Chapitre 15
POMPIDOU : « JE SUIS LE SEUL À POUVOIR REMETTRE LES COMPTEURS À ZÉRO »
Samedi 11 mai 1968, 19 heures 15.
Quand je prends congé du Général, Flohic 1, un transistor collé à l'oreille, me dit : « Le Premier ministre vient juste d'arriver à Orly. Il a dit aux journalistes qu'il a des idées bien précises. Je suppose qu'il va vous les exposer et en faire part au Général. »
Je file rue de Grenelle. J'appelle Tricot pour le tenir au courant des conclusions du Général. « Je sors à l'instant de son bureau, me dit-il. Il m'a expliqué tout ça et m'a dit de prévoir une réunion dans son bureau pour demain matin, avec le Premier ministre, le garde des Sceaux, le ministre des Armées, le ministre de l'Intérieur, le ministre de l'Information et vous-même. Il m'a même dicté les grandes lignes du plan équilibré qui pourrait être retenu et que le Premier ministre annoncerait à la sortie. Il a parfaitement mémorisé ce que vous lui aviez dit. »
Pompidou : « J'ai la chance d'être vierge »
Matignon, samedi 11 mai 1968, 20 heures.
Le Premier Ministre a convoqué Joxe, Fouchet, Messmer, Frey, Guichard, Gorse et moi.
Presque toutes les nuits depuis huit jours, Joxe et Fouchet et, encore que le maintien de l'ordre ne me concerne guère, moi-même, ne nous sommes guère couchés avant 3 ou 4 heures du matin. Et la nuit dernière, nous ne nous sommes pas couchés du tout. Nous nous regardons : nous avons les traits tirés et le teint pâle, à côté d'un Pompidou frais et dispos malgré son voyage. On comprend que Joffre ait attribué la victoire de la Marne à ce qu'il avait bien dormi. Pompidou nous apporte sa sérénité. Il est impressionnant de sûreté de soi : « J'ai été tenu au courant au fur et à mesure. Le temps m'a paru long... Tout ça, c'est une crise d'hystérie. J'ai la chance d'être vierge. Je suis le seul en mesure de remettre les compteurs à zéro et de nous réconcilier avec les étudiants. »
Pompidou, comme Grimaud, dit « les » étudiants. Bien qu'il y ait eu dans la rue, au cours de cette nuit de barricades, beaucoup de lycéens et encore plus d'individus n'ayant aucun lien avec l'Université, et moins de 5 % des étudiants de l'agglomération parisienne.
Il a préparé, dans la Caravelle de retour, le texte d'une allocution qu'il nous lit, avec la phrase clé: « "J'ai décidé que la Sorbonne serait librement ouverte à partir de lundi. Les cours reprendront à la diligence du recteur et des doyens." Avez-vous des objections ? »
Tout le monde reste muet. Joxe et Fouchet ont plaidé sans succès cette cause auprès du Général cet après-midi. Attendent-ils de voir si le Premier ministre sera mieux entendu ?
Je me décide à rompre le silence : « D'abord, vos propositions seront insuffisantes aux yeux des manifestants. La réouverture de la Sorbonne est passée au second plan. Leur principale revendication, c'est la libération des quatre détenus. »
Pompidou fait droit à cette objection et rajoute à son texte une phrase, que nous formulons ensemble : « La cour d'appel pourra, conformément à la loi, statuer sur les demandes de libération présentées par les étudiants condamnés. »
Pompidou : « Quand ils auront beaucoup bavardé, ils finiront bien par se taire »
AP : « Voilà pour les concessions. Mais s'il n'y a pas de contrepartie, votre clémence fera l'effet d'une capitulation. Il faudrait prendre des dispositions pour que la Sorbonne ne soit pas ouverte à tout le monde. Nous n'avons pas affaire à de bons petits étudiants qui ne demanderaient qu'à reprendre leurs cours et à passer leurs examens. Vous avez affaire à des révolutionnaires, qui veulent occuper la Sorbonne nuit et jour pour y faire la révolution. Si vous ouvrez librement la Sorbonne, vous ne pourrez plus les en déloger. Vous risquez de déclencher une avalanche.
