Chapitre 5
« QUAND ON EST POLONAIS ON A FOI DANS LA FRANCE »
Juin 1967.
Le Général m'avait désigné, pour l'accompagner dans sa visite d'État en Pologne, à la place de Couve de Murville obligé de rester à Paris à cause de la gravité de la crise entre Israël et les pays arabes. Puis, cette crise débouchant sur la guerre des Six Jours, le Général à son tour a renoncé au voyage polonais, qui a été reporté en septembre.
Août 1967.
Pour ce voyage normal, Couve entend revenir à la normale : il accompagnera le Général. Or, pour une raison que j'ignore, le Général, bousculant la tradition, décide que je ferai aussi partie du voyage, le premier qui le conduise dans une « démocratie populaire ». Couve s'incline de fort mauvaise humeur.
C'est la première et la dernière fois que le Général se fait accompagner en visite officielle par deux ministres. Couve tient à ce privilège. Il a obligé le malheureux Billotte, présent en Côte des Somalis et en Calédonie, à prendre des avions de lignes étrangères et à passer par l'Afrique du Sud et l'Australie pour se rendre de Djibouti à Nouméa, alors qu'il suppliait qu'on lui permît de rester dans l'avion à Phnom Penh. Le Général, saisi par Billotte, avait arbitré en faveur de Couve. C'est cette ténacité, dans les petites choses comme dans les grandes, qui avait fait de Couve, selon le Général, « le meilleur ministre des Affaires étrangères depuis Vergennes ».
Pompidou a respecté la même règle. En revanche, à partir de Giscard, les Présidents ont pris l'habitude de se faire accompagner par plusieurs ministres, même dans leurs visites officielles.
« Les Polonais sont meilleurs musiciens que nous »
Salon doré, 1er septembre 1967.
J'ai demandé audience au Général pour préparer les conversations que, comme ministre de l'Éducation nationale, je vais naturellement avoir avec mon homologue polonais ; et surtout celles que je vais avoir au Québec avec le Premier ministre Daniel Johnson, puisque je quitterai le Général, avant la fin de sa visite en Pologne, pour essayer d'apporter des suites concrètes au « Vive le Québec libre! » 1.
AP : « La situation du français en Pologne n'est pas brillante. Il n'y a plus qu'un jeune Polonais sur cinq qui apprenne le français à l'école. Évidemment, la situation du polonais en France est marginale et les Polonais en prennent prétexte pour ne rien faire en faveur du français.
GdG. — Vous devriez demander au moins l'égalité avec l'anglais et l'allemand ! Il n'y a aucune raison pour que nous soyons si loin derrière. (Un silence.) Je sais bien que nous ne pouvons pas rattraper tout de suite la place écrasante que le français avait autrefois dans le pays. » (Sa voix exprime plus que de la tristesse : une véritable souffrance, comme chaque fois qu'il se heurte à une manifestation du déclin français.)
Il reprend : « Il faudrait voir comment nous pourrions lever les obstacles. Ne peut-on pas faire des efforts dans l'Université ? Il doit bien y avoir des chaires de polonais dans l'enseignement supérieur ?
AP. — Jusqu'à ces dernières années, il y avait en France sept chaires d'enseignement de langue et littérature polonaises. Il n'y en a plus que trois aujourd'hui.
GdG. — Vous avez un si gros budget que vous devriez pouvoir en distraire quelque peu pour organiser des échanges de professeurs ; vous devriez pouvoir envoyer des professeurs français en Pologne et recevoir en France des professeurs polonais.
AP. — C'est réalisable. Mais ça n'ira pas loin. Il y aurait une façon efficace de lever l'obstacle de la faiblesse de l'enseignement polonais en France : ce serait d'accepter ce que nous demandent les Polonais, à savoir développer l'enseignement du polonais, au niveau du primaire et même du secondaire, dans les départements où il y a une forte communauté polonaise, comme le Nord et le Pas-de-Calais. Mais il y a sans doute un danger.
