Chapitre 1
Mardi 28 mai
1968.
Le premier coup de téléphone que je reçois, une
fois revenu dans le bureau qui va cesser d'être le mien, est de
Pierre-Charles Krieg : « Te voilà libéré ? Je te réquisitionne
comme militant. »
Il m'explique qu'il organise pour après-demain une
manifestation sur la place de la Concorde : « Puisque tu n'es plus
ministre mais que tu es toujours dans ton bureau de ministre, tu
pourrais téléphoner partout où la grève nous en empêche. Un seul
moyen de bloquer les gauchistes : faire un appel massif au peuple !
Téléphone, fais téléphoner par tes collaborateurs à tous ceux
qu'ils connaissent, dans la région parisienne ou même en province,
pourquoi pas, pour qu'ils se débrouillent pour venir jeudi ! Répète
à tout le monde que la République est en danger ! Dis bien que la
manifestation de soutien à de Gaulle doit être au moins égale en
force aux manifestations de la gauche contre lui ! Et que chacun de
tes interlocuteurs téléphone lui-même à dix compagnons, lesquels
téléphoneront ensuite chacun à dix autres, et ainsi de suite. Tu
vas voir Pompidou, puisque c'est lui qui doit te remplacer : essaie
de le persuader que cette contre-manifestation est indispensable !
Qu'il cesse de s'y opposer ! Et passe aussi un coup de fil à
Grimaud. Tâche de le convaincre que c'est la seule façon d'en
finir, alors qu'il raconte partout que c'est une idée idiote !...
Non, ne t'inquiète pas pour Foccart. C'est vrai qu'il songeait à
organiser une manifestation pour vendredi. Mais il a compris que
les heures comptent, il se rallie à la nôtre, nous conjuguons nos
efforts. »
Second coup de téléphone de Krieg, après
l'explosion de la bombe qui a fait sauter les locaux de
La Nation. Il est déchaîné : « Notre
manif d'après-demain doit retourner la situation ! C'est ça, ou
c'est la fin de la France ! »
Poujade : «
J'y suis allé d'autant plus fort que c'est le
Général qui me l'a demandé »
Mitterrand a déclaré à midi, dans une conférence
de presse : « Il dépend de notre imagination
et de notre volonté que la France soit la première parmi les
grandes nations industrialisées à s'attaquer aux structures mêmes
d'une société qu'elle a subie jusqu'ici comme les autres. »
(Voilà le gage donné aux communistes.) « ...Le
départ du général de Gaulle... provoquera
naturellement la disparition du Premier ministre et de son
gouvernement. » (Voilà le gage donné à la IVe République, c'est-à-dire à la classe
politique.)
Il veut confier à un gouvernement provisoire les
conditions pratiques de l'élection présidentielle. « Qui formera le gouvernement provisoire ? S'il le faut,
j'assumerai cette responsabilité. Mais d'autres que moi peuvent
légitimement y prétendre. Je pense d'abord à M. Mendès
France... » (Voilà le gage donné à la gauche non communiste,
aux universitaires, aux intellectuels.)
« Et qui sera le Président de
la République ? Le suffrage universel le dira. Mais d'ores et déjà,
je vous l'annonce... Je suis candidat. »
Voilà l'erreur. Il est sorti du bois. On peut le
tirer à vue. Candidat à un poste qui n'est pas vacant, il échafaude
une transition qui est contraire à la Constitution : celle-ci
dispose qu'en cas de retrait ou d'empêchement du Président, le
gouvernement reste en place jusqu'à l'élection de son successeur,
le président du Sénat assumant l'intérim.
Robert Poujade est le premier à tirer et il vise
bien. Il a aussitôt trouvé les formules assassines : «M. Mitterrand veut s'installer sans délai dans le
mobilier national... Il fait à la France le don de sa personne.
