Chapitre 16
Rue de Grenelle, dimanche 12
mai 1968.
J'avais convoqué dans mon bureau les recteurs et
les doyens de l'université de Paris à 9 heures, pour me préparer à
la réunion de l'Elysée qui devait peaufiner mon plan équilibré, que
Pompidou a jeté à la corbeille. Par force, notre rencontre matinale
change d'objet.
D'entrée de jeu, je précise que j'ai offert ma
démission au Président de la République, qui l'a refusée. Je
rappelle les péripéties des neuf jours écoulés : « Et maintenant,
comment voyez-vous la suite ? »
Zamansky, doyen des sciences, le plus optimiste,
pense reprendre en main ses professeurs et ses maîtres de
conférences, lesquels reprendraient en main les maîtres-assistants
et assistants, et ceux-ci calmeraient les étudiants...
Le doyen du droit, Barrère, est confiant : il
suffit que chaque faculté se dote de quelques « appariteurs
costauds », comme ceux dont il dispose et dont la vue suffit à
tenir en respect des excités qui chez lui ne font pas nombre.
Poitou, doyen des sciences à Orsay — mon camarade
de promotion, très militant syndicaliste —, me déclare sèchement
que, dans sa faculté, les cours reprendraient quand « le » syndicat
l'aura décidé, mais pas avant.
En revanche, Roche, Grappin et Durry ne se font
aucune illusion : les activités universitaires ne reprendront pas
avant l'été. La réouverture immédiate et inconditionnelle étant
décidée, il n'y a qu'à attendre ce qui va se passer et qui ne
pourra être que le déferlement des enragés. Mais ils ne reprochent
pas au Premier ministre son choix : sa clémence devrait être, à la
longue, payante.
Nous parlons assez longuement des problèmes de la
rentrée, de l'organisation universitaire.
Au-delà des opinions exprimées par les uns et les
autres, j'ai l'étrange impression que, ces grands universitaires
comme moi, nous pressentons, sans encore nous le dire, que
l'Université de France ne sera plus jamais ce qu'elle a été. Une
nouvelle Université va naître. Nous n'en savons qu'une chose : ce
sera dans la douleur.
Plus je réfléchis à l'allocution du Premier
ministre, plus je me persuade que je ne peux rester à mon
poste.
Édouard Balladur 1 me fait
savoir dans l'après-midi que, pour le déroulement des débats
parlementaires, Pompidou n'a pour le moment rien fixé. Mais il
paraît exclu que les journées de mardi, mercredi et jeudi soient
consacrées au débat sur l'Éducation nationale qui avait été
programmé. Le Premier ministre s'oriente vers un débat à l'occasion
d'une déclaration qu'il ferait mardi. Il va travailler cet
après-midi à préparer son discours.
La suppression de ce débat de trois jours qui
allait sceller une année de travail me confirme, s'il en était
besoin, dans la décision que j'ai prise in petto hier soir en entendant le Premier
ministre.
Il a décidé, malgré mes objections, une volte-face
par rapport à l'action menée en son absence. Il l'a fait accepter
par le Général. Je ne peux être l'homme de cette nouvelle
politique, qui a déjà peu de chances de réussir, mais qui n'en a
aucune si l'on garde les mêmes hommes.
Jobert : « Votre démission ? Il n'en est pas
question »
Je lui écris à la main, sur mon papier à lettres
personnel :
« 9, rue Le Tasse
« Paris, dimanche 12 mai.
« Monsieur le Premier ministre,
« Hier soir, vous avez fait un pari. Je vous en
avais, auparavant, souligné les périls. Comme je souhaite que vous
le gagniez ! Mais en restant au poste que j'occupe, je ne pourrais
que diminuer vos chances.
« J'ai respecté — tout en essayant, sans succès,
de calmer les esprits — les consignes de fermeté que le Général
nous avait données.
« Maintenant que vous lui avez fait accepter une
politique inverse de celle que j'avais reçu instruction d'appliquer
et que bon gré mal gré je symbolise, il me paraît souhaitable qu'un
homme nouveau prenne mon relais.
« Je vous prie de croire, Monsieur le Premier
ministre, à mon fidèle dévouement. »
Je fais porter cette lettre dans l'après-midi, à
son domicile privé, quai de Béthune, par mon chauffeur et mon
inspecteur. Celui-ci apprend que le Premier ministre passe le
dimanche à Orvilliers ; il laisse la lettre au concierge, avec
promesse de la lui remettre dès son retour.
J'appelle Joxe : « C'est quand même dommage que
nous ayons raté cette négociation ! Il y a quelque chose d'absurde
dans ce hiatus entre une nuit où on s'est battu pour refuser des
concessions — et le lendemain soir où le Premier ministre, en
rentrant, accorde toutes ces concessions sans coup férir !
