Chapitre 19
Élysée, jeudi 23 mai 1968.
Flohic, avec lequel je bavarde un moment avant de
rejoindre mes collègues qui arrivent l'un après l'autre dans la
salle du Conseil, parle de « l'indulgence complice de certains à
l'égard des manifestants. » Pense-t-il à Grimaud, ou à plus haut
que lui ? En tout cas, avec son absolue fidélité au Général, nul
doute qu'il a entendu celui-ci tenir des propos du même
ordre.
Avant l'arrivée du Général et de Pompidou, les
ministres échangent leurs inquiétudes. Ils sont, me semble-t-il,
une nette majorité à trouver que la politique d'apaisement
inconditionnel a échoué : elle a embrasé toute la société.
Missoffe : « Le système de Pompidou est épatant,
mais il ne fonctionne pas. Tout le monde réclame : "Et moi, et
moi"
Guéna. — Les étudiants ont fait la preuve qu'il
suffisait de tout casser pour obtenir tout. Pourquoi les jeunes
ouvriers se gêneraient-ils ?
Marcellin : «
Il fallait fiche les meneurs en taule
»
Marcellin. — Comment se fait-il que le
gouvernement fasse montre d'une telle faiblesse ? Mais qui donc,
dans l'appareil de l'État, a une conception réfléchie du maintien
de l'ordre ? Jamais d'initiatives pour reprendre les choses en
main, pour mettre l'adversaire hors d'état de nuire ! On réplique
au coup par coup, et toujours en reculant ! »
Je lui réponds que je pense comme lui, mais que je
comprends aussi la hantise de Pompidou, de Fouchet, de Grimaud :
ils craignent que la fermeté ne conduise à faire couler le
sang.
Marcellin : « Mais c'est absurde ! Il n'est pas
question de se servir d'armes à feu, puisque les émeutiers n'en
emploient pas ! Il faut évidemment rester dans le même registre
qu'eux. Mais surtout ce qu'il faut, c'est abandonner la défensive ;
c'est frapper à la tête, emprisonner les meneurs, désorganiser le
système d'attaque des groupes révolutionnaires. Quand il y a de
l'agitation, c'est qu'il y a des agitateurs. Dès le début, il
fallait fiche les meneurs en taule et dissoudre leurs mouvements.
Et si les agitateurs les reconstituent, il faut les poursuivre pour
reconstitution de ligues dissoutes. Je connais la musique. Je l'ai
apprise avec Jules Moch.
« En
52, les communistes, armés de barres de fer, ont fait une
manifestation violente contre la venue à Paris du général Ridgway,
vous vous souvenez 1. J'étais au
gouvernement. On n'a pas molli. Huit cents arrestations, dont
Jacques Duclos et André Stil. Cent cinquante inculpations pour
atteinte à la sûreté intérieure de l'État, perquisitions au siège
du PC. Les communistes ont compris alors que la violence se
retournait contre eux. »
Pourtant, Grimaud peut se prévaloir, depuis la
nuit des barricades, d'une douzaine de jours calmes, pendant
lesquels on a suivi sa tactique du non-agir. Et même il peut
triompher en soulignant que c'est l'interdiction de séjour
prononcée, malgré son avis, contre Cohn-Bendit, qui a relancé le
désordre. Pour lui, on ne va pas assez loin dans le sens de la
patience ; pour le Général, on y est allé beaucoup trop loin.
Pompidou, tantôt suit sa pente qui est celle de Grimaud, tantôt
fait une concession au Général qui va dans le sens inverse. Le
résultat est un peu cahoteux.
« Je ne crois pas que
l'État puisse être emporté »
Conseil du jeudi 23 mai
1968.
Le silence se fait à l'arrivée du Général. Comme
insensible à la pression des événements, le Conseil déroule son
ordre du jour. On parle du régime fiscal de la Nouvelle-Calédonie,
du développement du Nord. Le Général évoque, mais brièvement, son
voyage en Roumanie. Son retour accéléré fait la transition :
Fouchet puis Jeanneney font le point du désordre dans la rue et
dans l'économie. Après leurs longues interventions, le Général se
concentre un moment, puis :
« Je vais demander à chacun de vous de s'exprimer.