»
Le « don de sa personne » : comme Pétain ! C'est
du bon travail. Le Général ne peut pas s'abaisser à polémiquer :
mais le chef de ses compagnons en découd avec le chef de
l'opposition parlementaire. Comme je le félicite au téléphone, il
me répond modestement : « J'y suis allé d'autant plus fort que
c'est le Général qui me l'a demandé. »
Il faut reconnaître pourtant que ce gouvernement
qui vacille, le vide du pouvoir, le vertige qui s'empare de toute
la classe politique, ne donnent pas beaucoup de crédit à l'idée que
le Premier ministre et le gouvernement, qui émanent du chef de
l'État, resteraient en place, si celui-ci s'en allait...
Mitterrand le sait. Mais de Gaulle le sait aussi.
Pompidou ne l'ignore pas ; il peut tenir si le Général tient.
Tiendra-t-il ?
Un membre du cabinet
Pompidou : « Le Vieux au placard
! »
Mercredi 29 mai
1968.
L'Humanité titre, sur
toute la largeur de la une : « Gouvernement
populaire et d'union démocratique à participation communiste.
» Mendès France se déclare prêt à diriger le gouvernement
provisoire proposé par Mitterrand. Comme un seul homme, Jean
Lecanuet, Antoine Pinay, Félix Gaillard, Max Lejeune, Jacques
Isorni, indiquent qu'ils sont prêts à se rallier à cette
initiative.
La rumeur court dans Paris : « Il n'y a plus
qu'une solution : le départ du Général. »
Elle court dans l'opposition de gauche ; elle court dans la «
classe jacassante ». Elle commence aussi à s'insinuer dans les
rangs des gaullistes. Pompidou n'a-t-il pas fait la preuve
éclatante, au cours de ces trois semaines, qu'il était l'homme fort
? À Matignon, certains membres du cabinet murmurent : « Notre
problème, c'est de savoir comment on peut se débarrasser du
Général. » L'un d'eux résume ces propos en une formule joyeuse : «
Le Vieux au placard ! »
Sans oser aller jusque-là, la plupart des fidèles
se désolent : « La preuve est faite qu'il suffit de recourir à la
violence pour obtenir satisfaction. On va de capitulation en
capitulation », dit l'un. « Tout se paye, dit l'autre. Depuis dix
ans, de Gaulle donne des leçons au monde, mais il s'est mis trop de
gens à dos. Les partisans de l'Algérie française, les rapatriés,
les syndicalistes, les paysans, les patrons, les notables, l'armée,
les pro-Américains, les pro-Israéliens, les européistes, ça fait
trop. »
« Un crédit décisif»
D'autres contre-attaquent, et d'autant plus
vivement qu'ils ont, comme Capitant, de vieux comptes à régler avec
Pompidou.
« Celui qui a préservé l'âme de la France dispose
toujours, en cas de tragédie, d'un crédit décisif dans le peuple »,
m'avait dit un jour le Général. Certains gaullistes misent tout sur
ce crédit et veulent le départ du Premier ministre. Plus nombreux
paraissent être ceux qui croient ce crédit épuisé ; ils poussent au
départ du Général. Il me semble que tous ont tort : dans la
traversée du gué, il faut qu'ils restent tous les deux.
L'interministériel sonne ce matin plus que jamais
: situation étrange de me trouver au bout de la ligne du ministre,
tout en étant déchargé de ses fonctions.
Dannaud soigne gentiment ma tristesse en
m'informant, comme si de rien n'était. Il fait état de bruits
alarmants, selon lesquels les militants de la CGT, mobilisés pour
la manifestation de cet après-midi, auraient reçu des armes avec
mission de s'emparer de l'Élysée. Auquel cas, on ne pourrait pas
éviter de faire appel à un régiment de parachutistes pour en
interdire l'accès. De toute façon, les unités blindées de la
gendarmerie, ayant terminé leur temps d'entraînement au Larzac, ont
regagné leur base de Satory. Certains y voient confirmation des
bruits selon lesquels le gouvernement se disposerait à combattre
l'émeute avec les chars.
On apprend successivement, vers 9 heures que le
Conseil des ministres de ce matin, prévu pour 10 heures, est
reporté à demain après-midi ; puis que le Général, fatigué par tant
de nuits d'insomnie et voulant dormir à la campagne, est parti pour
Colombey en fin de matinée.