GdG. — Naturellement, faites attention ! Si vous enseignez le polonais aux immigrés polonais, vous allez freiner leur assimilation ! Or, ce sont d'excellents éléments. Ils sont intelligents et travailleurs. Ils s'assimilent très facilement. À la génération suivante, on ne peut pas les distinguer. Nous ne pouvons pas payer les progrès du français en Pologne par des progrès du polonais en France qui feraient repartir les Polonais !
AP. — D'autant que le gouvernement polonais fait une intense propagande dans la communauté polonaise en France pour les rapatrier en Pologne. J'ai été quelque temps consul de France à Cracovie. Il y avait 50 000 doubles nationaux inscrits au consulat. Ils étaient revenus en Pologne, croyant au paradis socialiste que leur décrivait la propagande polonaise en France. Ils ont été privés de leur passeport français dès leur entrée en Pologne et maintenant ils sont pris au piège : impossible de repartir.
GdG. — Je ne savais pas. En tout cas, il vaut mieux éviter de faire quoi que ce soit qui puisse contrarier leur assimilation. En revanche, quels inconvénients y aurait-il à faire venir des musiciens polonais dans les conservatoires français, à commencer par celui de Paris ? Les Polonais sont meilleurs musiciens que nous. Ça ne nous coûterait pas grand-chose. Et ça flatterait les Polonais que nous fassions appel à des professeurs de musique de chez eux. »
Jablonski : « Vous pouvez être sûr que tous les Polonais regardent leur Pape »
Les conversations à Varsovie avec mon collègue polonais Jablonski ont été positives ; mais je n'ai pas été en mesure d'observer leur effet. Je n'ai revu cet interlocuteur que le 22 octobre 1978 à Rome. Nous étions assis côte à côte sur la place Saint-Pierre, représentant nos pays à l'« intronisation » du pape Jean-Paul II.
Il était devenu entre-temps Président de la République. Il se penche vers moi : « En ce moment, le spectacle est retransmis en direct par la télévision polonaise. Vous pouvez être sûr que tous mes compatriotes regardent leur Pape. Ceux qui n'ont pas la télévision se seront arrangés pour aller chez des voisins. » Il ne bronche pas quand Jean-Paul II lance son audacieux appel aux peuples d'Europe de l'Est, pour qu'ils abattent le rideau de fer : « N'ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes ! » Ni quand Jean-Paul II se lève pour relever le cardinal Wyszynski, le rude adversaire du gouvernement polonais qui, comme tous les autres cardinaux, est venu s'agenouiller devant le nouveau pontife.
Quand Jean-Paul II se met à parler en polonais, Jablonski ne peut réprimer un sanglot. La fierté nationale, même chez un vieux communiste, l'emporte sur la prévention devant un « ennemi de classe ».
« Nous nous rongions, parce que le gouvernement ne nous autorisait pas à prendre part aux combats »
En vol, 6 septembre 1967.
La Caravelle nous emporte vers la Pologne. Dès que l'avion a atteint son altitude de vol, le Général appelle Couve. Ils restent un long moment à travailler sur des textes. Notamment le communiqué final. (« Il faut toujours savoir comment on va finir avant de commencer », m'a dit un jour le Général.)
À peine Couve a-t-il rejoint sa place près de moi, que le Général me fait venir. Pourquoi m'avait-il choisi en juin pour pallier l'absence de Couve, et pourquoi m'a-t-il maintenu en septembre alors que celui-ci est présent ? Je n'ose le lui demander, mais je suis bien décidé à le faire parler sur la Pologne. Qu'est-elle pour lui, dans sa mémoire et dans ses projets ?
AP : « Puis-je vous demander quel souvenir vous gardez de la Pologne quand vous y étiez dans l'état-major de Weygand 2 ?
GdG (irrité). — Je n'étais pas du tout dans l'état-major de Weygand ! » (Le détestait-il déjà, ou projette-t-il sur ce lointain passé le ressentiment qu'il a voué à Weygand depuis juin 40 ?)
