Chapitre 7
Salon doré, 22 mars
1966.
Le Général revient sur la supériorité scientifique
et technique des États-Unis, qui ne cesse de le préoccuper.
GdG : « Mais, enfin, pourquoi sommes-nous à la
traîne des Américains pour les calculateurs 1 ? Pourquoi avons-nous été capables de faire un
système de télévision en couleur meilleur que le leur, et pourquoi
ne sommes-nous pas foutus de faire des ordinateurs qui seraient
plus directement utiles à notre intérêt national ?
« Cette société était-elle bien française ?
»
AP. — Il y a eu une défaillance technique de Bull.
Pendant longtemps, on avait cru que cette société...
GdG. — Était-elle bien française ? Pourquoi s'
appelait-elle Bull ?
AP. — C'est du nom d'un ingénieur norvégien
2, mais elle était devenue française à cent pour
cent. On croyait que cette société serait capable de suivre le
train, de faire de la recherche, de développer de nouveaux modèles.
Ses dirigeants eux-mêmes le croyaient. Et on s'est aperçu que ses
machines, qui faisaient des calculs très sophistiqués, n'avaient
même pas pu calculer qu'elle se trouvait devant un gouffre
financier. Nous y avons mis beaucoup d'argent public, puis General
Electric y est entré en force.
GdG. — Nous ne pouvons pas être absents d'une
technique qui jouera de plus en plus un rôle de premier plan pour
le développement de notre industrie. Nous serons pour finir dans la
main des Américains, si l'État ne s'en mêle pas. Évidemment, il
faut que l' État s'en mêle. Vous voyez bien : en France, il n'y a
pas de grands projets si ce n'est pas l'État qui en prend
l'initiative. Comme toujours, les patrons se préoccupent de faire
des affaires juteuses, ils se foutent de l'intérêt national.
AP. — Voilà pourquoi nous réfléchissons à un "plan
Calcul ", sur lequel le commissaire au Plan doit élaborer un
rapport. Et puis, il faudra un homme qui mette en oeuvre ce
plan.
AP. — Il associerait plusieurs entreprises
industrielles, il coordonnerait les achats de calculatrices dans le
secteur public et parapublic. En même temps, il faudra qu'on
développe l'enseignement des disciplines scientifiques nécessaires
pour fabriquer et pour utiliser des calculatrices. Je me dispose à
créer un Institut de recherche en informatique, dont le délégué au
plan Calcul assurerait la présidence. Il formerait les ingénieurs
qui nous font cruellement défaut.
GdG. — On n'évitera pas, au moins au début, de
passer par une période de dirigisme et de protectionnisme. Il n'est
pas admissible que les administrations, les universités, les
entreprises d'État soient libres d'acheter leurs calculatrices à
l'étranger. Il faut que l'impulsion de l'État soit vigoureuse. À
qui sera-t-il rattaché, ce délégué ?
AP. — On pourrait le rattacher au ministre de la
Recherche, comme l'Énergie atomique ou l'Espace. Mais, dans un
premier temps, pour qu'il dispose de plus d'autorité
interministérielle, on pourrait le rattacher directement au Premier
ministre.
GdG. — C'est ce qu'il faut faire et je pense que
c'est ce que nous allons décider. Je vois d'ailleurs Boiteux tout à
l'heure, qui vient me parler précisément de cette question. »
Première nouvelle... Tout ce qui concerne le
Général baigne dans une telle atmosphère de secret, que même de
hauts fonctionnaires ou de grands scientifiques qui relèvent de ma
responsabilité vont le voir en cachette de moi. Il est vrai
qu'après l'avoir vu, ils me transmettent ses propos comme s'il leur
avait confié des instructions à mon intention : comme si je n'avais
pas moi-même de contact avec lui, et comme si je n'allais pas,
avant tout, vérifier et relativiser lesdites « instructions
».
