Chapitre 5
Conseil du 16 mars
1966.
Billotte revient d'une longue tournée dans tous
les territoires du Pacifique — Nouvelle-Calédonie, Polynésie,
Wallis et Futuna, Nouvelles-Hébrides —, dont il brosse le tableau
politique. « Nous avons depuis 1958 renversé un mouvement qui, dans
l'esprit de la loi-cadre, devait conduire à l'indépendance. Mais si
nous voulons garder ces populations, il ne faut pas les décevoir.
En Nouvelle-Calédonie, il y a un véritable problème racial ; il
faut faire en sorte que les autochtones soient traités comme des
Français à part entière. Pour la Polynésie, il faut doubler le
budget dès 1967. Partout, il faut s'orienter progressivement vers
la départementalisation.
« Pourquoi les îles Hawaï seraient-elles un
des 50 Etats-Unis d'Amérique, et pourquoi nos îlots ne seraient-ils
pas un des 100 départements français ? »
GdG. — L'action que vous nous proposez de
poursuivre, c'est-à-dire d'achever, pour aboutir à la
départementalisation, c'est la voie d'avenir. Pourquoi les îles
Hawaï seraient-elles un des 50 États-Unis d'Amérique, et pourquoi
nos îlots ne seraient-ils pas un des 100 départements français ?
Mais ça doit venir d'eux. C'est la solution de bon sens, pour ces
petits territoires qui n'ont pas de destin tout seuls. Elle
implique l'assimilation par l'école et la prospérité par le
tourisme. Partout, le grand levier est la question scolaire et la
formation professionnelle.
«En Nouvelle-Calédonie, la question est
différente. Il faut imposer localement que l'on prenne son parti de
considérer les Canaques comme égaux des autres — et comme des
nôtres.
« Wallis, je n'y suis jamais allé (il a l'air tout
étonné de ce constat), je ne sais pas comment ça se passe, mais je
m'en doute. Quant aux Nouvelles-Hébrides, que ça aboutisse au
départ des Anglais, je n'y vois aucun inconvénient, mais il faudra
jouer serré pour que nous restions. C'est une question d'habileté
et de volonté. Il faut que nous appliquions à cette tâche nos
meilleurs administrateurs. »
Un projet de création d'un corps particulier de
fonctionnaires en Polynésie prend le projet de départementalisation
à contre-pied. Le Conseil d'État, gardien de l'unité de la fonction
publique, s'est opposé à ce texte.
Pompidou : « Le Conseil d'État est déraisonnable.
Il ne veut pas reconnaître des réalités différentes qui imposent un
corps de fonctionnaires différent. Ce n'est pas avant longtemps que
l' identification sera totale entre la métropole et la Polynésie. À
situation anormale, solution anormale...
GdG (sèchement). — Il n'est pas question de normal
ou d'anormal. La situation de la Polynésie est exceptionnelle,
c'est un fait. Mais le but à atteindre, un jour ou l'autre, c'est
la complète fusion des corps, la complète assimilation. On doit y
arriver. Autant en Algérie, c'était une entreprise démesurée,
autant, dans le Pacifique, c'est réalisable à terme. »
Le voici d'accord avec le Conseil d'État. Et le
voici partisan de « l'intégration », qu'il récusait hautement quand
il s'agissait de dix millions d'Arabes, mais qui est « jouable »
avec 80 000 Polynésiens et moins encore de Canaques.
Et pourtant, c'est la réalité de l'exceptionnel
qui l'emportera peu à peu.
« Les Mélanésiens sont en réalité des relégués
»
Conseil du 15 septembre
1966.
C'est le retour de la grande tournée dans l'océan
Indien et le Pacifique. Le Général fait son point :
GdG : « La Polynésie se transforme, parce qu'elle
est désormais en communication avec le monde, en raison de
l'installation du Centre d'essais, qui a provoqué un ébranlement.
Le Centre est bien accepté. Mais la préoccupation porte sur
l'avenir. Ce qui peut remplacer le Centre (il met déjà au présent
cet après-demain éloigné de trois décennies), en dehors du
tourisme, c'est une vocation océanographique qu'il appartient au
gouvernement de faire naître et de diriger.
