Chapitre 5
Dans ces années 60, la société bouge de toutes
parts. Ni la pilule ni Mai 68 ne résument ce mouvement multiforme
et universel, qui fait céder les habitudes immémoriales sous de
nouvelles impatiences.
La décennie du Général se superpose paradoxalement
à la décennie dont les « hippies » sont le symbole. Sa décennie est
de style sévère, positif et intense. La leur est rieuse, nieuse et
légère. Lui veut « moderniser la France ». Eux se flattent d' «
être modernes ».
Ces changements divers, venus de loin, affleurent
parfois au Conseil des ministres. Le Général réagit, à sa
façon.
« Le personnel féminin de l'armée n'est guère
favorisé »
Conseil du 8 mars
1967.
Messmer fait une communication sur la gestion du
personnel militaire. Le Général se contente d'un seul commentaire,
qui ne manque pas de nous surprendre.
GdG : « Je constate que le personnel féminin de
l'armée n'est guère favorisé en fait d'avancement. C'est
regrettable. Il faudra remédier à cette situation. Puisque des
femmes sont officiers, elles doivent l'être à part entière. »
Le Général a donné le droit de vote aux femmes en
1945. De même que les femmes sont des citoyennes de plein droit, de
même, dès lors qu'elles ont choisi d'exercer des responsabilités
professionnelles, elles doivent y avoir accès et succès comme les
hommes.
« La poste restante aux mineurs de plus de
quinze ans »
Conseil du 12 octobre
1966.
Si le Général peut nous déconcerter en devançant
l'évolution sociale, il le peut aussi en exprimant un conservatisme
qui nous paraît quasi désuet.
Marette présente un projet de loi qui autorise les
mineurs à se faire adresser du courrier poste restante.
GdG : « Ne pourrait-on limiter la poste restante
aux mineurs de plus de quinze ans ?
Marette. — La caractéristique des vacances modernes est qu'on se
promène sans adresse. Des millions de lettres demeurent en
souffrance.
Dumas. — De nombreux touristes apprécieraient la
mesure.
Debré. — Je m'étonne qu'il faille passer par la
loi pour un pareil texte.
GdG (Debré a mis le doigt sur son obsession : les
débordements parlementaires). — En effet, cela mériterait examen du
point de vue constitutionnel (il regarde Pompidou). Mais (une
hésitation) tout compte fait... je crois qu'il vaut mieux aller
devant le Parlement. Et s'il y a un amendement pour réduire aux
mineurs de plus de quinze ans, il faut l'accepter. »
Surprise, de voir le Général préférer, dans le
doute, la voie parlementaire. Je le soupçonne de penser que sa
méfiance trouvera de la compréhension dans des assemblées de pères
de famille.
« La jeunesse devient internationale »
Conseil du 5 juillet
1967.
Missoffe fait le point sur les loisirs des jeunes,
le développement des chantiers de jeunes, des échanges
franco-allemands, franco-anglais, etc., des campus
internationaux.
GdG : « La jeunesse devient internationale.
»
Il ne se doute pas que cette internationalisation
lui causera quelques soucis à même époque l'an prochain.
« Les étrangers les étalent bien, les vacances
»
Conseil du 27 septembre
1967.
La société est-elle devenue celle de la «
civilisation des loisirs » qu'on nous annonce depuis des décennies
? En tout cas, le Général écoute avec beaucoup d'attention la
communication de Pierre Dumas sur le bilan de la saison
touristique. Quand il a terminé, le Général l'interpelle : « Et
l'étalement des vacances ? Vous ne nous en avez pas parlé.
Pourtant, les étrangers les étalent bien, eux. Pourquoi pas nous ?
»
Dumas donne quelques chiffres qui montrent très
peu de changement par rapport à l'année dernière. Mais Pompidou
intervient :
Pompidou : « Il vaut mieux ne pas trop en parler.
On parle d'étalement, et ça aboutit à l'allongement. En revanche,
il faut étaler les pointes de transports. C'est un vrai problème,
et on doit pouvoir le traiter. »
« Il n'y a aucune bonne raison pour que l'ORTF
soit privée de publicité »
Conseil du 18 octobre
1967.
Gorse fait une communication sur l'introduction de
la publicité à la télévision et à la radio : « Ce sera durement
ressenti par la presse. Elle ne manque pas de le faire savoir.
Quant au Parlement, nous devons passer par lui, à cause de
l'amendement Diligent1. Nous
insisterons naturellement sur l'utilisation de ces nouvelles
recettes : suppression des zones d'ombre, généralisation de la
couleur, augmentation de la durée des programmes, extension de la
deuxième chaîne, lancement d'une troisième chaîne, etc.
Debré. — J'approuve entièrement. Est-ce qu'une
partie de la recette ne devrait pas aller à l'économie générale ?