Joxe. — Je vous l'ai dit, Pompidou m'avait
interdit de faire des concessions. Il voulait être l'homme qui
accordait ce que des méchants avaient refusé. Je ne sais pas ce qui
va se passer dans les jours qui viennent. Mais je suis sûr d'une
chose : Pompidou sera un jour Président de la République. »
J'appelle Jobert : « Le Premier ministre vous
a-t-il parlé de ma lettre d'hier ? » Il n'a pas l'air de
comprendre.
AP : « Vous a-t-il dit que je lui ai offert ma
démission ?
Jobert. — Votre démission ? Mais non, il n'en est
pas question ! Il pense que vous allez l'aider à redresser la
situation. »
Je ne peux en rester là.
Pompidou : « Nous ne sommes pas la république
des boucs émissaires »
Matignon, lundi 13
mai.
Je lui confirme, par une lettre d'un style plus
officiel, mon mot de la veille, et la lui fais porter par mon
collaborateur Dorin au moment où il passe à table ; il me convoque
pour 15 heures et balaie ma proposition.
Pompidou : « Il n'en est pas question. Si vous
partiez, on dirait que je vous rends responsable de la situation.
Nous ne sommes pas la république des boucs émissaires. Tout ça sera
retombé dans les quarante-huit heures. Tâchez maintenant de vous
raccommoder avec les universitaires, qui vous reprochent l'entrée
de la police dans la Sorbonne. »
Je lui retrace l'histoire d'une « désescalade »
sabotée par les leaders gauchistes. Je m'aperçois qu'il ne la
connaît pas. Il s'étonne : « Ce n'est pas le Général qui vous a
imposé cette décision ? » Je le détrompe.
AP : « J'ai appris à croire ce que disent ces
jeunes révolutionnaires. Vous verrez, dès ce soir, ils vont occuper
la Sorbonne à leur façon, celle que nous avons déjà vue à l'oeuvre
à Nanterre.
Pompidou. — De toute façon, nous n'aurions pas pu
empêcher que la Sorbonne soit prise d'assaut.
AP. — Comment a-t-on pu vous dire ça ? La
manifestation de Denfert-Rochereau est certes impressionnante, mais
elle est bien tenue en main par le service d'ordre de la CGT. Les
gauchistes auraient été hors d'état d'entraîner la masse ; et s'ils
avaient voulu s'en détacher, il y aurait eu
peut-être une rude bagarre, comme nous en avons soutenu quatre, le
3, le 6, le 7 et le 10, mais ils n'auraient pas été gagnants.
Pompidou. — Ils sont 200 000. On ne peut rien
contre 200 000 manifestants déchaînés. »
Je romps. Je préfère lui proposer quelques idées
pour mettre l'université au travail sur d'autres bases que l' «
université critique ».
AP : « Je pense à un comité de sages, quelque
chose comme la commission Massé pendant la grève des mineurs. On
pourrait aussi introduire des représentants étudiants au sein de la
commission Capelle ; et créer une structure nationale d'étude de la
condition étudiante.
Pompidou (comme distraitement). — Oui, peut-être,
on verra plus tard. »
Pompidou : « Tout ça sera terminé dans
quarante-huit heures »
Ensuite, je lui énumère, à l'intention des
groupuscules étudiants, des mesures de sûreté à prévoir en cas de
reprise des violences : état d'urgence, poursuite devant la Cour de
sûreté pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, article
16.
Il se récrie : « Mais vous êtes obsédé par les
idées noires ! Penser à l'état d'urgence, à la Cour de sûreté, à
l'article 16, à cause de ces gamins, mais c'est démentiel ! On
dirait que vous n'avez jamais eu vingt ans ! Reprenez vos esprits !
Tout ça sera terminé dans quarante-huit heures !
AP (changeant de sujet). — Nous avions prévu pour
cette semaine trois jours de débat sur l'Éducation nationale.
Êtes-vous toujours d'accord dans le principe ? Puisque demain est
réservé à votre déclaration, réduisons-nous les trois jours prévus
à deux jours, ou reportons-nous à la semaine prochaine ?
Pompidou (il a un instant d'hésitation). — Vous
croyez que c'est bien le moment ?
AP. — Oui, plus que jamais. Vous avez repris
l'initiative par un geste spectaculaire. Mais l'initiative
essentielle du gouvernement, c'est de définir les règles qui
permettent de sortir du désordre.
Pompidou. — Sur le fond, êtes-vous prêt ?
AP. — Archi-prêt sur les trois grandes réformes
que nous avons préparées depuis l'automne et qui n'ont encore fait
l'objet d'aucun débat à l'Assemblée. Sur l'orientation dans le
secondaire. Sur la rénovation pédagogique, à tous les niveaux
d'enseignement. Sur la sélection et l'autonomie des universités.
Simplement, sur ce dernier point, vous avez estimé qu'il ne fallait
pas une loi mais un décret, et avec ce qui se passe, je ne peux que
me rallier à votre décision. (Je le sens
réceptif, j'insiste.) Il faut occuper les députés à autre chose
qu'à courir les rues. Ma déclaration devra être limée au millimètre
; je la soumettrai évidemment à votre approbation. Elle pourrait
servir de base à des auditions de la commission des Affaires
culturelles, qui pourra entendre tous les responsables,
universitaires et étudiants, syndicaux et patronaux. Ça
entretiendrait le débat au Palais-Bourbon, là où il est légitime
qu'il se déroule, et non dans la rue, ou dans des amphithéâtres
dominés par les enragés.
