Chapitre 7
Conseil restreint, jeudi 4
avril 1968.
Le moment est venu. Le Général en Conseil
restreint doit arrêter le dispositif de la sélection. J'expose mon
plan, que chacun autour de la table connaît déjà.
Un Conseil interministériel présidé par Pompidou à
Matignon le 26 mars a permis de mieux localiser les points
d'accrochage. Le Premier ministre ne souhaite pas que des « quotas
» d'entrée soient affichés. Il préfère un système plus discret :
les recteurs donneraient aux facultés « des indications précises
mais non officielles » sur les effectifs à accueillir. Je me rallie
à cette fragile hypocrisie. La conception du baccalauréat nous
oppose aussi : Pompidou veut maintenir cette barrière qui tient
encore ; je souhaite en faire peu à peu un outil d'orientation,
façonné pendant tout le second cycle. Mais cette évolution sera
longue et le bac tel qu'il est peut servir provisoirement : je suis
prêt à m'incliner, non sans défendre mon idée devant le Général.
Plus délicate est la question d'un examen d'appel, pour les
bacheliers refoulés au vu de leur dossier. Pompidou y tient, parce
qu'un examen « ne se discute pas1 ». Je le
redoute, car sa rigidité met en cause la souplesse informelle d'un
contrat entre l'université et l'étudiant, souplesse qui me semble
seule pouvoir humaniser la rudesse de la sélection.
« L'intention est bonne, la réalisation est
douteuse »
Le Général ouvre la discussion sur le sujet le
plus simple : le « déstockage ».
GdG : « L'intention est bonne, la réalisation est
douteuse. Qui va prendre la décision de ne plus réinscrire les
inaptes confirmés ? Vos universitaires. Vont-ils le faire ? Ne
donneront-ils pas des dérogations à tout le monde ?
Pompidou. — Sur le vocabulaire, évitons de parler
de stock et de déstockage ; ce ne sont pas des marchandises. Sur le
fond, je partage votre inquiétude. On peut durcir le système, en
réservant les dérogations au recteur sur proposition du
doyen, dans des cas précisément énumérés : maladie, etc. Il n'y a
rien sur les manquements à la discipline, les procédures
d'expulsion.
AP. — Ce serait un autre décret. Je peux y
réfléchir.
GdG. — Bien. Passons au point principal : l'entrée
à l'université.
Debré (partant en guerre le premier). — D'abord,
une observation de caractère général. Il y a en France deux fois
trop d'étudiants par rapport à la population, et même par rapport
au nombre de jeunes. Il y en a deux fois moins en Angleterre ; de
même en Allemagne occidentale. Cette Université en expansion folle
est un danger pour la nation. Il faut dès cette année diminuer le
nombre des étudiants.
AP. — Il ne serait pas raisonnable de vouloir
diminuer de moitié le nombre des étudiants en France. Ce qui est
raisonnable, c'est de freiner la croissance trop rapide que nous
connaissons depuis une dizaine d'années et de la freiner encore
plus dans les disciplines qui manquent de débouchés. C'est déjà une
énorme révolution des mentalités. Nous pouvons indiquer la voie,
fixer les principes, entreprendre une mise en pratique progressive.
Stopper l'inflation, oui ; mais nous ne pouvons pas entreprendre
une déflation brutale !
« On ne peut pas interdire à des bacheliers de
s'inscrire en faculté, sans leur donner une contrepartie ; à
savoir, la possibilité, tout en entrant dans la vie active,
d'étudier à temps partiel, par correspondance, par moyens
audiovisuels et par cours du soir, ce qui est beaucoup moins
coûteux par étudiant que les études ordinaires.
Debré : « Le bac est une immense injustice
»
Debré. — Moins coûteux, c'est à voir, cela va
créer un appel d'air. On va s' y inscrire en foule, on demandera
des moyens, ce sera une relance de l'inflation universitaire. C'est
vrai qu'on ne peut à la fois fermer les facs à des bacheliers et ne
pas s'occuper d'eux. Mais il ne faudrait pas aboutir à quelque
chose qui coûte plus cher que ce gaspillage.