Je m'en vais vous dire d'abord ce que je pense de la
situation.
« Nous nous trouvons dans un certain pays, dans
une certaine société, qui sont emportés par une transformation,
avec une étendue et sur un rythme jamais connus. C'est un pays qui
n'a peur ni de la guerre, ni de la misère. Il ne connaît ni
angoisse intérieure, ni angoisse extérieure. Il assiste à un
mouvement, à un progrès qui le dépassent, parce qu'ils tiennent à
des causes qui le dépassent et qui tiennent en un mot : la
civilisation technique et mécanique. Alors, il est troublé dans
tous ses éléments, notamment dans sa jeunesse.
« Il ne faut pas être étonné qu'à un moment ou à
un autre, il y ait eu une manifestation nationale — et
internationale, mais comme toujours nous montrons la voie.
« Le trouble, on le ressent de haut en bas, et
spécialement dans ce qui s'agite le plus, l'Université.
« L'Université est mal organisée, pas du tout
adaptée à son objet. Elle est depuis
longtemps dans la pagaille. On aurait pu depuis longtemps faire un
certain nombre de choses que l'on n'a pas faites. Je passe, mais
tout le monde comprend ce que je veux dire. De même, pour l'ordre
public. Il est possible que l'on aurait pu agir plus vite et plus
fermement, dès le début des désordres dans la rue. »
Le Général s'adresse directement au Premier
ministre, qui lui fait face : « Votre psychologie a été de laisser
faire, de laisser venir. Cela peut se concevoir, à condition de ne
pas laisser franchir les bornes au-delà desquelles l'État aurait
été atteint.
« Mais à quoi bon épiloguer ? Le fait est que,
sous l'effet du détonateur qu'a été le monde estudiantin, les
manifestations de tous ceux qui ne sont pas contents pour une
raison ou pour une autre se sont enchaînées. On a assisté à une
entreprise d'occupation des usines et du pays.
« Cette situation ne peut plus durer. Il faut y
mettre un terme, en plaçant les Français en face des réalités. À
moins que cela n'aboutisse à une révolution, à la volonté d'une
partie du pays de s'emparer de la République et de renverser les
institutions. Cette intention existe sûrement dans certaines
équipes, dans certains organismes. Mais ce n'est pas l'intention
généralisée du pays de faire la révolution. Et l'État est
suffisamment établi sur ses bases, il a le ressort suffisant pour
empêcher qu'on ne le renverse. Il suffit de vouloir, il suffit de
tenir bon. Je ne crois pas que l'État puisse être emporté.
« Ce désir d'élévation et
de participation, il faut que l'État en
fasse son affaire »
« Il y a les causes. Il y a partout un désir de
profiter du progrès, de prendre sa part du profit. Il y a un désir
général, surtout de ceux qui ont l'habitude de revendiquer — les
ouvriers, les paysans —, d'améliorer leur condition. C'est une
impulsion de la société mécanique : gagner. Pourquoi ne
gagneraient-ils pas quelque chose ? Ils voient que ça marche, que
ça répond. Pourquoi ne pas en profiter ? On ne calcule guère quels
déséquilibres cela peut entraîner.
« Et puis il y a un autre élément, corrélatif au
premier. C'est un désir généralisé de participer, comme on dit. Ne
pas être entraîné par la mécanique, les organisations
industrielles, les administrations, tous ces instruments qui font
marcher la mécanique. Ça peut aboutir à un désir de contester sans
mesure.
« Le désir général de participer, il se manifeste
particulièrement dans la jeunesse. Et le désir d'améliorer la
condition matérielle, il ne se manifeste pas spécialement chez les
plus défavorisés, mais plutôt chez les cadres, qui naturellement
entraînent les autres.
« Ainsi, tout le monde veut plus qu'il n'a. Et
tout le monde " veut s'en mêler ", " être consulté ", " participer
".
