Chapitre 7
Au Conseil du 8 avril
1964 déjà, Marette avait expliqué la misère du téléphone : «
Les installations sont saturées. La densité téléphonique est de
onze postes pour cent habitants, c'est-à-dire la situation où se
trouvait la Suisse en 1935 et la Grande-Bretagne en 1950. La France
est avant-dernière dans le Marché commun et, l'an prochain, la
dernière : l'Italie nous dépassera. Le téléphone est le dernier
article rationné en France. Il faudrait augmenter de 25 % chaque
année les installations téléphoniques si nous voulons rattraper
notre retard en dix ans, ou de 70 % pour le rattraper en cinq ans.
La soif du téléphone se développe. Une congestion générale du
réseau menace ! »
« Nous ne croyons pas qu'il serait heureux
d'aller vers un Office »
Après avoir bien posé le diagnostic, Marette en
tire des conclusions qui me semblent erronées : « 1) Il n'est pas
possible de dénationaliser le téléphone. Aucune affaire privée ne
serait capable de reprendre l'affaire. 2) Transformer les
Télécommunications en un Office public comme Peyrefitte s'apprête à
le faire pour la radio-télévision ? Les ingénieurs des
télécommunications le souhaitent. Mais ce n'est pas valable. Ce
serait démembrer le patrimoine de l'État. »
Marette sait faire vibrer la corde sensible du
Général. Mais derrière l'invocation du patrimoine de l'État, il
n'est pas difficile de deviner la pression des syndicats.
Dogmatisme jacobin et corporatisme syndical s'entendent à
merveille.
Me sentant visé, je demande la parole :
AP : « Je ne suis pas sûr qu'une administration
disposant du monopole de la fabrication et de l'installation des
téléphones soit le meilleur moyen de résoudre cette difficulté.
»
Le Général, l'air résigné, me donne tort : «
Quelque effort qu'on fasse pour rattraper le retard, on ne le
rattrapera pas. Ces précisions sont fort utiles. Mais dans
l'ensemble, nous constatons que l'administration des PTT marche
bien et nous en prenons acte. Nous ne croyons pas non plus qu'il
serait heureux d'aller vers un Office. Je ne crois pas souhaitable
que l'exemple de la télévision fasse des émules. »
« Vos polytechniciens n'ont pas pu l'emporter
sur ceux de la SNCF »
Conseil du 26 janvier
1966.
Quelques mois plus tard, Marette fait un nouveau
point sur le téléphone, un point... de suspension : « La priorité
va à un meilleur acheminement des communications à partir du réseau
existant, plus qu'à étendre le réseau. Donc, priorité à l'
automatisation, à la réduction du trafic manuel. Le trafic n'a pas
augmenté en 1965 (il en semble soulagé), mais nous avons été à la
limite de la saturation. Nous avons des goulots
d'étranglement.
GdG (moins résigné cette fois). -- Vous, vous avez
des goulots d'étranglement, mais nous, nous n'avons pas la
communication.
Marette. - C'est la même situation qu'à la sortie
des villes le soir, pour rejoindre l'autoroute.
GdG. - Combien attend-on pour avoir une
installation téléphonique ?
Marette. - Il y a 370 000 demandes non
satisfaites, et le délai d'attente moyen est de quatorze mois. Mais
en fait, les trois quarts attendent moins d'un an ; pour le quart
qui reste, évidemment, c'est beaucoup plus long.
Pompidou (apaisant). — Les statistiques peuvent
être trompeuses. En Angleterre et en Allemagne, la population est
beaucoup plus concentrée qu'en France, donc plus facile à
desservir. On ne peut vraiment pas nous comparer à elles. C'est
comme si on voulait comparer l'URSS et la Suisse. (Il n'a pas l'air
de se rendre compte de ce qu'il y a de surprenant à nous abriter
derrière l'échec soviétique... )
GdG. — C'est surtout une affaire de
polytechniciens. Ce que je vois (se tournant vers Marette), c'est
que les vôtres n'ont pas pu l'emporter sur ceux de la SNCF. Ils
n'ont pas encore trouvé le moyen de fournir le téléphone aux braves
gens. »
Strauss : « Nous n'avons pas la prétention de
lancer des satellites, mais le téléphone marche »
Le 7 février 1966,
Franz-Josef Strauss 1, le « taureau
de Bavière », est mon voisin de table lors du dîner qui clôture le
sommet franco-allemand. Il passe le temps du repas à me dire son
étonnement — aux limites de la courtoisie : « Je ne vous comprends
pas ! Vous lancez des satellites, mais on ne peut pas
téléphoner de chez vous en Allemagne ! Cet été, j'ai loué une villa
à Saint-Tropez. Matin et soir, j'essayais en vain d'appeler mes
bureaux à Bonn ou à Munich. Jamais je n'ai pu y arriver. Il y avait
toujours un disque que j'ai appris par coeur, ce sont les seuls
mots de français que je connaisse : "Par suite de l'encombrement
des lignes, votre demande ne peut aboutir, veuillez renouveler
votre appel." Ça m'a gâché les vacances. La seule façon de
communiquer, c'était de me faire appeler, et encore, c'était loin
de marcher tous les jours. Nous, en Allemagne, nous n'avons pas la
prétention de lancer des satellites, mais au moins le téléphone
marche. Quand un client demande à être raccordé, c'est fait dans la
journée. L'été prochain, je renoncerai à la Côte d'Azur, malgré son
agrément. »
J'ai bien du mal à le faire changer de
sujet...