« Le bac, vous le maintenez mais vous lui enlevez
sa valeur. Je comprends qu'on fasse évoluer le bac vers un bilan de
scolarité, un certificat de fin d'études. Mais alors on abaisse le
seul barrage qui existe. Organiser un examen d'entrée, c'est
matériellement très difficile. Et en plus ça créera une année
préparatoire forcément. Ce serait l'inflation garantie ! Fixer des
quotas ? Mais sur quels critères ? Il faudrait diversifier les
facultés, faire des universités de technologie, mais c'est coûteux,
très coûteux ! (Je le sens négatif et incertain, cela me
peine.)
Pompidou. — La question est celle de l'entrée dans
l'enseignement supérieur. On ne peut décider la suppression du
baccalauréat comme système d'accès. Ce serait
brutal. D'ailleurs, on ne peut traiter 180 000 candidats à l'entrée
des facultés. Donc j'approuve tout ce qui concerne l'orientation
préparée dans les mois qui précèdent le bac, la "préinscription ".
En juin, le bac permet un premier tri. Les bacheliers pourraient
entrer dans l'enseignement supérieur s'ils ont une mention ou s'ils
sont très jeunes, ou s'ils ont eu la moyenne dans toutes les
disciplines correspondant à leur orientation — et à Paris s'ils y
habitent. Cela ferait 30 % des bacheliers environ. Les autres
envoient leur dossier : les établissements décident. Pour ceux
qu'aucune faculté ne reçoit, on peut prévoir un examen d'entrée
dans les facultés où il reste des places.
« Quelles sont les voies de dérivation ? Il y a
les formations des chambres de commerce : d'accord. Il y a les IUT
: il faut les développer, mais ils ne doivent pas être le refuge
des recalés. Ils devraient avoir l'image de semi-grandes
écoles.
« Alors votre université à mi-temps ? J'y suis
hostile, sauf pour ceux qui ont eu un emploi pendant au moins trois
ans. Dans ce cas, ça devient de la promotion sociale.
« Il faut que l'examen de rattrapage pour entrer
dans les facultés soit situé en septembre, ce qui conduit à
supprimer la seconde session du bac. Sinon on verrait se recréer
des propédeutiques.
Debré. — Ce n'est pas la première fois qu'on
voudrait supprimer la session de septembre ! Mais le bac est une
immense injustice, et on vous obligera à rétablir la seconde
session.
AP. — Le bac est une immense injustice parce qu'il
est ponctuel. On peut l'améliorer progressivement. Nous pouvons le
transformer petit à petit en un bac-bilan qui, précisément,
faciliterait l'orientation des jeunes et la décision des facultés.
Je suis d'accord pour affiner les critères de choix : la mention,
la moyenne obtenue ; on peut d'ailleurs combiner ces critères. Mais
j'insiste sur la nécessité d'ouvrir l'université à temps partiel.
Elle ne nous coûtera pas plus cher, mais moins cher. Puisque ceux
qui y seront admis sont actuellement admis dans des facultés à
temps plein. C'est un prix de consolation indispensable. Nous en
avons l'embryon dans l'enseignement par correspondance de
Vanves.
« Pourquoi démolir le bac ? »
Pompidou. — Il ne s'agit pas seulement de faire
des économies. Nous voulons éviter que les gens travaillent pour
rien. Votre truc, c'est de la formation professionnelle...
AP. — On n'ouvrirait ces universités que pour
certaines disciplines et en posant des conditions, dont la première
serait naturellement d'être bachelier.
Debré. — L'université à temps plein, c'est déjà
une université à temps partiel ! Qu' est-ce que ce sera !
GdG. — Pourquoi démolir le
bac ? (Il n'a pas apprécié mon idée d'une évolution du bac-examen
vers un bac-bilan.) C'est une barrière, et cela crée une émulation.
On peut l'utiliser comme critérium, avec des conditions d'âge. On
peut aussi tenir compte des notes par discipline. Et pour les
autres, l'aptitude est appréciée par les conseils d'universités,
avec votre système de pré-inscription.
« En revanche, les universités à temps partiel, je
n'y crois pas. Je préfère que l'on fasse passer un examen à un
petit nombre, au bout de deux ou trois ans dans la vie
professionnelle. Il faudra une session du bac en septembre.
Pompidou. — J'insiste pour qu'il y ait un examen
qui permette de revenir sur la décision négative de
l'université.
AP. — Je suis contre l'examen d'appel. Il ferait
tout sauter. On peut interroger les candidats douteux, avec des
épreuves adaptées, ou dans un entretien, mais pas un examen formel.