« D'autre part il y a une
nécessité de la nation et une obligation de l'État. D'abord, de
maintenir l'ordre public. D'assurer à la population les choses
élémentaires : la vie, la santé, les communications, la liberté du
travail partout où on le peut.
« Corrélativement et dans l'immédiat, il faut
garder le contact, causer, négocier, négocier en tout cas avec ceux
qui ont les moyens de négocier. On devra donner des choses, et il
vaudra mieux les donner volontiers, mais il ne faut pas que
l'équilibre soit emporté.
« Mais, au-delà, il faut que l'État, et pour
commencer moi-même, fasse une opération d'ensemble, une opération
nationale.
« Ce qui est élémentaire, et même naturel, c'est
ce désir d'élévation et de participation. Il faut que l'État le
prenne en compte, le coiffe et en fasse son affaire ; et que le
pays le mandate pour le faire. Il faut que le pays nous dise :
"Nous vous faisons confiance, à vous tels que vous êtes, pour
réformer l'Université de manière à l'adapter aux besoins modernes
de la Nation ; pour que le rôle de la jeunesse soit établi et
précisé ; pour que l'économie soit infléchie, afin d'améliorer le
sort de tous et spécialement des moins favorisés ; pour que la
participation soit étendue et qu'elle touche aux responsabilités,
par l'association du personnel à la marche des entreprises ; pour
développer la formation et assurer l'emploi ; pour définir
l'organisation régionale."
« L'opération qui est à faire, l'opération que je
dois faire, c'est un référendum portant sur ces sujets-là ; c'est
demander au peuple un mandat pour faire ces choses-là.
« Si c'est non, ma
tâche est terminée.
« Si c'est oui, nous
le ferons, avec cet appui formulé par le pays, s'il le veut.
»
Maurice Schumann :
« Vous retournez l'événement. Bravo !
»
Le « tour de table » annoncé commence. C'est Edgar
Faure qui parle le premier.
Edgar Faure : « La société ne dispose pas des
ressorts et amortisseurs qui permettraient d'absorber les
secousses. Les corps intermédiaires sont affaiblis, et il ne faut
pas donner l'impression de trop de démocratie directe.
GdG (prompt à comprendre la critique
sous-jacente). — Le mandat sera donné aux pouvoirs publics, et non
pas au seul Président de la République. Nous n'écartons ni le
Parlement, ni les syndicats, et, vous avez raison, il ne faut pas
en donner l'impression.
Edgar Faure. — Trois causes se sont conjuguées,
pour créer la crise : le malaise universitaire, la morosité de la
situation économique en raison du défaut de relance, l'insuffisance
de l'assiette politique pour la majorité. (Comme la presse et le
Landerneau parisien, il fait l'impasse sur un autre facteur ou ne
le voit pas : les groupes révolutionnaires.)
Marcellin (reprenant à sa
façon le problème des corps intermédiaires). — Il faut lutter
contre la tendance de l'administration centrale à tout aspirer. Il
ne faut pas seulement déconcentrer, comme le prévoit le texte du
référendum, mais décentraliser, en donnant aux assemblées
régionales un pouvoir de décision. » (Marcellin ne dit rien des
idées fermes et sensées qu'il développe avant et après le
Conseil.)
Comme pour dissuader les autres ministres d'entrer
dans les détails, de Gaulle précise : « Il n'est pas question de
soumettre au référendum autre chose qu'un texte général.
L'opération à réaliser est une opération de confiance, d'intention.
Il ne faut pas expliciter les choses. »
Michel Debré met l'accent sur la politique : « La
crise a commencé lors de l'élection présidentielle ; une situation
difficile s'est créée, qui a été aggravée par des élections
législatives médiocres et par l'indiscipline d'une majorité faible.
L'assise du pouvoir n'est plus assez solide. Dès que les
difficultés apparaissent, tout s'effondre.