« Beaucoup de choses dépendent du génie des
peuples »
GdG (il est resté un moment silencieux) : « C'est
curieux que la recherche scientifique ne trouve pas sa place dans
l'histoire des nations. On fait comme si les découvertes devaient
être rattachées au génie individuel des savants. Ça doit être comme
pour l'histoire des nations elle-même. Beaucoup de choses dépendent
de quelques hommes de l'histoire, de leurs erreurs ou de leur
talent ; mais beaucoup de choses dépendent aussi du génie des
peuples. »
On dirait que Pompidou a entendu mon dernier
entretien avec le Général. Il me dit, à la sortie du Conseil du 31 mars :
« Le Général se fait du génie national une haute
idée. Il voit dans la recherche une grande oeuvre de l'esprit. Je
veux bien, mais j'y vois surtout une énorme source de gaspillage.
»
Debré : « Il faut faire pour la recherche plus
que le Plan n'a prévu »
Déjeuner avec Michel Debré,
11 juillet 1966.
Faut-il en croire mes oreilles ? Combien de
ministres « dépensiers » ont-ils dû longuement attendre une
audience de combien de ministres des Finances, pour se voir ensuite
refuser par le secrétaire d'État au Budget les crédits qu'on leur
avait laissé espérer ? Or, voici que Michel Debré m'a invité de
lui-même à déjeuner pour me proposer d'inclure des actions en
faveur de la recherche dans la loi de programme qu'il prépare.
C'est le monde à l'envers.
Debré : « Il faut faire pour la recherche plus que
le Plan n'a prévu. J'ai réfléchi à la façon de faire. J'hésite
entre deux formules. La première consisterait à affecter à la
recherche scientifique, pour les trois ans (1967-1969) qui seraient
couverts par une loi de programme, ce qui était prévu dans le Plan
pour les quatre ans qui restent (1967-1970), mais en prélevant
alors sur ces trois années les crédits relatifs à
l'électronique.
« Ou alors une formule plus franche : faire une
loi de programme pour les quatre années de 1967 à 1970. Le
programme et le Plan portant sur la même période, il sera facile de
faire apparaître que l'on dépasse les prévisions du Plan. Qu'en
pensez-vous ? »
L'horizon s'éclaire. Je lui demande un petit délai
de réflexion. Les crédits de la recherche seraient augmentés, d'un
an sur l'autre, de 60 % — ce que l'on n'avait jamais vu 3. Cher Michel Debré, il a foi dans la recherche.
Il m'appuie de toute sa passion. Les projets pourront avancer à
vive allure.
« Les grandes lignes du plan Calcul sont
arrêtées »
Élysée, Conseil restreint du
19 juillet 1966.
Le Conseil est consacré aux problèmes posés par le
développement des secteurs de pointe : espace, calculateurs
électroniques, aéronautique, grand accélérateur d'Orsay.
Sur les calculateurs, Ortoli 4 présente son rapport, un modèle du genre, qui
fait l'objet d'un débat nourri.
Le Général conclut : « Le rapport présenté par le
commissaire général au Plan est approuvé. Les grandes lignes du
plan Calcul sont arrêtées. Il sera institué auprès du Premier
ministre un délégué interministériel. Il sera le seul habilité à
traiter avec les industriels au nom du gouvernement. Il coordonnera les achats
des administrations et du secteur parapublic. Il harmonisera les
efforts de recherche. Il mettra au point un "recyclage" des
ingénieurs.
« En fait, nous allons créer cette industrie de
l'informatique, puisque l'initiative privée n'en a pas été
capable.
« Le délégué, il faut qu'il ait un titre autre
qu'électronique. Il aura un rôle vis-à-vis des groupes industriels,
un rôle dans la formation des hommes. Il devra veiller sur la
commission des équipements administratifs. Il faudra que cet homme
connaisse le commerce et l'industrie. Il aura aussi pour tâche de
développer l'enseignement des disciplines scientifiques nécessaires
à la fabrication et à l'utilisation des calculateurs. Un Institut
d'informatique et d'automatique sera créé et placé sous sa
présidence. »