Il ne faut pas recréer un bachotage.
Pompidou. — Les entretiens sont trompeurs.
AP. — N'oublions pas que, pour être refusé, il
aura fallu que quatre jurys, dans quatre facultés, aient dit : non
! En compensation de mes rigueurs, il faut quelque chose de
présentable : les universités à temps partiel. Adoptons au moins le
principe.
Pompidou. — Dans cette université à temps partiel,
vous allez avoir un monde fou. Précisons que ce ne peut être que
pour le droit et les lettres. Et qu'elle ne prépare pas à la
licence !
AP. — Je veux bien.
GdG. — Pas de diplômes universitaires ! »
« Ce sera un immense progrès, de ne plus subir
»
Le Général résume ses décisions : « Le
baccalauréat est maintenu et sa valeur conservée. Pour entrer en
faculté, les candidats feront des voeux formels. L'admission sera
de plein droit pour ceux qui auront obtenu le bac dans de bonnes
conditions de niveau ou d'âge. Pour les autres, leur aptitude sera
appréciée par un jury propre à chaque établissement, éventuellement
avec des épreuves de vérification. La création de nouveaux IUT sera
accélérée. Des possibilités nouvelles de formation seront offertes
aux jeunes gens non admis dans l'enseignement supérieur. Pour
l'organisation de la scolarité, les propositions du ministre sont
acceptées, mais les dérogations ne seront accordées que par les
recteurs.
« Au total, ce sera un immense progrès, d'orienter
vers des voies diverses, adaptées, et de ne plus subir. Un projet
de loi est donc préparé pour cette session. »
J'ai sauvé le principe de l'université ouverte,
mais en vidant beaucoup la coquille. Pompidou a fait adopter l'idée
d'une entrée de droit pour les meilleurs bacheliers : ça ne me gêne
pas. J'ai réussi à éviter l'invention d'un
examen d'appel, qui ruinerait ma démarche, fondée sur le contrat.
Le Général, suivant Debré, semble avoir maintenu la seconde
session, qui complique tout.
Après le Conseil
restreint, je monte dans la voiture du Premier ministre. Il
me donne son accord pour le départ proche du secrétaire général et
son remplacement.
Je lui expose un nouveau projet — une université
modèle, sélective et compétitive, qu'on ouvrirait dès la rentrée
1968, avec des enseignants volontaires et des étudiants de qualité,
décidés à roder ensemble un nouveau programme d'enseignement
supérieur : « Pourquoi ne pas choisir de l'ouvrir à Nanterre ? De
toute façon, il faut y faire d'importants travaux, effacer les
traces de déprédations, semer des pelouses, planter des arbustes et
des massifs de fleurs, de manière à agrémenter cet environnement
sinistre. On en profiterait, à la faveur des vacances, pour
"nettoyer la casbah", c'est-à-dire la résidence, où logent toutes
sortes de gens indésirables. On ne reprendrait à la rentrée que les
étudiants qui auront passé avec succès leurs examens, et on
trierait sur le volet les étudiants de première année. On
traiterait le premier cycle comme les classes préparatoires dans
les lycées. Ce serait une université expérimentale, un centre
d'excellence dont le modèle progressera en boule de neige les
années suivantes s'il réussit. »
Pompidou a l'air très intéressé. Une fois sa
voiture arrêtée dans la cour de Matignon, il y demeure ; le
chauffeur et l'inspecteur s'éclipsent. Il réfléchit un moment, puis
conclut : « Pour les années suivantes, nous verrons. Mais je suis
d'accord pour que vous preniez vos dispositions pour la rentrée à
Nanterre 2. »
Jobert : « Le Premier ministre ne veut pas
entendre parler d'une loi positive »
Samedi 20 avril
1968.
Le relevé des décisions du Conseil restreint du 4
avril a été rédigé d'une manière qui me paraît restrictive. Dans
l'espoir de faire revenir le Général et Debré sur leur position, je
demande à voir Pompidou avant le Conseil des ministres du 24 avril,
où je dois faire une communication sur la sélection. Mais le
Premier ministre me fait dire qu'il est surchargé par le débat sur
la motion de censure à l'Assemblée nationale à propos de la
publicité à la télévision.