(Quel inspecteur des finances lui a ainsi suggéré de transformer la
publicité en impôt ?)
Pompidou. — Il faut faire valoir que c'est une
mesure moderne, qui va de soi. Cela fera de la publicité pour les
marques françaises ; elles s'en trouveront mieux. Quant à la
presse, nous verrons à arranger ses affaires.
GdG. — La vérité est qu'il n'y a aucune bonne
raison pour que l'ORTF soit privé de cette ressource ! Ne vous
laissez pas entraîner à des restrictions et à des concessions. Ni à
je ne sais quelles compensations envers la presse. Il faudrait que
ces messieurs se rendent compte qu'un jour, avec les satellites,
les émissions étrangères pourront être captées chez nous, et
qu'elles ne se priveront pas de faire de la publicité pour le
Coca-Cola et le whisky. »
« Le Pape dirait que seul Dieu est juge du
moment »
Conseil du 24 avril
1968.
Jeanneney nous parle de la mort et des
transplantations d'organes. Le sujet est d'actualité. Il y a
quelques mois, le 3 novembre 1967, en Afrique du Sud, le professeur
Barnard a réussi la première greffe du coeur : « Le moment de la
mort est difficile à préciser. Elle frappe divers organes
successivement. Tant qu'il ne s'agit que du permis d'inhumer, ce
n'est pas grave. Mais la question des transplantations, donc des
prélèvements d'organes, modifie le problème. Depuis 1947, un décret
permet de déroger à la règle des vingt-quatre
heures, pour certains établissements hospitaliers ; une circulaire
a défini des critères de la mort, mais ce n'est plus à jour. J'ai
saisi l'Académie de médecine. Hier, en comité secret, elle a décidé
que l'encéphalogramme plat était le critère décisif. J' ai
l'intention de signer la circulaire qui entérine tout cela.
« Bien d'autres problèmes se posent, notamment
celui de l'accord de la famille. Est-il acquis s'il n'y a pas
opposition ? Sans doute faudrait-il une loi. Je vais constituer une
commission pour étudier ces questions déontologiques graves. Mais
d'ores et déjà, vous devez savoir que des greffes du coeur peuvent
et vont se faire. On s'y prépare à Paris, à Lyon. La plus grande
discrétion est nécessaire, car les journalistes sont à l'affût de
tout renseignement.
(Jeanneney est bien informé : quatre jours plus
tard, le 28 avril, le professeur Cabrol fera la première greffe du
coeur en France.)
GdG. — Le sujet est délicat. Il faut éviter tout
abus.
Pompidou. — Je pense à cette phrase de Bossuet :
"Me sera-t-il permis d'ouvrir aujourd'hui un
tombeau devant la Cour ? " Ce problème de la mort doit être
pris sous tous les angles : médical bien sûr, mais aussi juridique,
moral, religieux. Il est nécessaire que votre commission comporte
de hautes personnalités scientifiques, juridiques et
religieuses.
Missoffe. — Il faudrait faire apparaître le côté
altruiste, généreux. On pourrait susciter un volontariat du don
d'organe.
Fouchet. — Je ne peux m'empêcher d'éprouver un
sentiment de gêne. Quand le fil du téléphone est coupé, ça ne veut
pas dire qu'il n'y a personne à l'autre bout. Un jour, nous
ressusciterons. Avec quel coeur ? C'est une question métaphysique.
Le chrétien que je suis regrette que le Pape ne dise pas quand
l'homme est mort.
GdG. — Le Pape dirait que seul Dieu est juge du
moment.
Michelet. — Les condamnés à mort peuvent-ils
donner leurs organes librement ? Ou sont-ils privés aussi de cette
liberté ?
GdG. — Vos observations ont bien marqué la
complexité de ce sujet. Les décrets et circulaires que vous
préparez seront-ils suffisants ? Vous aurez à nous le dire, et s'il
faut une loi sur les dons d'organes, on en fera une. »
Le Général n'a pas un mot pour admirer la prouesse
technique ; il ne se laisse pas emporter par l'enthousiasme
médical. Il n'est pas loin d'éprouver le sentiment de gêne de
Christian Fouchet. Et comme pour la poste restante à l'usage des
adolescents, son premier réflexe est protecteur. On ne guillotine
pas une femme : elle a quelque chose de sacré. La dépouille d'un
mort, aussi, a quelque chose de sacré. Mais enfin, si c'est pour
communiquer de la vie... Ainsi, à petites touches, le Général
réagit aux évolutions, tantôt pour y résister, tantôt pour y
pousser.
En tout cas, fixer des règles qui touchent à des
éléments si subtils et qui peuvent évoluer, cela ne revient pas au
seul gouvernement et à ses fonctionnaires, mais au peuple et à ses
élus.
1 Amendement voté en 1960 qui disposait qu'une loi
serait nécessaire pour introduire la publicité de marques à la
télévision.