« L'intérêt national réclame la rigueur et
l'effort. Des raisons politiques poussent à reculer devant cet
effort. Quant à décentraliser, on peut bien le faire, mais à
condition que l'État s'appuie sur le suffrage universel. »
De Gaulle approuve : « Oui, pour s'opposer au
fédéralisme.
Billotte. — Les jeunes ont l'impression que notre
société demeure figée, alors que la révolution scientifique nous
emporte à toute vitesse. Votre discours de demain doit mettre
l'accent sur l'homme nouveau du XXe
siècle, et faire comprendre que nous abattrons toutes les Bastilles
du conservatisme, auxquelles nous nous heurtons depuis tant
d'années. Il faut installer la participation à tous les
échelons.
Schumann. — Il s'agit d'un nouveau départ. Voilà
ce que le pays attend de vous. Cela seul est digne de vous. Les
élections de 1967 avaient entamé une certaine désagrégation. On
avait interrompu les voies du gaullisme, c'est-à-dire de l'appel
direct au pays. Aujourd'hui, vous saisissez l'occasion par les
cheveux. Vous retournez l'événement. Bravo ! »
Quand vient mon tour, je formule des objections :
« Pour la forme, le référendum est-il adapté à une période de crise
grave ? Il n'est pas familier aux Français. La gauche ne va pas
manquer de parler de plébiscite bonapartiste. Le réflexe
fondamental des Français, ça demeure les élections législatives.
C'est la procédure qui me paraîtrait la plus appropriée pour un
nouveau départ.
« Pour ce qui concerne l'Université, dans le
déluge de bavardage qui la submerge, deux mots surnagent :
participation et autonomie, qui peuvent être la meilleure ou la
pire des choses. On peut même soutenir que la crise est sortie à
Nanterre d'un excès de participation et d'autonomie. Le doyen
Grappin a souhaité faire l'université
expérimentale de la participation. On a créé des commissions
paritaires enseignants-étudiants, pour les programmes, pour les
examens, pour la pédagogie... On a laissé aux étudiants la liberté
de discussion politique. Le résultat ne s'est pas fait attendre. La
faculté a été mise hors d'état de fonctionner. Le doyen Grappin est
le premier à reconnaître que cette expérience a échoué.
« Quant à l'autonomie, il faudrait préciser les
choses. Chacune des universités devrait être plus autonome pour
recruter ses étudiants et ses enseignants et pour se gérer. Mais
l'autonomie de l'Université dans son ensemble est à certains égards
trop grande : les sacro-saintes franchises universitaires ont
favorisé l'extension des désordres. Ce sont ces traditions
autonomistes qui empêchent le gouvernement de remettre lui-même de
l'ordre et d'intervenir dans le fonctionnement d'un corps qui se
retranche du reste de la nation.
« Ce n'est pas n'importe quelle participation et
n'importe quelle autonomie qui permettraient de résoudre la crise.
Mais une brèche s'est ouverte. Il faut profiter de la crise pour
faire passer des réformes profondes, dans les semaines qui
viennent. »
Pendant toute cette intervention, Pompidou n'a
cessé d'opiner du chef, en accentuant son sourire quand je parlais
des effets pervers de la participation, m'encourageant à développer
mes remarques. Le Général, au contraire, avait l'air sombre et
fermé.
Michelet : «
Avec les étudiants, il faut y aller
mollo »
Michelet a commencé par détendre l'atmosphère en
lançant : « Mon général, il faut comprendre les étudiants. Avec
eux, il faut y aller mollo. » Rires autour de la table. Le Général
n'a pas l'air d'apprécier. Mais Michelet développe son idée et
élargit le débat : « La crise de la jeunesse est une crise
mondiale. Elle a été étouffée brutalement à Moscou, à Varsovie, à
Madrid, en Amérique du Sud. À Paris, où on n'a pas enfermé les
enragés de Nanterre, il n'y a pas eu de fusillades. La révolution a
pu prendre son essor sans difficulté et se nourrir des précédents
dont notre histoire est riche. Car c'est une révolution.
« Le gaullisme, c'est le rajeunissement du pays.