Je me résous donc à lui
écrire. Il faut absolument obtenir que soit accepté le principe de
la création de l'université à temps partiel.
Le résultat est une lettre de six pages. J' ai
tourné ma plume dans l'encrier tout mon dimanche et je l' ai fait
taper et retaper en le corrigeant ce matin trois fois :
22 avril 1968.
« Monsieur le Premier ministre,
« L'affaire de l'accès aux facultés est grave. La
sélection rompt avec une tradition enracinée en France, avec un
principe affirmé avec force devant le Parlement par votre
prédécesseur, et par vous-même encore en juin dernier, celui de
l'entrée libre des bacheliers dans les facultés (textes
ci-joints).
« Le tournant que nous nous apprêtons à prendre,
nul n'est plus convaincu que moi qu'il est nécessaire de le
prendre. Mais il ne faut pas s'en dissimuler les périls. Si le
baccalauréat est devenu un mythe national, c'est qu'il permet les
"grandes espérances". Il ouvre à des familles modestes, en nombre
de plus en plus grand, la porte du rêve — celui de la promotion
définitive ; aux familles bourgeoises, il garantit la stabilité
pour la génération suivante.
« Nous risquons de déclencher une panique :
panique des étudiants et des lycéens ; panique des parents ;
panique des universitaires, qui ont déjà peur de leurs étudiants.
Comme l'affaire de l'introduction de la publicité à la télévision,
qui provoque une motion de censure mais n'intéresse que le petit
clan de la presse écrite, laisse le public indifférent, par rapport
au sort du baccalauréat, considéré comme la clé de l'avenir social
de tant de jeunes !
« Plus j'y réfléchis, plus je pense que nous ne
pouvons écarter de l'université une partie des bacheliers, sans
proposer pour ceux-là une compensation.
« Nous devons offrir quelque chose de positif
dans le domaine de la formation permanente, qui n'est toujours pas
organisée : une formation de complément, par correspondance, cours
du soir ou stages limités de "recyclage ". Cette formation existe
en grand dans tous les pays socialistes (les deux tiers des
"étudiants" soviétiques ne le sont qu'en ce sens-là) et dans les
pays libéraux (États-Unis, Angleterre, Suède). En France, nous
l'avons jusqu'à présent abandonnée, pour l'essentiel, à
l'initiative d'entreprises qui se parent de l'épithète d'
"universitaire", voire d' "universelle", et dont la prospérité
indécente montre qu'elles répondent à un besoin.
« Je ne crois pas que nous ayons la capacité
psychologique, politique, et j'irais jusqu'à dire morale, d'écarter
des facultés une partie des bacheliers qui y seraient entrés de
plein droit, sans leur offrir en contrepartie une certaine
formation qui leur permette d'envisager avec plus de sérénité
l'entrée dans la vie professionnelle, bref, qui leur laisse une
espérance. »
La suite de ma lettre
montre comment, en pratique, pourra s'instituer cet enseignement
universitaire de rattrapage à temps partiel. Il en existe d'ores et
déjà un, c'est la capacité en droit : « Dès lors que la capacité
sert aujourd'hui aux lycéens recalés du baccalauréat, je ne vois
pas comment nous pourrions demain l'interdire aux bacheliers
recalés de l'université. » À propos de la formation permanente,
j'écris : « L'organisation de la formation permanente est une
nécessité économique. Elle se fera tôt ou tard3. Pourquoi ne nous en donnerions-nous pas
l'avantage, à un moment particulièrement opportun 4? »
La réaction de Pompidou, communiquée par Jobert,
est brutale.
Jobert : « Ce n'était vraiment pas le moment. Le
Premier ministre est en plein débat parlementaire sur
l'introduction de la publicité à l'ORTF. De toute façon, il ne veut
pas entendre parler d'une loi positive, d'une loi créant des types
d'enseignement nouveaux. Il la trouve, ce sont ses mots, "
outrageusement réglementaire ". Même les dispositions sur le bachot
peuvent passer sans une loi. La loi n'a jamais dit que le bachot
permettait de continuer des études en faculté. Le baccalauréat est
exigé pour les facultés. Il n'est pas dit qu'il est suffisant.
»
Comme je sais que le Général, par principe, est le
premier à refuser une loi là où le décret peut suffire, il apparaît
qu'on s'achemine vers une décision inattendue : il n'y aura pas de
loi sur la sélection.
