Chapitre 3
Provins, samedi 1er juin
1968.
Quand Xavier de La Chevalerie me téléphone à
Provins pour me demander de venir à l'Élysée, pour une « visite
protocolaire d'adieu au Général », le dimanche après-midi de
Pentecôte, je commence par décliner la convocation : « J'ai
organisé pour la même heure une fête pour le garagiste de
Sancy-lès-Provins, vous vous souvenez, celui qui a défoncé le
cabriolet de Geismar 1. Il me
déplaît vraiment d'y renoncer. Du reste, comment trouver assez
d'essence pour faire l'aller et retour sur Paris ? Excusez-moi
auprès du Général, mais je me heurte à une impossibilité
matérielle. » La Chevalerie raccroche sans argumenter, mais sans me
cacher sa surprise.
Puis, réflexion faite, je me dis que je ne peux
pas bouder une invitation du Général. Sa lettre de mardi m'a
touché. Je ne peux y répondre d'une façon aussi cavalière. Je
m'arrange pour avancer la fête de Maurice, pour dénicher de
l'essence et pour demander à l'aide de camp d'ajouter mon quart
d'heure à ceux des autres ministres remerciés...
L'essence : j'appris plus tard que le Général, à
la fin du Conseil du 30 mai, avait prononcé cette phrase sibylline
: « Il faut faire l'opération essence. » L' « opération essence »
avait été montée dans le plus rigoureux secret par Guichard,
ministre de l' Industrie, et André Giraud, son directeur des
carburants 2. Ils
avaient concentré dans le bois de Boulogne d'importantes réserves
du précieux liquide, afin de ne les libérer qu'au moment opportun.
C'est donc le Général qui donna le feu vert, au moment précis qu'il
fallait, pour que les Parisiens retrouvent le 31 mai la liberté de
partir sur les routes d'une Pentecôte presque normale. Le Général,
lui, avait retrouvé les réflexes du commandement.
« Vous avez été relevé le
premier parce que vous aviez été le premier sur la brèche
»
Salon doré, dimanche 2 juin
1968, 19 heures.
Le Général doit être fatigué d'avoir consacré son
week-end de Pentecôte à dix exécutions. Pourtant, il ne paraît pas
pressé, les quatre « institutionnels » du soir 3 n'étant pas là le dimanche pour lui faire
rapport.
GdG (paternel) : « Dans une grande crise comme
celle que nous venons de traverser, la bataille use vite les
hommes. Il est normal, après une pareille secousse, qu'on relève
les hommes qui ont été au feu. Je l'ai toujours fait, même pour des
secousses bien moindres, depuis que je suis aux affaires. C'est
comme au combat. Une unité qui a été durement engagée est ramenée à
l'arrière, pendant que les réserves prennent sa place sur le front.
Vous avez été relevé le premier parce que vous aviez été le premier
sur la brèche ; c'était meilleur pour vous. (Il a dû servir le même
raisonnement bienveillant à tous ceux qui viennent de me précéder,
même si la dernière phrase est plus personnelle.)
AP. — Je ne discute aucunement votre décision. Je
vous ai spontanément proposé, après la première nuit des
barricades, de remettre mon portefeuille à votre disposition, pour
le cas où vous jugeriez qu'un changement d'homme à ce poste
contribuerait à résoudre la crise. Après avoir entendu le soir même
le discours du Premier ministre, je lui ai écrit pour lui donner
carrément ma démission. Puisque la politique qu'il annonçait était
contraire à celle que vous nous aviez prescrite, un nouveau
ministre pourrait renouer les fils plus aisément, avec les
universitaires comme avec les étudiants. Ce qui m'a surpris, c'est
qu'on attende dix-sept jours pour donner suite à cette offre, et
que mon départ soit détaché de celui des mes autres collègues
relevés de leurs fonctions.
GdG (un peu sec). — Votre démission a été rendue
publique un peu plus tôt que les autres, parce que vous l'aviez
offerte dès le début des événements, tandis qu'aucun des autres ne
l'avait fait. Cette relève était indispensable, pour vous et pour
tous ceux qui ont été engagés au plus fort de la bataille. Mais
pour les autres, il fallait une occasion qui ne s'est présentée que
le surlendemain.
« Le Premier ministre me répétait qu'il
fallait lâcher du lest »
AP. — Ce qui m'a surpris, c'est qu'on ait choisi
pour annoncer ma démission le jour où tout paraissait s'effondrer,
où les accords de Grenelle étaient rejetés par la base, où le
parti communiste exigeait un gouvernement populaire, où Mitterrand
annonçait sa candidature à l'Élysée... Non seulement l'annonce de
mon départ apparaissait comme un détail insignifiant au milieu
d'une tragédie nationale, mais, dans le Landerneau politique,
j'avais l'air d'être la cause de cet écroulement général.
GdG (persuasif). — Le Premier ministre, depuis
quelques jours, me répétait qu'il fallait lâcher du lest. Vous,
c'était commode puisque vous aviez pris les devants ; les autres,
c'était plus difficile, puisqu'ils n'en avaient pas pris
l'initiative. Et puis, il voulait désigner un universitaire
médiateur, pour renouer avec les universitaires rebelles. Vous
n'auriez pu accepter d'être privé de vos prérogatives. Mais il ne
faut pas attacher d'importance à ces quarante-huit heures. Les
révolutions vont vite. Les événements se précipitent sans que
personne s'y attende. Ce qui compte maintenant, c'est l'avenir.