Il se radoucit : « J'étais affecté, avec d'autres officiers français, auprès de la division de chasseurs polonais du général Haller. Je venais de passer deux ans et demi en captivité3. J'avais hâte d'aller rattraper le temps perdu. Haller s'était bien battu sur notre front avec ses hommes, il devait rentrer dans son pays qui était envahi par les bolcheviks. C'était une occasion à ne pas rater. J'ai donc demandé et obtenu au printemps 1919 de me joindre à ces chasseurs, comme membre de la mission d'assistance militaire envoyée par le gouvernement français pour aider l'armée polonaise de Pilsudski. En réalité, cette armée n'existait pas, il fallait la constituer. Nous avons donc été envoyés comme instructeurs à l'école d'infanterie de Rembertow. Au début, nous nous rongions parce que le gouvernement français ne nous autorisait pas à prendre part aux combats.
« Tout dépend des chefs, selon qu'ils sont des chefs ou des lavettes »
AP. — Comment se déroulait-elle, cette guerre ?
GdG. — Elle n'avait rien de commun avec celle de l'Ouest. C'étaient des bandes qui allaient et venaient, comme si elles n'avaient pas reçu d'instructions. L'assaillant d'hier battait en retraite aujourd'hui et attaquerait demain. C'étaient des harcèlements mutuels. Il n'y avait pas vraiment de front. Nous qui avions l'habitude des ordres rigoureusement transmis et exécutés, nous n'arrivions pas à nous y faire. Ni à enseigner l'organisation et la méthode aux officiers qui allaient partir au combat. Ils ne savaient rigoureusement rien. Heureusement pour eux, les bolcheviks n'en savaient pas davantage.
AP. — Alors, vous n'avez pas combattu vous-même ? (Le Général me toise. J'ai gaffé.)
GdG. — Si, quand même. Lors de mon second séjour, en 1920, Paris s'est décidé à nous permettre de nous battre et c'est ce que nous avons fait. (Il se tait. Autant il n'aime pas qu'on ne reconnaisse pas ses mérites, autant il déteste s'en targuer lui-même. Il faut changer de sujet.)
AP. — Dans quel état trouviez-vous la population ?
GdG. — La misère du peuple était affreuse. On voyait de longues queues devant les boulangeries pour recevoir un morceau hebdomadaire de pain noir. Des enfants affamés, des femmes hagardes, des hommes qui jetaient des regards de haine sur de rares voitures qui témoignaient d'une richesse indécente. Tout le petit peuple vivait au Moyen Âge. Les paysans n'avaient pour toute fortune qu'un chariot, le podwoda, composé d'une large planche horizontale montée sur quatre roues et fermée par deux planches obliques.
AP. — Entre 54 et 56, j'étais consul à Cracovie, ça n'avait pas changé, il n'y avait pas d'intermédiaire entre les berlines des officiels et ces chariots primitifs, qu'on y appelait furmanka.
GdG. —Ah, vous étiez en poste à Cracovie ? (Il ne le savait visiblement pas et a même oublié que je le lui ai déjà dit. Ce n'est donc pas pour cela que je suis du voyage.) Les troupes réquisitionnaient les chariots, y mettaient leurs armes, des fusils de chasse avec des faux en guise de baïonnettes, leur barda. Les soldats les entouraient en marchant, comme les Vikings nageaient autour de leurs barques.
AP. — Mais finalement, les Polonais l'ont emporté ?
GdG. — C'est peut-être alors que j'ai le mieux compris le rôle du moral et l'influence des chefs. L'armée polonaise reculait sans cesse devant les bolcheviks, qui n'étaient guère que 200 000 brigands. Sa défaite paraissait inexorable. Puis ses chefs lui ont rendu courage, elle s'est ressaisie, elle s'est regroupée et a mis en fuite les cosaques de Boudienny.
AP. — La population vous a aidés ?
GdG. — Ne croyez pas ça. Les populations de l'Est de la Pologne, notamment les Ruthènes, étaient hostiles à tous les soldats, ceux de Pilsudski comme ceux de Lénine. La plupart d'entre eux ne voulaient donner aucun renseignement. Dites-vous que Kiev avait changé dix-huit fois de mains, alors on comprend que les populations soient fatalistes.