La France est rajeunie. Nous avons sans doute eu tort de ne pas
donner le droit de vote à 18 ans. Il ne faudrait pas que les jeunes
de moins de 21 ans s'opposent à une réforme qu'on va faire pour eux
mais sans eux. »
Pierre Dumas ne repousse pas l'idée de référendum,
mais souhaite des élections le plus tôt possible. « Le fait que
notre majorité était trop courte a aggravé le sentiment que le
pouvoir n'était pas assis, et encouragé la volonté des forces
d'opposition de le faire tomber. Ne pourrait-on faire voter dès 18
ans ? Ce serait un acte de confiance dans la jeunesse ; malgré les
apparences, je crois qu'il y aurait beaucoup plus de jeunes
favorables que défavorables. »
Le Général se tait ;
Fouchet écarte cette suggestion : « Nous n'avons pas le temps de
modifier les dispositions légales.
Chirac. — Le référendum est la seule réponse
possible. Mais simultanément il faut que les négociations avec les
syndicats avancent très vite. Il ne faut surtout pas miser sur un
pourrissement.
« Seul le référendum peut
confirmer l'autorité de l'État »
Gorse (revenant sur l'idée d'élections). — Le
référendum ne suffira pas. Les élections sont plus conformes aux
habitudes des Français. »
Le Général, qui n'avait pas relevé mon propos,
coupe sèchement : « Non, car l'opposition cherche à mettre en échec
l'autorité de l'État et seul le référendum peut la confirmer.
»
(Le Général accorde un crédit total au référendum
comme moyen d'affirmation de la confiance nationale. C'est
oui, ou c'est non. C'est catégorique.
Les élections, au contraire, sont biaisées, parce qu'on passe par
un vote pour des individus, qui risquent de ne pas être de bons
conducteurs de la volonté populaire.)
Malraux. — Oui, c'est le référendum et rien
d'autre qui s'impose. Le choix doit être fait par le pays : c'est
ou bien la réforme, que vous seul avec votre gouvernement pouvez
conduire, ou bien la révolution. C'est simple et le peuple
comprendra.
« La réforme ne doit en aucun cas être ordonnée
par l'opposition. Il ne faut pas que le gouvernement danse sur les
violons des grévistes. Ce qui suivra le référendum, ce sera la mise
en place de quelque chose de fondamental, un new deal systématique.
GdG. — C'est-à-dire qu'il faudra le faire
spontanément (il souligne le mot de la voix).
« Le référendum n'exclut
pas les élections »
Missoffe. — Vous voulez consulter le peuple en le
faisant participer. La participation doit passer par des élections
générales. Hier, je ne le cache pas, je souhaitais que l'Assemblée
renverse le gouvernement.
GdG. — Le référendum n'exclut pas les élections.
»
Devant cette ouverture inattendue du Général,
Pompidou intervient avec vivacité : « Je supplie qu'on ne parle pas
d'élections prochaines. Nous ne tiendrions plus l'Assemblée, dans
les jours où on aurait particulièrement besoin d'elle. »
Missoffe reprend : « On a ri du phénomène
hippy, des beatniks, des provos.
On a eu tort de ne pas attacher assez d'importance à ce phénomène.
Ce besoin des jeunes de marquer leur différence, de s'évader, de se
regrouper dans une action violente, ce sont des tendances qui avaient été soulignées dans le Livre
blanc publié par mon ministère.
« Les jeunes du baby-boom savent qu'ils sont une force. Ils ne
peuvent plus supporter que les adultes se considèrent comme
propriétaires de tous les leviers de commande.
« Et puis, le transistor et la télévision ont
provoqué l'information directe, sans intermédiaire. Les structures
traditionnelles s'effacent ou s'effondrent. D'où la démission
généralisée de l'autorité.
Guéna. — La réponse au référendum sera le
troisième tour de l'élection présidentielle. La victoire nous
donnera une force accrue.
GdG. — La victoire n'est pas assurée.
Ortoli. — Nous ne devons pas demander les pleins
pouvoirs, mais la confiance. Il faut engager ce référendum dans un
esprit de dialogue.