Cependant, la lettre semble avoir atteint son but
: persuader Pompidou de la nécessité d'un volet « positif ». Mais
avec bien des réserves. Jobert me rapporte ces propos : « Dites à
Peyrefitte que je ne peux répondre soit oui soit non. Il faut
préciser les moyens. Tout ce qu'on peut dire, c'est que des
débouchés seront organisés pour les bacheliers qui souhaiteraient
compléter leur formation générale en vue d'une formation
professionnelle. La formation permanente, qu'on en fasse une thèse
d'envolée lyrique, mais que ce ne soit que cela. »
« Éviter le gaspillage des jeunes »
Conseil du 24 avril
1968.
L'approbation des « mesures individuelles » me
donne la parole pour présenter la nomination du premier directeur
de l'ONIOP, André Bruyère5. Le Général tique, car les décrets instituant
l'Office ne sont toujours pas sortis.
GdG : « Naturellement, vous ne ferez paraître sa
nomination qu'après la publication des décrets. »
Pompidou le convainc que c'est une affaire de
quelques jours et qu'il est bon de mettre officiellement Bruyère au
travail 6.
Mais j'attends surtout le moment des
communications. De la mienne sur la sélection, rien ne doit percer
avant que je réunisse les instances qui sont censées inspirer nos
décisions. On ne peut mettre la commission Capelle devant le fait
accompli : je dois en faire mon alliée en lui montrant que le
gouvernement suit ses recommandations. De même pour les présidents
des doyens des cinq facultés, accompagnés de leurs assesseurs, dont
il faut que j'obtienne l'accord, alors qu'ils ne se doutent de rien
7.
M'adressant à l'ensemble des collègues, en un
moment où l'agitation étudiante commence à diffuser un énervement
politique, je rappelle les tenants et les aboutissants de la
réforme en cours. J'en décris les modalités, lesquelles sont encore
ouvertes : « Avant le baccalauréat, des opérations d'information et
d'orientation et la constitution d'un dossier scolaire ; après le
baccalauréat, l'inscription automatique de certains bacheliers ;
pour les autres, l'examen du dossier scolaire par des jurys
d'établissement ; pour les cas douteux, un examen de
vérification.
« Le contrôle de l'accès aux facultés n'est pas
une politique malthusienne, mais la condition d'une politique
d'expansion universitaire. Il ne s'agit pas de restreindre le
nombre total des entrées dans les diverses formes des enseignements
supérieurs ; il s'agit de normaliser leur croissance, souhaitable
dans des limites raisonnables. Notre pays doit pouvoir supporter
une charge d'étudiants dont le nombre total soit en augmentation
régulière, à la condition toutefois que cette charge soit
convenablement répartie entre des enseignements qui puissent
correspondre conjointement aux aptitudes des étudiants, et aux
nécessités nationales.
GdG. — Éviter la submersion, et le gaspillage,
c'est ce qu'il faut faire. La submersion8 des universités. Et le gaspillage des jeunes
qui entrent dans les facultés, mais qui ne sont pas aptes à y réussir, qui n'aboutissent pas. C'est une grande
affaire que d'en dégager les facultés.
« Il y a aussi ceux qui, sur le moment, ne sont
pas admis en faculté : ils pourraient avoir la possibilité d'un
recours. Pour eux, il faut ouvrir des facilités pour obtenir une
formation supérieure, mais pratique — une formation professionnelle
supérieure.
« Quant aux IUT, ils ont pris un bon départ. Ils
sont de plus en plus appréciés. Il faut qu'ils aient leur caractère
bien à eux. Ils ne sont pas des succédanés des facultés.
Pompidou. — Nous sommes pragmatiques. On n'élève
pas une barrière. On ne fait pas un examen classique. On réalise
une orientation, qui est fonction à la fois des capacités
individuelles et des possibilités d'emploi.
« Dans l'utilisation des crédits, on crée des IUT
de façon massive, mais il n'est pas question d'ouvrir de nouvelles
facultés ou de nouveaux collèges universitaires. Ça doit être bien
clair. D'une façon générale, il faut remettre un peu d'ordre dans
l'enseignement supérieur. Et je le dis une fois de plus : se
montrer ferme à Nanterre.