AP. — Les Français l'étaient bien en 40...
GdG. — Oui, et ça pourrait bien revenir. Tout dépend des chefs, selon qu'ils sont des chefs ou des lavettes.
« Le rapprochement entre la France et la Pologne, c'est l'amorce »
AP. — Est-ce que vous aviez été frappé par l'antisémitisme de la population ?
GdG. — L'hostilité à l'égard des Juifs s'apercevait à vue d'oeil. Les bolcheviks, en avançant, installaient des soviets avec le concours des Juifs du ghetto, et quand ils ont reflué, les Polonais se sont vengés avec des fusillades expéditives et le saccage des ghettos.
AP. — Les Polonais ont-ils été conscients du coup de main que leur ont donné les officiers français ?
GdG. — Après coup, je ne sais pas, mais sur le moment, oui. Quand les troupes polonaises se débandaient, tout le monde se demandait : "Que va faire la France ?" Les bobards circulaient : "Foch va arriver", "la France remobilise ". Quand on est Polonais, on a foi dans la France. »
Quand je reprends ma place, je demande à Couve : « Finalement, le Général verra-t-il le cardinal Wyszynski ?
Couve. — C'est la question principale. Le cardinal exige de le recevoir dans la primature. Mais les dirigeants polonais s'y refusent. Ils permettraient seulement que le cardinal se rende à notre ambassade, parce qu'ils savent bien qu'il n'acceptera jamais de se déplacer. On a tout essayé. Ils sont aussi intraitables les uns que les autres. Le primat considère que les autorités communistes sont illégitimes, que de Gaulle a tort de les légitimer et que lui-même, s'il acceptait cette rencontre, les légitimerait encore plus. Ça m'étonnerait qu'on puisse trouver un terrain d'entente. Enfin, l'essentiel n'est pas là.
AP. — L'essentiel, c'est quoi ?
Couve. — De désengager l'Europe du système des blocs, d'accentuer l'ouverture des pays de l'Est, mais en reconnaissant comme un fait acquis l'intangibilité des frontières. »

Varsovie, 6 septembre 1967.
À 16 heures 30, la Caravelle se pose doucement sur l'aéroport d'Okacie. À l'accueil : Ochab, président du Conseil de l'Etat (c'est-à-dire Président de la République), Cyrankiewicz, Premier ministre, Rapacky, ministre des Affaires étrangères. Échange d'allocutions assez convenues. Ce qui ne l'est pas, c'est l'enthousiasme populaire qui se déchaîne bientôt. Le Général se rend au palais Wilanov, qui lui est affecté pendant son séjour. Puis, place de la Victoire, il dépose une gerbe sur la tombe du soldat inconnu polonais. Chaque déplacement attire la foule, spontanée, désordonnée, chaleureuse. On n'a jamais vu ça ici. On n'a jamais vu non plus, et de loin, un tel concours de peuple pour un visiteur étranger, m'assure Druto, l'ambassadeur polonais à Paris : ni depuis la guerre, ni probablement avant. La masse rompt les cordons de police, traverse la file des voitures. Le Général est encerclé. Chacun veut le toucher, toucher un pan de sa veste. Consternation des officiels polonais. Au fil des heures, d'un déplacement à l'autre, comme par l'effet d'un bouche à oreille, la foule augmente.
À la fin du dîner offert par le Président Ochab, le Général frappe son coup de gong :
« Le rapprochement entre la France et la Pologne, c'est l'amorce du rapprochement entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, artificiellement séparés ; c'est la confirmation de la détente qui va conduire à l'entente, puis à la coopération. Cette évolution entre nos deux pays ne peut manquer de jouer un rôle d'entraînement en faveur de la paix. »
« C'est à la Pologne millénaire que j'ai l'honneur de rendre visite »
Le cardinal Wyszynski fait remettre au Général une lettre par laquelle il lui souhaite la bienvenue, accompagnée d'une plaque gravée représentant la Vierge noire de Czestochowa.