« En Nouvelle-Calédonie, les réalités sont
complexes. Il y a des différences évidentes entre les deux
communautés. Les deux races ne se mélangent pas. Les Mélanésiens
n'ont pas obtenu grand-chose et sont en réalité des relégués. Cela
permet à certains de flatter un sentiment de frustration.
(" Relégués " : le mot n'est pas choisi au hasard
; les " relégués ", c'étaient les Français de la métropole déportés
en Nouvelle-Calédonie et qui, après avoir purgé leur peine,
devaient rester dans la colonie. La marque d'exclusion subsiste,
mais elle a changé d'ethnie.)
« Il y a le nickel. Ce sont
des ressources d'importance mondiale, mais exploitées selon des
modes très différents. Par la société Le Nickel d'une part, qui
exporte de plus en plus. Et par les concessionnaires multiples de
gisements médiocres, d'autre part ; ils sont inquiets de leurs
débouchés et sollicités par les Américains, qui voudraient mettre
la main sur tout ce qui ne dépend pas de la société Le Nickel, en
attendant de faire un jour échec à celle-ci, ou d'essayer de la
racheter. Il y a donc une grande opération nationale à faire pour
le nickel, en organisant les exploitants individuels pour qu'ils ne
soient pas tentés de se vendre aux Américains.
« Pour le reste, le progrès est évident dans tous
les domaines et notamment pour les communications. Mais le
gouverneur a besoin d'un hélicoptère pour pouvoir circuler... On
pourrait augmenter systématiquement la colonie française, pour que
la démographie ne bascule pas. Il ne faut pas que les Caldoches
étouffent les Mélanésiens, mais il faut aussi empêcher l'inverse.
»
Conseil du 22 novembre
1967.
Billotte présente ses réformes pour la
Nouvelle-Calédonie. Elles concernent l'exploitation du nickel, la
fiscalité et aussi une réforme municipale, qui donnera aux
Mélanésiens plus de moyens de gérer leurs affaires. L'assemblée
territoriale n'a que trop tendance à négliger le problème
mélanésien.
GdG : « Les projets sont justifiés : fiscal,
minier, municipal. Mais on ne pourra s'en tenir là. On ne peut
laisser tout aller à la discrétion d'une assemblée locale. Et les
Mélanésiens sont-ils bien représentés dans cette assemblée ? J'en
doute. Ils sont sûrement dominés. Il ne faut pas laisser
s'installer une situation de domination, comme c'était le cas en
Algérie. Nous devrons aller à la départementalisation, mais une
départementalisation honnête et équitable, pas une
départementalisation en trompe-l'oeil. »
« Djibouti : que faire avec cette boîte à
chagrin ? »
Conseil du 15 septembre
1966.
En partant pour l'Asie et pour le Pacifique, de
Gaulle s'était arrêté à Djibouti, et la visite s'était mal passée.
Elle a été l'occasion, pour des groupes nationalistes noyautés et
excités par des agitateurs venus de la Somalie indépendante, de se
révéler, et dans la violence. Le gouverneur a été immédiatement
changé, mais cela ne suffit pas. Déjà, sur place, de Gaulle avait
dit : « Si, par une voie démocratique — votre
conseil de gouvernement et votre assemblée — le territoire s'exprimait dans une nouvelle direction, la
France en tiendrait compte. Mais ce n'est pas ce dont nous venons
d'être témoins qui suffirait à établir la volonté démocratique des
citoyens qui habitent ici. » Depuis,
son idée de l'expression démocratique a avancé.
GdG : « Djibouti, c'est un chaudron, une
construction artificielle. Que faire avec cette boîte à chagrin ?
Le coup avait été monté, mais les agitateurs ne savent pas ce
qu'ils veulent. Il faudra qu'ils le disent démocratiquement. Que
signifie l'indépendance ? Qu'ils veulent se passer de nous ? Oui ;
eh bien, nous nous passerions d'eux volontiers. Ce sera alors une
bataille interminable entre Afars, Issas et Éthiopiens. Si
l'indépendance veut dire une autonomie un peu plus grande,
comportant la protection de la France et une aide de notre part, on
peut voir. Mais qu'ils prennent leurs responsabilités ; et d'abord,
qu'ils les formulent. Nous avons vécu longtemps sans Djibouti. Nous
avons des obligations à l'égard de nos compatriotes ; nous sommes
prêts à les assumer. Mais si les populations veulent se séparer de
nous, la France n'y fera nullement obstacle. Nous ne nous
engluerons pas. »
« Il y a lieu de consulter la population
»
Conseil du 21 septembre
1966.