Debré. — Je suis d'accord sur les principes
d'ensemble. Sur l'université à temps partiel, j'admets l'idée, mais
il est indispensable que les dépenses de fonctionnement soient
compensées par des économies ailleurs. Pas de dépenses
supplémentaires !
GdG. — Il faut bien qu'à la fin des fins on se
préoccupe de resserrer ces voies d'accès. »
L'après-midi, je réunis la commission Capelle. Je
lui montre que les conclusions vers quoi elle s'oriente coïncident
avec celles de mon rapport au Conseil restreint du 4 avril.
Touraine participe aux débats avec une réticence marquée.
« C'est ce qu'il fallait dire »
Le soir, émission télévisée intitulée « États
généraux de l'orientation », dont je suis le principal invité, en
compagnie des représentants des associations de parents d'élèves,
que domine le célèbre Me Cornec.
Émission très pédagogique, qui fait comprendre clairement le
pourquoi et le comment de l'orientation en fin de troisième, la
nécessité de faire coïncider avec les besoins de la société les
différentes branches de l'enseignement secondaire et supérieur. Il
y a des jours où le courant passe, et d'autres où il ne passe pas.
Ce soir, il passe.
Les jours suivants, on apprend que l'audience a
été forte et que l'émission a remporté du succès auprès du public.
Cessent comme par enchantement les attaques des associations de
parents d'élèves et des syndicats d'enseignants contre
l'orientation. Mais comme toujours, le verdict qui importe le plus
aux membres du gouvernement est celui du Général, téléspectateur
impitoyable. L' aura-t-il vue ? En entrant
dans la salle du Conseil des ministres, le 30, le Général me dit
simplement : « C'était bien, l'autre jour, sur l' orientation.
C'est ce qu'il fallait dire. »
Pompidou : « Tout devrait être fait par
règlement »
Matignon, lundi 29 avril
1968.
Ce matin, longue et bonne conversation avec
Pompidou, qui était bien nécessaire pour dissiper les
malentendus.
AP : « Ma lettre vous a fait penser que je voulais
ouvrir le parapluie. Quelle erreur ! Comme vous êtes surchargé et
que je n'arrivais pas à obtenir une audience, Jobert m'a conseillé
de vous faire une lettre. Peut-être était-elle trop longue et
maladroite ? En tout cas, elle n'avait pas pour but de dégager ma
responsabilité.
Pompidou. — Ah, je comprends ! On ne m'avait pas
dit que cette lettre était destinée à remplacer une conversation.
Je préfère cela. Je ne demande pas mieux. C'est moi qui m'excuse.
»
Il poursuit, à propos de la loi sur la sélection :
« Le débat sur la motion de censure9 a montré
qu'une loi est à écarter pour le moment. Si on veut faire une loi
attrayante, qui puisse passer, on y mettra des éléments rassurants
mais d'ordre réglementaire. Le Général est extrêmement ferme sur ce
point, vous le savez, et je ne le serai pas moins que lui. Et si on
fait une loi purement négative pour supprimer les droits
directement attachés au baccalauréat, alors on n'obtiendra pas de
la faire voter. Les giscardiens sont frondeurs. Nous aurons des
amendements. Dans ce climat, la loi ne passera pas. Ou alors, il
faudrait poser la question de confiance, c'est-à-dire inciter à une
motion de censure. Or, je n'arrête pas de dire à l'opposition:
"Laissez-nous travailler ! Ne faites pas de motions de censure à
jet continu ! "
« Dans le domaine de l'éducation, tout devrait
être fait par règlement, on ne devrait pas dépendre de
l'Assemblée.
AP. — Je ne vois que trois types de mesures que
nous pouvons faire sans loi. D'abord le " déstockage " (il a un
mouvement d'impatience) — oui, je sais, vous n'aimez pas le mot et
moi non plus, mais nous nous comprenons : il s'agit de rendre les
études plus exigeantes, plus effectives.
Pompidou. — Sur le fond, je suis d'accord bien
sûr. Je trouve convaincante votre démonstration selon laquelle les
effectifs des facultés sont à peu près égaux à la somme des
bacheliers des huit dernières années qui y sont entrés, preuve
qu'en moyenne, les étudiants restent huit ans en faculté.
AP. — Ensuite, on peut prendre des mesures de
régulation des flux, vers les diverses branches créées, à mesure de
leur création.