Arnauld Wapler 4, avec qui je vais prendre un verre à sa résidence après le dîner officiel, interprète cette lettre, si amicale soit-elle, comme une fin de non-recevoir. Le cardinal est intraitable. Il ne verra pas l'invité de ce régime illégitime, lui, la seule autorité légitime à la tête de la Pologne, lui le successeur des primats qui, à l'époque de la royauté élective, entre la mort d'un roi et l'élection de son successeur, assumaient la charge d'interrex, de roi intérimaire.
La solution souhaitée par le Général était toute simple : il suffisait qu'il fût à Varsovie pour la messe du dimanche. Il aurait ainsi pu, tout naturellement, saluer le primat dans sa cathédrale, avant ou après la messe. C'est à quoi le gouvernement polonais n'avait pas voulu consentir.
Jeudi soir, le Général pèsera ses mots pour rédiger sa lettre de réponse au cardinal, sans la moindre allusion à la tristesse que lui inspire une intransigeance que mieux que tout autre il peut comprendre :
« J'ai été très sensible aux voeux de bienvenue que vous m'avez adressés par votre lettre du 6 septembre. Soyez certain que ce que vous dites des liens si anciennement établis entre nos deux nations chrétiennes correspond à mes propres sentiments. C'est à la Pologne millénaire, qui a connu comme la France, et récemment en même temps qu'elle, tant de grandeur et tant d'épreuves, que j'ai l'honneur de rendre visite, avec l'espoir que l'amitié des deux peuples en sortira renforcée. »
Hervé Alphand m'a dit l'autre jour : « Je ne peux pas entendre de Gaulle ou le lire sans avoir la gorge serrée. Il faut que je me force pour ne pas me laisser aller à pleurer. »
C'est exactement ce que je ressens en entendant le Général qui dresse haut sa tête au-dessus du maître du Kremlin comme de celui de la Maison Blanche, et qui ne peut la dresser face à l'un que parce qu'il l'a dressée face à l'autre. Les super-grands ne l'impressionnent pas. Pour lui, ce qui est au-dessus de tous les grands, si grands soient-ils, c'est la liberté des peuples. Il appelle les Polonais à retrouver leur fierté nationale et leur indépendance. Et les Polonais, comme tous ces peuples auxquels il s'adresse ou vers lesquels il porte sa voix, l'écoutent dans la ferveur.
« Vous êtes un peuple qui doit être au premier rang »
Jeudi 7 septembre 1967 à 10 heures, le Général, Couve à sa droite et moi à sa gauche, faisons face à Ochab, flanqué de Cyrankiewicz et de Rapacky. Les deux Présidents s'accordent pour admettre le caractère intangible de la frontière Oder-Neisse entre Allemagne et Pologne, et pour affirmer que l'Allemagne ne saurait disposer en propre d'armes nucléaires.
GdG : « Les frontières polonaises doivent rester ce qu'elles sont. À propos de la division de l'Allemagne, une solution doit être recherchée d'abord par les Allemands et dans le cadre d'une entente entre les Européens de l'Ouest, de l'Est et du Centre. La France est dans une situation exceptionnelle, car elle ne dépend de personne. Sa politique d'indépendance, de paix et de coopération n'est pas une politique facile, dans un monde où existent deux très grandes puissances, dont le poids se fait sentir aussi bien dans l'économie et les techniques que dans la politique.
« La France a toujours voulu la Pologne alors que d'autres ne l'ont pas toujours voulue. À nos yeux, vous êtes une réalité populaire, solide, respectable et puissante, dans un monde qui doit être d'équilibre et d'indépendance ; vous êtes un peuple qui doit être au premier rang. »
« Cracovie, capitale historique de la grande et chère Pologne »
Vendredi 8 septembre 1967.