La semaine suivante, le Général a eu le temps de
faire un point approfondi sur la question, lors d'un Conseil
restreint dont Billotte rend compte. La décision du référendum a
été prise, mais elle n'a pas encore été annoncée.
GdG : « Il y a lieu de consulter la population,
sans se précipiter pour la date. Il faut fixer une date limite et
l'annoncer sans délai, pour faire tomber l'agitation. La
Constitution, sans prévoir une telle procédure, ne l'exclut pas
formellement. L'article 74 définit d'ailleurs que la matière est
normalement régie par la loi ordinaire. Mais il n'y a pas
d'inconvénient à adopter une loi référendaire. Qui peut le plus,
peut le moins.
« Au total : il faut d'ores et déjà annoncer le
référendum ; saisir le Parlement d'une loi appropriée ; consulter
les populations après une série de mesures de détente et de
préparation, en vue d'éclairer le Parlement, qui aura qualité pour
modifier le statut par la loi. »
Conseil du 27 octobre
1966.
Billotte expose la procédure complexe que l'on va
suivre : une loi, qui devra être votée rapidement pendant la
session en cours pour organiser la consultation ; un statut
renouvelé, qui sera proposé au vote oui
du référendum ; une loi qui prendra acte de l'avis exprimé. Un
prochain Conseil restreint arrêtera le texte du projet de statut.
Le Conseil d'État n'a pas fait d'objection à ce déroulement. Mais
ce nihil obstat ne suffit pas au
Général.
GdG : « Le Conseil d'État n'a pas mis suffisamment
en lumière le caractère tranché de l'option
offerte aux populations : rester dans la République ou en sortir.
»
Il ne s'étend pas plus. Demain, lors de sa
conférence de presse, il s'expliquera davantage, mais cette seule
phrase a tout dit.
« Nous prenons et adoptons le résultat du
référendum »
Conseil du 15 mars
1967.
Nous sommes à cinq jours du référendum. Le
gouverneur annonce que le oui doit
l'emporter, par une majorité qu'il évalue entre 55 et 65 % des
suffrages.
GdG : « Si le résultat est positif, il y aura un
peu d'agitation ; s'il est négatif, nous n'aurons qu'à nous en
aller. Les Afars feront évidemment appel à l'Éthiopie, mais cela
sera leur affaire. »
Conseil du 22 mars
1967.
Le gouverneur avait vu juste. Le oui a obtenu 55 % des voix. Mais, plus encore qu'on
ne le pensait, c'est le oui des Afars
contre le non des Issas. Des incidents
violents ont accompagné le scrutin — 11 morts. La situation demeure
donc très instable. Billotte conclut : « Si la politique d'union
des ethnies échoue, il faudra faire face à la réalité. » Couve
renchérit : « Il est remarquable que l'unanimité se soit faite pour
constater que la question n'est pas réglée ; mais personne ne dit
quelle pourrait être la solution. » Messmer approuve : « La
question est loin d'être réglée, même militairement. »
Le Général ne veut pas se limiter à ces craintes
trop fondées. Comme toujours, il ne veut pas « insulter l'avenir
».
GdG : « Ce n'est pas la mer à boire. Ce territoire
est et restera une boîte à chagrin. Il ne nous apporte rien. Mais
nous avons une mission. Nous prenons et adoptons le résultat du
référendum.
« La communauté afar se manifeste pour la première
fois comme compacte et déterminée. Si elle le demeure, l'avenir lui
appartient. Il n'y a pas de raison de nous opposer à cette
évolution. Les Éthiopiens ont été convenables. Si nous partions,
ils iraient probablement à Djibouti. En résumé, il faut favoriser
la prise en mains progressive par les Afars des affaires locales,
tout en accordant aux Issas les garanties souhaitables pour qu'ils
ne se sentent pas brimés. »
L'affrontement continuera, et, dix ans plus tard,
il conduira à l'indépendance dont le Général avait déjà pris son
parti ; mais non une indépendance de rupture, comme il l'avait
envisagée ; une indépendance de protectorat, avec maintien d'une
forte présence militaire française ; sans quoi, le territoire
aurait été la proie des Somaliens ou des Ethiopiens, probablement
des deux, avec une guerre civile en prime.