Avec l'âge que vous avez, les horizons sont larges ; alors que pour
moi, l'horizon est tout proche. »
« Il ne m'a pas laissé le choix »
Je laisse passer un silence, puis je reprends
doucement :
AP : « Ce qui m'a surpris encore, c'est que le
Premier ministre vous ait fait accepter, le soir de son retour,
beaucoup plus que ce que je vous avais proposé. Il a donné droit à
toutes les revendications des étudiants sans aucune contrepartie,
alors que vous veniez de me donner votre accord pour un plan
soigneusement équilibré.
GdG (d'un geste las). — Il ne m'a pas laissé le
choix, il a mis son mandat dans la balance. Si je n'acceptais pas
son plan, c'était une crise de régime. »
C'est la première fois que j'entends parler d'une
menace de démission du Premier ministre le 11 mai, pour le cas où
le Général ne se rallierait pas à sa stratégie. Autant Pompidou et
ses proches ont fait connaître la démission offerte par le Premier
ministre le 30 mai pour obtenir la dissolution de l'Assemblée,
autant ils ont été muets sur la démission qu'il aurait offerte le
11 mai.
Il reprend :
GdG : « La crise de régime, nous l'avons quand
même eue. Il aurait peut-être mieux valu l'avoir ce jour-là. C'est
le soir où Pompidou a rouvert la Sorbonne que l'autorité de l'État
s'est effondrée. »
Pas plus aujourd'hui que je ne l'ai jamais fait
depuis plus de six ans, je ne vais critiquer le Premier ministre
devant le Général. Je reste silencieux, stupéfait de l'entendre
porter un jugement aussi sévère sur celui qu'il garde comme Premier
ministre, devant quelqu'un qu'il ne garde pas comme ministre.
« Je ne peux pas tenir tout le temps les
Français à bout de bras »
AP (pour faire diversion). — Finalement, il a
suffi que vous claquiez dans vos doigts pour que tout rentre dans
l'ordre ! L'immense majorité des Français ne voulaient pas de ce
bazar.
GdG. — Ils n'en voulaient pas, mais ils n'osaient
pas s'opposer à ceux qui flanquaient le bazar. Ils ne faisaient
rien contre les piquets de grève qui empêchaient la reprise du
travail. Ils sont prêts à laisser le pays dépérir, quand des
équipes décidées font ce qu'il faut pour ça.
«Les Français ont toujours la tentation de
s'abandonner. Comment voulez-vous que je les en empêche ? Ça a
marché quelquefois, en 40, en 58, en 61, l'autre jour. Mais ça ne
pourra pas marcher toujours. Je ne peux pas tenir tout le temps les
Français à bout de bras. Je ne peux pas me substituer à eux. Et il
faudra bien que les Français se passent de moi.
AP. — En tout cas, ils sont bien revenus de leurs
délires, ils sont sortis de leur apathie. Ils attendaient d'être
commandés. Ils vont avoir dans chaque circonscription le choix
entre un candidat qui s'engagera à soutenir votre gouvernement et
un candidat qui soutiendra ceux qui veulent reprendre l'action
révolutionnaire. Il n'y a pas de souci à se faire.
GdG. — On verra bien. »
« Vous avez été pris dans une tempête »
Il met fin à l'entretien :
« Je ne vais pas vous garder plus longtemps. Je
vous ai écrit que je n'avais rien à vous reprocher. Je vous le
répète, vous avez été pris dans une tempête où vous ne pouviez plus
rien faire, sinon vous faire rouler par la vague. Maintenant, ce
qui importe pour le pays, c'est de gagner les élections ; et ce qui
importe pour vous, c'est de gagner la vôtre. Une élection, c'est un
procès. On ne vous couvrira pas de fleurs. Vous serez sûrement très
attaqué. Vos adversaires vous reprocheront tout et le reste.
D'avoir été trop dur et d'avoir été trop mou. Tâchez de vous en
tirer. C'est comme les ordalies au Moyen Âge. Venez dans quinze
jours me raconter comment se passe votre campagne.
« Si vous l'emportez, il faudra que vous preniez
des responsabilités dans la prochaine
Chambre, en attendant de revenir aux affaires. »
La « Chambre », pour lui, ce ne sont pas les «
affaires », ce sont les parlotes, les discutailleries, les
combinaisons de couloirs. C'est le purgatoire. Les « affaires »,
c'est le gouvernement.
Encore faut-il faire élire une bonne Chambre. Sans
faire allusion à mon cas personnel, je le rassure sur
l'ensemble.
AP : « Je ne suis pas soucieux pour ces élections.
Depuis le début, je sentais que le pays profond, en dehors des
noyaux organisés, ne marchait pas pour la révolution. Vous avez
donné le coup d'arrêt le 30 mai. Le peuple va donner le coup de
grâce. »
Il répète : « Nous verrons bien. »
Superstition ? Humilité ? Il ne veut pas se
laisser aller à des impressions optimistes, et laisse l'avenir à
Dieu.
Cette invitation à retourner le voir me réchauffe
le coeur. Sa lettre de consolation, il était bien dans sa manière
de l'envoyer à un de ses ministres un jour où il le savait peiné.
Mais l'invitation à lui « raconter ma campagne », je ne m'y
attendais pas.