De bon matin, nous quittons Varsovie pour Cracovie. Le Président Ochab accompagne le Général. L'Iliouchine 18 atterrit à l'aéroport de Cracovie à 11 heures. En mettant le pied sur le sol, le Général déclare : « Je suis heureux de me retrouver à Cracovie, que j'ai visitée il y a quarante-sept ans. » Aux souhaits de bienvenue du maire de Cracovie, il répond: « J'ai dit que j'étais heureux et honoré, parce que Cracovie est la capitale historique de la grande et chère Pologne. Par-dessus tous les obstacles qui peuvent exister, nos peuples se retrouvent. Ils sont faits pour vivre ensemble et coopérer à l'avènement d'une Europe tout entière. »
Les quinze kilomètres qui séparent l'aéroport de Balice du château de Wawel — la résidence des rois de Pologne jusqu'au XVIIe siècle, où nous sommes hébergés — sont bordés d'une foule délirante.
J'ai déjà raconté 5 ce que fut la visite de De Gaulle à l'université Jagellon de Cracovie. Comment les autorités avaient décidé que son discours à la jeunesse étudiante serait prononcé devant une cour déserte, et comment en effet, imperturbable, il parla pour les quelques doyens de faculté en toge. Il parlait de dignité, de liberté et d'avenir comme si une foule de jeunes l'écoutait, comme si son discours allait franchir les frontières, comme si la Pologne n'était pas toujours bâillonnée.
Mais une nouvelle déception nous attend. Après avoir visité rapidement le château et la citadelle, nous nous rendons à la cathédrale. Le Général s'attendait à ce que les honneurs lui en soient faits par le cardinal Wojtyla, archevêque de Cracovie... Hélas ! sur le parvis attend un chanoine, représentant le tout nouveau cardinal6 qui s'est fait excuser.
Étant consul de France à Cracovie, j'avais connu un jeune professeur du séminaire qui ne passait pas inaperçu. L'abbé Wojtyla avait la stature d'un bûcheron des Carpates, robuste, massif, inentamable. Il n'en avait pas moins l'esprit délié d'un intellectuel. Surtout, il émanait de sa personne un rayonnement exceptionnel. Certes, pas un instant l'idée de son destin futur ne m'effleura. Mais ce prêtre qui conduisait les jeunes sur les champs de ski ou les chemins d'escalade de Zakopane m'apparaissait comme l'image même de la foi de la Pologne, sans cesse meurtrie par l'Histoire, de partage en sujétion, mais toujours inébranlablement elle-même.
Sachant que j'allais accompagner le Général en Pologne et que nous irions à Cracovie, dont Karol Wojtyla était devenu l'archevêque, je me faisais une joie de le retrouver.
Mais le cardinal Wojtyla ne voulut pas se dissocier le moins du monde du muet boycottage décidé par le primat. Je ne pus donc le revoir. Il nous manque cette photographie de Wojtyla et de De Gaulle échangeant leurs regards, cette image qui serait devenue si émouvante, de la rencontre entre deux des géants de ce siècle.
Géants si proches : deux libérateurs de leur peuple ; deux champions d'une Europe pacifiée, réunie et affirmée, deux combattants de la « querelle de l'homme ».
« Vous ne décollerez pas »
Cracovie, samedi 9 septembre 1967.
De bon matin, je suis dans l'appartement du Général qui me donne ses instructions pour ma mission au Québec 7.
GdG : « Quand partez-vous ?
AP. — Dès que votre cortège s'ébranle, je prendrai l'avion. »
Le Général regarde par les fenêtres de son salon au-delà du méandre de la Vistule qui coule sous le rocher de Wawel et il me dit : « Vous ne décollerez pas. » Il ne cessera jamais de m'étonner. On dit qu'il a la vue basse, qu'il ne s'intéresse pas à l'intendance et voici qu'il m'annonce qu'à cause du brouillard, mon avion ne partira pas. Pour moi, je n'avais même pas pris conscience qu'il y eût un problème. De fait, quand je quitte le Général, on m'annonce que l'aérodrome est fermé pour la matinée. Je décide donc de me joindre au cortège qui part pour Auschwitz.