Pompidou. — Que voulez-vous qu'ils y fassent, jour et nuit ? Ils se fatigueront vite et ils fatigueront tout le monde, s'ils veulent faire des meetings à jet continu. Quand ils auront beaucoup bavardé, ils finiront bien par se taire. Non ! On fait confiance, ou on ne fait pas confiance. Si nous mettons des conditions à ce geste de clémence, nous supprimerons tout l'effet psychologique. Il ne faut pas mégoter. »
Je reprends la parole pour exprimer ma crainte qu'une contagion se répande dans tout le pays.
Pompidou : « Quelle contagion ? Les syndicats n'ont jamais été aussi tranquilles. Les communistes sont hostiles aux gauchistes. Ne vous inquiétez pas. Je sens mon affaire. »
En somme, Pompidou pense que la partie « main de fer » de mon plan gâcherait la partie « gant de velours », qui seule doit être retenue. Pas de bâton, ni de menace de bâton : il faut se résoudre à donner seulement la carotte, et tout entière.
Pompidou conclut : « Si les gauchistes veulent faire la foire, ça va retourner l'opinion contre eux. Notre meilleure carte, c'est la démonstration des conséquences déraisonnables de leurs actes. Nous allons ouvrir les portes librement. Laissons-les se débrouiller. »
Pompidou : « Ma décision est prise ; il me reste à la faire approuver par le Général »
Je fais quand même une dernière tentative.
AP : « Pourquoi se presser ? Rien n'arrivera avant lundi après-midi. Je crains qu'ensuite, on n'évite pas la contagion à travers le pays. Il vaudrait mieux se donner le temps de peser les conséquences. Pourquoi ne pas attendre de nous réunir demain pour prendre ces décisions ?
(Je ne me suis pas cru autorisé à annoncer ce que le Général venait précisément d'arrêter : une réunion dans son bureau demain matin.)
Pompidou. — Non, non ! Il ne faut pas perdre une heure. J'étais même tenté d'indiquer déjà mes intentions en arrivant à Orly. Mais il fallait bien que je m'entretienne d'abord avec le Général. »
Il reprend sèchement, sans qu'aucun de mes collègues ait ouvert la bouche : « Écoutez, ma décision est prise. Il me reste à la faire approuver par le Général et à l'annoncer. »
Inutile d'insister. Pompidou est inflexible. Mais je ne doute pas qu'il se heurte tout à l'heure au Général, qui nous a refusé cette semaine ce que nous lui proposions dans ce sens, alors que nous l'entourions de fortes précautions dont le Premier ministre ne veut pas.
Nous sortons. Joxe et Fouchet paraissent soulagés de voir le Premier ministre prendre spontanément sur ses épaules la solution qu'ils préconisaient. Joxe me murmure à l'oreille : « Va-t-il emporter le morceau avec le Général ? Ça va être intéressant. »
Je rentre à mon domicile et passe quelques coups de téléphone en Seine-et-Marne. La tonalité de mon « panel » est toujours la même : « Surtout, ne mollissez pas ! »

Samedi 11 mai 1968, 23 heures.
Pompidou parle à la télévision. Je suis abasourdi. Il a fait approuver sa démarche. Le Général, deux heures plus tôt, m'avait donné son complet accord, avait confirmé cette décision à Tricot et s'apprêtait à la mettre en musique demain matin. Et il s'est rallié sans combat à une attitude diamétralement opposée ?
Ou bien il est sous influence, lui dont on n'avait jamais pu dire qu'il l'était à l'égard de quiconque : l'influence d'un homme dont la compétence, l'énergie, la maîtrise de lui-même, l'impressionnent, et même l'intimident quand il s'agit de l'Université et des jeunes, domaines où il se sent moins sûr de lui. Ou bien, il n'est plus de Gaulle, mais un homme qui sent ses forces diminuer et qui est trop content de laisser à son second la responsabilité que celui-ci demande crânement à assumer. Je ne vois pas d'autre hypothèse.
Il est vrai qu'il m'en donnera une troisième plus tard 2.
Je suis consterné. Si l'on devait annoncer la réouverture de la Sorbonne et la libération des étudiants condamnés, il aurait évidemment mieux valu le faire avant les bagarres de la nuit dernière. Comment les Français ne ressentiraient-ils pas cette volte-face comme un désaveu, par Pompidou, de son propre gouvernement et donc du Général lui-même ?
1 Capitaine de vaisseau François Flohic, aide de camp du Général de 1965 à 1969.
2 Voir VIIIe partie, ch. 3, p. 573, et ch. 6, p. 597.
Cétait de Gaulle - Tome III
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