« Les besoins du marché finiront toujours par
être satisfaits par le marché »
Salon doré, 22 mars
1966.
Je raconte au Général la fable bavaroise du
satellite et du téléphone.
GdG : « Que voulez-vous, nous avons des retards en
tout. Il faut choisir. L'État ne peut pas se charger de tout
rattraper à la fois. Les besoins du marché finiront toujours par
être satisfaits par le marché. Tandis que, pour les secteurs de
pointe, si l'État ne met pas le paquet, il ne se passera
rien.
AP. — Mais le progrès économique de la France
demanderait une progression beaucoup plus rapide du
téléphone.
GdG. — Alors, vous voulez qu'on ampute vos crédits
de recherche spatiale au profit de votre collègue des PTT ?
AP. — Certes non ! Mais il devrait y avoir moyen
de bâtir une grande entreprise française qui réponde aux besoins de
ce secteur. Les investissements téléphoniques sont rentables. Et le
blocage de notre téléphone bloque notre développement industriel.
»
Mais de Gaulle, qui n'aimait pas le téléphone, qui
n'en usait que très rarement et qui refusait qu'on en usât avec lui
(sauf à Colombey, où il avait bien fallu poser une ligne directe
avec l'Elysée), n'était pas préoccupé du problème. Les lanceurs
d'engin sont nécessaires à la force de dissuasion, dont dépend
notre indépendance. Ils sont une priorité, donc un sujet d'intense
intérêt. Le téléphone, c'est l'intendance, elle finira bien par
suivre. Sans doute aurait-il pu dire lui-même ce que Marette a dit
un jour à des élus corses qui lui réclamaient une multiplication de
leurs lignes : « On peut très bien vivre sans téléphone. Nos
parents ne l'avaient pas, ils étaient beaucoup plus tranquilles, on
ne les dérangeait pas à toute heure du jour et de la nuit. Le
téléphone, c'est le stress permanent et l'infarctus assuré à
quarante-cinq ans. »
Au contraire, Strauss avait
donné la solution en même temps qu'il posait le diagnostic. Il
suffisait de faire appel au privé, qui traiterait le problème en
termes de rentabilité : « Siemens vous réglerait ça en six mois ! »
Mais là, le Général était intraitable : « Nous allons nous faire
coloniser ! Que ce soit par les Allemands ou les Américains, le
résultat serait le même ! »
« Mais votre compagnie québécoise, elle est
américaine ! »
Salon doré, 21 septembre
1967.
Je propose au Général, de la part du Premier
ministre québécois Johnson, une coopération qui me paraît
intéressante : une compagnie québécoise se propose d'accélérer
notre équipement téléphonique. Il a déjà dû être informé, car il se
récrie aussitôt : « Mais votre compagnie québécoise, elle est
américaine !
AP. — Juridiquement non, mais il est vrai que
c'est une filiale de Bell.
GdG. — Si nous abandonnons le téléphone aux
Américains, nous allons nous faire coloniser ! »
L'affaire est entendue. Le service public fait mal
son service, mais il est national. Le privé ferait bien, mais il
est étranger.
« Pensez-vous que 18 % d'augmentation sera
suffisant ? »
Conseil du 21 février
1968.
Guéna a succédé à Marette en avril 1967. La
situation est toujours aussi pénible pour les usagers et pour le
ministre. Mais il y a comme un frémissement d'action.
Guéna : « Distinguons trois problèmes : les
investissements, la politique industrielle, la gestion.
« Pour l'investissement, le Ve Plan est insuffisant. On l'a augmenté il y a
quelques mois de 24 % pour cette année 1968. Nous prévoyons de
l'augmenter de 18 % en 69 et en 70. Il faut annoncer cet effort
exceptionnel, afin que l'industrie se mobilise.
« Pour l'industrie, justement : le système actuel
favorise l'industrie française, mais il faut qu'elle fasse des
regroupements. En contrepartie, les prix doivent baisser.
« Pour la gestion : il est prévu de faire une
comptabilité distincte des télécommunications au sein des
PTT.
GdG. — Je vous remercie pour cet exposé très
clair. Pensez-vous que 18 % sera suffisant ? »
Cette fois, le Général a perçu une stratégie
d'action, et aussitôt il a fait ce qu'il fallait pour la soutenir.
Elle concilie enfin son ambition — moderniser — et son exigence —
rester national.
Guéna est surpris que le Général l'invite presque
à demander davantage. Il s'est entendu avec
Debré et Pompidou, et il sent bien que ce ne serait pas loyal à
leur égard de profiter de la situation. Pompidou se hâte de
répondre à sa place.
Pompidou : « Ce qui est fait pour 1968 et pour la
suite est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut donc recourir à
l'épargne. Les ressources de l'épargne sont très grandes. Il faut y
puiser. Nous ne sommes pas en inflation.
Debré. — Je ne suis pas d'accord. La charge sera
plus grande qu'on ne le dit. Alors, l'inflation, oui, il n'y en a
pas. Mais attendons 1969 ! »
Il n'y aura pas à « attendre 1969 » pour avoir
l'inflation. Mais il faudra vingt ans pour que le téléphone en
France devienne un opérateur vraiment industriel et commercial. Et
quand il y sera enfin parvenu, l'exigence européenne dissoudra le
caractère national, pour la préservation duquel le progrès avait
été si lent...
1 Président de la CSU, parti démocrate-chrétien
bavarois, ministre de la Défense.