici les principes sur lesquels le Gouvernement
estime raisonnable de s'entendre avec tous ceux que l'Université
concerne :
- Les universités sont le lieu où s'élabore et se
transmet le savoir, et où se forment les cadres de la société.
Elles ont donc deux fonctions — l'une proprement universitaire, au
sens traditionnel du mot, l'autre sociale.
- Actuellement, ni l'Université de France ni les
universitaires n'existent comme corps. L'Etat, représentant la
société, tient les établissements et les professeurs de
l'Université en régie directe. L'État commande aux professeurs, qui
cherchent leur liberté dans l'individualisme, la méfiance ou la
fronde. Les professeurs commandent aux étudiants, qui réagissent à
leur égard comme les professeurs à l'égard de l'État.
Demain, chaque université, dans chaque région,
devrait être constituée comme corps ; corps autonome et responsable
: mais non pas corps isolé et en sécession par rapport à l'ensemble
de la société. Cette reconstitution des universités exige donc une
nouvelle définition des rapports entre la société, l'État, les
professeurs et les étudiants.
Chaque université, chaque faculté, doit rassembler
dans ses instances de réflexion et de décision les trois pôles :
société, professeurs, étudiants. La nature de ces rapports est
complexe à définir et à préciser en institutions viables. Rien
n'interdit d'ailleurs qu'ils varient selon les universités ou les
facultés.
À chaque faculté ou université, il appartient de
préciser les objectifs, le contenu et les méthodes de son
enseignement. Cette autonomie pédagogique va de pair avec une
autonomie quant au recrutement — recrutement des étudiants et
recrutement des enseignants : car étudiants et enseignants doivent
correspondre aux types de formation offerts par l'université ou la
faculté. Dès lors, est posé le problème de l'accès aux facultés
mais aussi le problème de l'unité du cadre des enseignants, voire
peut-être celui de leur appartenance à la fonction publique. Enfin,
cette autonomie de l'enseignement et du recrutement doit
s'accompagner d'une certaine liberté de gestion et
d'administration, qui fasse de chaque faculté, de chaque
université, un organisme pleinement responsable.
Ces deux fonctions de l'État—harmonisation des
modes de fonctionnement et planification des objectifs et des
ressources — il ne peut les assumer que dans un cadre nouveau, avec
l'aide d'une instance nationale qui associe elle aussi les
représentants des forces économiques, sociales et spirituelles de
la société, les représentants de l'université enseignante et ceux
de l'université étudiante.
Qui ne voit qu'une telle révolution pose
d'immenses problèmes ?
Chacun en prend conscience dans les débats qui se
sont ouverts, partout, depuis quelques jours. Il nous faut trouver
une méthode pour tirer des idées claires de cette immense éclosion
d'idées nouvelles — ou d'idées anciennes.
Nous souhaitons donc qu'au niveau de chaque
faculté et de chaque université, la réflexion se poursuive et
aboutisse à des propositions concrètes. Nous souhaitons qu'elle se
poursuive entre tous les étudiants et tous les professeurs,
organiquement, et qu'elle ne se fasse pas en vase clos, qu'y
participent aussi les forces organisées de la société.
Au niveau de l'État, nous avons institué un comité
de réflexion, qui peut être le modèle provisoire de cette instance
nationale des universités dont je parlais à l'instant. Notre désir
est que ce comité, qui sera composé d'hommes neufs et ouverts,
recueille les suggestions et les propositions des facultés et des
universités de chaque région, pose aux facultés et aux universités
les problèmes que ces suggestions et ces propositions soulèvent, et
que s'institue un dialogue qui débouche rapidement sur la
définition des nouvelles structures de l'Université.
Cet objectif a souvent été désigné par le
Gouvernement. Compte tenu des habitudes, il nous paraissait rester
un objectif lointain, à atteindre progressivement.
La crise actuelle ouvre les conditions d'une
réforme profonde et rapide. Nous sommes résolus, si l'Assemblée
nous en donne le moyen, à la surmonter, sans nous laisser intimider
par les extravagances, par la démagogie, par la passion politique,
par l'aventurisme intellectuel. Le problème de l'Université est un
problème national, qui ne peut être réglé dans l'anarchie et la
confusion, mais dans une action organique et dynamique.
Nous sommes ouverts à toutes les idées. Nous
sommes décidés à faire aboutir celles qui seront raisonnables. Il
est encore possible de tirer le bien du mal.