C'est exactement ce qui va
se passer : après une bonne nuit à Colombey, il présidera le
Conseil le jeudi à 15 heures. Mais entre-temps !
Vers 2 heures, au moment où je reviens de la salle
à manger du ministère, où on continue de nous servir des assiettes
froides comme si de rien n'était, on apprend la stupéfiante
nouvelle. Parti pour Colombey, le Général n'y est pas arrivé. Où
est-il donc ?
L'interministériel s'emballe. Nos interrogations
s'y croisent vainement.
Tricot me racontera : « Pompidou m'a appelé. Il
était persuadé que je savais où le Général était passé. Il m'a dit
: " Je comprends très bien que vous ne vouliez rien me dire si vous
avez promis le secret au Général. Mais vous voyez la situation dans
laquelle est la France, vous devez me dire au moins que vous savez
où il est." Mais j'ai bien dû lui répondre que je n'en savais rien.
»
Les supputations fusent. Pour les uns, le Général
a voulu donner à son départ une forme théâtrale. Il a voulu
anticiper la chute, pour ne pas avoir à fuir lamentablement, comme
Charles X, comme Louis-Philippe. Pour d'autres, il est allé
s'enterrer au poste de commandement souterrain de Taverny, pour
diriger la reprise en main du territoire. Ou il a rejoint son
gendre auprès de sa division à Mulhouse, pour reconquérir la France
à partir de l'Est.
Prépare-t-il « un coup » ? Je n'arrive pas à
imaginer d'autre hypothèse que celle-là. Qu'il ait envie de «
prendre du champ », d'échapper à l'atmosphère survoltée de Paris,
cela lui ressemble. Qu'il veuille semer la panique en faisant
croire à son retrait, cela lui ressemble encore plus. Qu'il veuille
baisser les bras définitivement, cela ne lui ressemble pas du
tout.
Autour de Pompidou, cet après-midi — crainte ou
secret désir ? —, on se convainc que le Général est parti, écoeuré
de la veulerie générale ; il ne reviendra plus ; que c'est à
Pompidou de s'affirmer maintenant comme le chef, pour faire barrage
à la subversion. Un camion de la télévision est installé dans la
cour de Matignon en vue d'une allocution que le Premier ministre
pourrait prononcer d'un moment à l'autre.
Mais qui peut savoir au juste ce que le Général a
dans la tête, là où il est ?
« Faire naître le doute »
Je ne le sais pas plus qu'un autre, et cette
disparition m'angoisse comme tout un chacun. Mais j'y reconnais
deux traits de comportement si caractéristiques qu'ils me
rassurent.
Le premier c'est le silence
: « Garder un silence effrayant. » Combien de fois ai-je entendu ce
conseil ! À voir l'effroi qui saisit les cabinets ministériels,
puis les radios, puis les gens de la rue, je lis la marque de cette
méthode, et une fois de plus, elle se révèle payante.
« La dissuasion, m'avait-il dit un jour, ne peut
pas consister à proclamer : "Notre force atomique est faite pour ne
pas s'en servir." La dissuasion exige qu'on fasse naître le doute,
et même qu'on persuade l'agresseur éventuel de la probabilité qu'on
ne laissera pas envahir le territoire national sans recourir à
l'arme suprême. »
Nous avons voulu les uns et les autres — moi le
premier — rassurer les insurgés sur nos intentions pacifiques. «
Jamais on ne donnera à la police l'ordre de tirer ! Jamais l'armée
n'interviendra ! » Ce que le Général aurait voulu, c'est qu'au lieu
de rassurer, nous nous employions à inquiéter. Nous avons tourné le
dos à un de ses principes fondamentaux. Et si, une fois de plus,
c'était lui qui avait raison ?
« Ne pas se laisser faire aux pattes »
Le second principe de son comportement de crise,
il l'a mis en oeuvre aussi : « Ne pas se laisser faire aux pattes.
» Préserver en toute occasion les moyens d'une libre décision.