«Enfin, on peut élever la
barrière financière à l'entrée des facultés, tout en multipliant
les bourses, demi-bourses, quarts de bourses. On se servira de la
politique des " oeuvres " pour inciter vers les voies de dérivation
que l'on souhaite favoriser ; et pour décourager l'entrée dans les
voies longues.
Pompidou : « Que les décrets soient pris
pendant l'été »
Pompidou. — Finalement, ce sont les étudiants des
classes moyennes qui sont les plus sérieux. Les fils de bourgeois
ne travaillent pas beaucoup ; pour les fils d'ouvriers ou de
paysans, c'est très aléatoire ; ce qui compte en définitive, ce
sont les fils de petits fonctionnaires, d'instituteurs, d'employés.
C'est eux qu'il faut pousser vers les études supérieures. Vous
aviez bien raison de dire à l'Assemblée qu'il faut passer par une
étape. Vous aviez eu tort de citer Paul Bourget10, ce vieux réactionnaire. Mais c'est
profondément juste. Sauf exception, les fils d'ouvriers ou de
paysans ne sont pas directement capables de faire des études
supérieures. Il faut qu'une génération passe là-dessus. »
Il pourrait invoquer son exemple, et moi le mien :
nous sommes tous les deux les enfants d'une « étape », petits-fils
de paysans, fils d'enseignants.
Pompidou conclut sur ce point :
« Que les décrets soient pris pendant l'été. Je
préfère les faire sortir le 15 juillet plutôt que le 15 août : les
gens commencent à rentrer vers le 20 août et l'agitation
s'amplifierait.
« Naturellement, il faudrait que cet effort de
remise en ordre se situe, non dans une perspective malthusienne,
mais dans une perspective d'expansion. Je vous donne donc le feu
vert pour annoncer que l'on construira les campus de Verrières et
de Villetaneuse. »
Il finit donc par se rallier à mes
propositions.
Il conclut : « Nous sommes bien d'accord. Pour la
sélection, ne faisons pas de loi. Faisons des décrets. Choisissons
la voie moyenne entre la thèse autoritaire et la thèse libérale :
c' est-à-dire dans le sens du Conseil restreint entériné par le
Conseil des ministres, mais en tenant compte des observations de
votre lettre. Vous préparez ces décrets pour mon retour d'Orient et
vous en expliquerez la philosophie au cours du grand débat à
l'Assemblée qui aura lieu, comme convenu, les 14, 15 et 16 mai, que
vous soutiendrez et auquel je participerai. »
Comme ce retour et comme ces dates résonnent
aujourd'hui d'autres échos que n'y mettaient nos projets !
1 C'avait été aussi sa position pour la procédure
d'appel, en fin de 3e. Mais le Général
avait arbitré en faveur d'une commission (voir plus haut, ch. 3, p.
398-399).
2 Je poursuivrai l'idée d'une « université pilote »
comme président de la commission des Affaires culturelles de
l'Assemblée, et j'aurai le bonheur de la voir reprise par Olivier
Guichard, ministre de l'Éducation nationale de 1969 à 1972. Il la
fera sienne, l'imposera : ce sera l'université technologique de
Compiègne. Mais elle ne fera pas boule de neige...
3 Elle sera faite sous la présidence de Georges
Pompidou, par le gouvernement Chaban-Delmas.
4 J'envoie une copie de cette lettre à Tricot, pour
qu'il la montre au Général, et une autre, en termes semblables, à
Michel Debré.
5 André Bruyère, inspecteur général de l'enseignement
technique, conseiller technique à mon cabinet.
6 Assez de jours passeront pour que, Mai survenant, les
projets de décrets organisant l'orientation soient suspendus, puis
oubliés. Edgar Faure réunira commissions sur comités, mais se
gardera d'aboutir. Olivier Guichard reprendra pour l'essentiel le
dispositif que j'avais mis sur pied et c'est dans l'ensemble celui
qui fonctionne encore.
7 Je les convoque par télégramme du 23 avril pour une
réunion à mon cabinet le 26 avril. Ce sont les présidents élus par
l'ensemble des doyens de chacune des cinq facultés.
9 Sur la question de la publicité à la
télévision.
10 Défendant le budget de l'Éducation nationale, le 26
octobre 1967, j'avais invoqué L'Étape,
célèbre roman de Paul Bourget (1902).