« Il faut que l'on offre aux étudiants de
participer. Les enseignants n'en voulaient pas, mais maintenant
qu'ils veulent rattraper le train, ils ne peuvent plus s'y opposer.
L'Université napoléonienne doit éclater en universités autonomes —
sous la conduite bien entendu de l'État, qui est seul capable de
mener à bien la mutation. »
Pompidou ne me répond définitivement ni oui ni non
: « Il faut voir comment se passe la séance de demain après ma
déclaration, et comment se présente la motion de censure. »
Il est temps de conclure.
Pompidou : « Ils ne vont tout de même pas nous
foutre en l'air, dix ans après ! »
AP : « Vous avez trop bien réussi à Matignon, si
vous me permettez de vous le dire. Votre présence au sommet du
pouvoir est très forte, votre capacité d'influencer le Général est
incomparable. Votre absence a provoqué un déséquilibre dans la
marche de l'État. Si vous aviez été là, les choses se seraient
passées autrement. »
Pompidou, très détendu, sourit : « Je vois ce que
vous voulez dire. (Je n'en suis pas si sûr.) C'est vrai que, quand
on doit se faire suppléer, on n'a pas tendance à chercher quelqu'un
qui vous chauffera la place. »
Il pense évidemment à Debré, par lequel il n'avait
aucune envie de se faire remplacer ; de Joxe, en revanche, il
n'avait pas à craindre qu'il le supplantât. Mais je ne pensais pas
seulement à cela. Si Pompidou avait vécu au jour le jour la semaine
précédente, il n'aurait pas fait la volte-face d'avant-hier
soir.
Pompidou baisse la voix : « Vous savez, tout ça ne
serait pas arrivé si... Le Général a changé... »
Deux fois — après le « peuple dominateur et sûr de
lui », après « le Québec libre » — Pompidou m'a lâché un mot
semblable ; deux fois, il a baissé la voix, bien que personne ne
pût entendre : c'est sa façon de faire comprendre qu'il s'agit d'un
propos secret.
« Vous voyez, le Général n'est plus le même. Il a
vieilli. Il n'a plus la même sensibilité aux conséquences des
initiatives qu'il prend, à l'impact des propos qu'il tient. »
S'il m'a répété ainsi ce jugement terrible, sans
se souvenir qu'il l'a déjà prononcé devant
moi, c'est qu'il a dû en dire autant à d'autres. Il est clair que,
pour Pompidou, le moment approche de prendre la place du Général,
dans l'intérêt du pays. Mais ce sont des expressions qu'il
n'emploie qu'en tête à tête. Toute son attitude montre qu'il est
obsédé par cette idée et qu'il estime de son devoir, comme un fils
aimant, de jeter le manteau de Noé sur l'affaiblissement du
Général.
C'est une loyauté supérieure. Pourtant, en
l'occurrence, est-ce lui qui a raison dans ses intuitions ? Je
crois bien que c'est le Général.
Affaiblissement, défaillance du Général ? S'il y a
une défaillance dans la lucidité, elle me paraît complète dans la
classe politique parisienne, y compris dans les cabinets
ministériels ; et seuls y échappent, à mes yeux, le Général et les
vieux grognards du RPF, auxquels il a inculqué le culte de
l'autorité de l'État, dernier recours dans les épreuves.
Jobert entre dans le bureau de Pompidou : de la
place de la République à la place Denfert-Rochereau, il y a
plusieurs centaines de milliers de manifestants. On brandit des
drapeaux rouges et noirs. Des banderoles proclament : « Dix ans, ça
suffit ! », ou : « 13 mai 58, 13 mai 68, bon anniversaire ! », ou :
« Le pouvoir recule, faisons-le tomber ! » Des cris sacrilèges sont
lancés : « De Gaulle aux archives », « De Gaulle à l'hospice
».
Pompidou, rieur et incrédule, nous dit : « Ils ne
vont tout de même pas nous foutre en l'air pour ce dixième
anniversaire ! »
Pompidou : « Vous ne parlez à personne de
cette démission ! »
En me raccompagnant à la porte de son bureau, il
me redit d'un ton insistant : « Vos collaborateurs sont au courant
de vos lettres ?
AP. — Absolument pas.
Pompidou. — Vous ne parlez à personne de cette
démission, vous m'entendez ? Personne, même pas à votre femme !
»
Fin comme l'ambre, il a senti que l'annonce, ou
seulement la rumeur de cette démission, risquerait de porter
ombrage à l'autorité dont il a besoin pour gagner son pari.
1 Maître des requêtes au Conseil d'État, conseiller
technique auprès du Premier ministre depuis 1964.