Couve. — La crise que nous traversons est
révolutionnaire. La France ne change pas par évolution, mais par
saccades. L'autorité de l'État est gravement atteinte. Ce qu'il
faut d'abord, c'est la rétablir. Ensuite, il faudra prendre en main
les transformations nécessaires, maintenant que le choc les a
rendues possibles. »
Guichard suggère d'organiser le même jour le
référendum et les élections : « On ne peut pas conserver cette
Assemblée.
Pompidou. — Si on parle d'élections, nous allons
nous mettre les parlementaires à dos.
Guichard. — Le recours à des élections, c'est la
seule soupape dans la vie politique en France. Les élections
couplées avec un référendum sont payantes. L'expérience l'a montré.
»
Fouchet approuve.
Pompidou : «
Nous avons été fidèles à votre
personne, et nous le resterons
»
Pompidou clôt le débat : « Le mouvement auquel
nous assistons, vous l'avez analysé, mon général : il traduit un
besoin matériel et un besoin plus moral que politique de se sentir
responsable, associé aux décisions. Vis-à-vis d'une administration
technocratique et centralisatrice, les hommes se sentent pareils à
un troupeau et se révoltent contre le berger.
« La jeunesse : son explosion nous aura permis de
faire éclater une Université vieillie. Mais ça ne va pas sans
inconvénients.
« La France n'a plus de préoccupation
fondamentale. L'Allemagne se débat dans son problème national ; la
Belgique, dans son problème linguistique ; l'Angleterre, contre la
décadence ; les États-Unis, dans le conflit racial. Paris
s'ennuyait. D'où le goût de la destruction, pour que ça
change.
« Nous sommes revenus au Paris de la Révolution.
En 1830, en 1848, en 1870, des mouvements parisiens ont suffi à
faire tomber des régimes. La IIIe et la IVe s'en
tiraient par des crises ministérielles. Mais aujourd'hui,
l'autorité de l'État s'est maintenue, ce qui prouve que la
Ve tient bon (c'est la réplique à
Couve).
« Tout finira par se tasser. Mais cette crise a
fait apparaître des forces nouvelles : la jeunesse ; et aussi la
CGT et le PC, qui ont pris le train en marche et qui ont montré
qu'ils étaient les seules forces capables de paralyser l'État. Un
seul appui existe : l'opinion. Il faut faire appel à elle. Il faut
que le Président de la République, parce qu'il est aussi le général
de Gaulle, trouve appui dans l'opinion.
« Je ne suis pas favorable à des élections
couplées avec le référendum. J'aurais plutôt tendance à souhaiter
la dissolution. Mais il y a une chance que, sur le nom du général
de Gaulle, le référendum soit positif, et un risque que les
élections soient négatives, par réaction contre le gouvernement,
contre les ministres, contre moi-même. Nous risquons de perdre les
élections, alors que nous devons gagner le référendum. »
(Surprenante déclaration, puisqu'il m'a confié à
plusieurs reprises depuis l'élection présidentielle que la
popularité du Général était usée par l'accumulation des catégories
qui ne lui pardonnent pas d'avoir gagné contre elles un des combats
du passé ; tandis que lui, il échappe à ces griefs. Découragement
sincère, ou modeste et habile façon de combattre auprès du Général
ceux qui lui chuchotent que son Premier ministre ne pense qu'à le
remplacer ?)
« Mon général, nous avons été fidèles à votre
personne, et nous le resterons.
GdG. — Je vous remercie. Je suis touché.
« Il faut aller à l'essentiel. L'essentiel, c'est
que le peuple, dans sa masse, se ressaisisse et impose un coup
d'arrêt à une minorité violente qui ne le représente pas.
L'essentiel, c'est donc de gagner le référendum et, dans la foulée,
de faire de grandes réformes. »
Joxe, à la sortie, nous déclare : « Et il
ressuscita le troisième jour. »
1 Le général Ridgway, successeur du général Eisenhower
comme commandant en chef des forces de l'OTAN.