Cette obsession, les membres de son entourage l'ont autant que lui,
même à son insu. Desgrées du Lou 1 a pris des
dispositions pour qu'un hélicoptère puisse atterrir sur la pelouse
de l'Élysée et repartir avec le couple présidentiel, au cas où
l'insurrection menacerait le palais présidentiel. Déjà, en juin 40,
le Général avait fait porter à sa femme des passeports
diplomatiques en Bretagne, pour qu'elle puisse le rejoindre avec
ses enfants. Déjà, au moment du putsch d'avril 1961, il avait donné
instruction à l'amiral Cabanier 2 de faire
sortir de la rade de Mers-el-Kébir l'aviso commandé par Philippe de
Gaulle, pour éviter que des officiers mutins ne le prennent en
otage. C'est Philippe de Gaulle qui avait refusé de gagner le
large, estimant que son devoir était de rester parmi ses camarades
et de les conforter par sa présence.
Vers 18 heures, on apprend que le Général a
rejoint Colombey. Il aurait fait auparavant un crochet par
Baden.
Pompidou s'empresse de faire savoir que le fil qui
le lie au Général est intact. Le Général l'a appelé de Colombey
pour lui dire que tout allait bien ; sa voix était calme et
rassurante. Pompidou ne lui a pas reproché les heures d'angoisse
qu'il venait de vivre, mais lui a dit : «
Vous avez gagné. » Il s'efforce d'être beau joueur et s'arrange
pour qu'on le sache.
Baden ! Le Général, en organisant sa fugue à
Baden, savait que les Français seraient pendant quelques heures
plongés dans l'inquiétude, puis apprendraient qu'il était allé
rencontrer Massu. S'il s'était contenté d'aller passer la nuit à
Colombey pour y retrouver le sommeil, l'effet eût été nul. Pour que
l'électrochoc se produise, il fallait qu'on ait un moment perdu sa
trace, qu'on s'interroge avec anxiété sur ce qui avait pu lui
arriver. Il fallait que son entourage et son gouvernement ignorent
tout de sa destination et que le public soit mis au courant de leur
ignorance. Bref, il fallait créer du mystère pour y faire éclater
un coup de théâtre.
Mais n'a-t-il cherché qu'à produire un effet sur
l'opinion ? À Baden, chez Massu, n'est-il pas allé chercher quelque
chose pour lui-même ?
A-t-il voulu se ressourcer auprès d'un soldat qui
a été des premiers à le rejoindre en 40, et l'un de ceux qui ont
fait appel à lui en mai 58 ? Il m'a dit un jour : « Les partisans
de l'Algérie française, après tout, ce sont des patriotes. Ils le
sont même tellement qu'ils se sont butés. Ils n'ont pas compris que
la chance de la patrie, c'était de se retirer à temps. Quant à
Massu, il n'a pas trempé dans l'OAS. Il est resté en deçà de la
ligne interdite. »
À quoi tiennent les destins pourtant ! Si Massu
n'avait pas été expédié en métropole, fin 1959, il se serait sans
doute empêtré comme son successeur, Gracieux, dans l'affaire des
barricades de janvier 1960. Je me souviens de l'amusement du
Général, lors d'un Conseil de 1963, qui donna sa quatrième étoile à
Massu, et mit Gracieux à la retraite anticipée : « Quel service on
a rendu à Massu en le faisant partir d'Alger3 ! » Un service que sur le moment Massu n'avait
guère apprécié. Mais son amertume n'avait pas prévalu sur sa
fidélité.
On apprend que Mme de Gaulle a suivi le Général
dans ce voyage. J'imagine ce qu'elle doit penser, elle qui, en
1964, me suppliait de ne pas le pousser à se présenter ; elle qui,
en 1965, a espéré jusqu'au dernier moment que le Général allait
choisir de partir en beauté, plutôt que de s'enfoncer dans les
incertitudes d'une campagne et d'un deuxième septennat ; elle qui,
pas plus tard qu'hier, a été insultée dans la rue... Comme elle
doit souffrir, et comme elle doit souhaiter que son mari se retire
!
Le Général est-il rentré à Colombey pour renoncer
? Ou pour rebondir ?