Nous parcourons lentement les vestiges du camp d'extermination. Un monument rappelle la mémoire des 80 000 hommes, femmes et enfants de France qui ont disparu ici. Le Général y dépose une gerbe. Sur le Livre d'or du camp, il écrit : « Quelle tristesse, quel dégoût, et malgré tout, quelle espérance humaine ! »
Le silence nous étreint. Le Général poursuit son chemin vers la Silésie et je le quitte pour regagner Varsovie.
De Gaulle à Auschwitz : il n'y est pas pour lancer un message, mais pour accomplir un parcours. Nulle publicité ne sera faite à sa démarche. Elle fait partie de ces actes par lesquels il se rend présent à lui-même toute l'Histoire, glorieuse ou douloureuse.
« Leur gouvernement n'est pas un gouvernement national »
Conseil du 13 septembre 19678.
Couve analyse ce voyage en Pologne, rempli d'émotions et de frustrations, le premier que le Général ait fait dans une démocratie populaire. Les contacts avec le gouvernement ont été positifs ; mais l'accueil des Polonais a dépassé l'imaginable, « enthousiaste de bout en bout, des foules immenses partout, à Varsovie, à Cracovie, en Silésie — plus encore qu'au Québec.
GdG. — La venue de De Gaulle a été pour les Polonais une occasion de se révéler à eux-mêmes. C'était frappant, évident. Ils n'ont pas souvent l'occasion de manifester spontanément et de façon nationale. Nous leur avons donné cette occasion et ils l'ont saisie.
« Leur gouvernement n'est pas un gouvernement national ; c'est un gouvernement communiste lié à l'Union soviétique. Gomulka souffre d'être tenu ; mais il ne peut faire autrement. Ce que le pouvoir conserve de national, c'est la phobie à l'égard de l'Allemagne. Ce que la Pologne a vécu pendant la dernière guerre a été féroce ; et ces atrocités venaient après d'autres humiliations, plus anciennes, mais dont le souvenir ne s'est jamais perdu (il pense aux partages du XVIIIe siècle).
« Ils sentent bien qu'il y a l'Europe, qu'il ne faut pas s'hypnotiser sur la seule République démocratique allemande et sur leur crainte que l'Allemagne cherche à se réunifier et à remettre en cause la frontière Oder-Neisse. Ils osent à peine se souvenir que la Pologne est en Europe. Nous le leur avons dit et ce que nous leur disons les fait réfléchir.
« J'ai fait dire au cardinal Wyszynski que je souhaitais le rencontrer. Il a répondu qu'il ne pouvait pas s'associer à l'accueil officiel, et nous avons compris que, s'il le faisait, ses difficultés avec le gouvernement polonais seraient plus manifestes. Je ne pouvais aller le voir dans sa résidence, comme il l'avait proposé, même si les anciennes institutions polonaises donnaient l'intérim au primat de l'Église. »
Cette visite aurait publié avec éclat que l'intérim était ouvert. Pour lui, il l'était en effet. Et cette vérité allait, vingt ans après, par la détermination de Jean-Paul II, libérer la Pologne.
1 Voir infra, VIe partie, ch. 7, p. 355.
2 Le général Weygand est le chef de la mission française d'assistance militaire à la Pologne, en guerre avec la Russie bolchevique (1919-1920).
3 Blessé à Verdun, fait prisonnier, le capitaine de Gaulle a passé dix-sept de ses trente-deux mois de captivité dans la forteresse d'Ingolstadt, réservée aux prisonniers récalcitrants (cinq tentatives d'évasion à son actif).
4 Ambassadeur de France à Varsovie.
5 C'était de Gaulle, t. I, Ire partie, ch. 5.
6 Mgr Wojtyla a été créé cardinal le 22 juin 1967 par le Pape Paul VI.
7 Voir ci-dessous, VIe partie, ch. 7, p. 355.
8 Encore en mission au Québec, je n'assiste pas à ce Conseil. Je suis donc ici les notes de Donnedieu de Vabres (secrétaire général du gouvernement de 1964 à 1974) et de Tricot (secrétaire général de la présidence de la République de juillet 1967 à avril 1969).
Cétait de Gaulle - Tome III
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