Chapitre 10
Dimanche 5 mai
1968.
Le Général a décidé de rester à Paris pour ce
week-end, alors qu'il avait prévu de se reposer à Colombey.
La Chevalerie 1 me joint à
Provins après avoir joint Fouchet à Nancy. Le Général nous convoque
avec Joxe, garde des Sceaux et Premier ministre par intérim, dans
son bureau à 18 heures, pour parler de la situation consécutive à
l'émeute de vendredi.
« Il fallait enfin réagir ! Ça n'avait que
trop attendu ! »
Le Général est très calme. Il veut montrer qu'en
l'absence du Premier ministre, il estime devoir s'occuper lui-même
de questions qu'il laisserait à celui-ci le soin de régler seul,
s'il était là. Nous sommes dans une situation ambiguë, où le rôle
du Premier ministre, théoriquement tenu par l'intérimaire, ne l'est
pas vraiment, et où le chef de l'État le remplit
partiellement.
Joxe annonce au Général les verdicts que la
dixième chambre correctionnelle vient de prononcer : « L'audience
de flagrant délit n'y est pas allée de main morte : sur treize
manifestants traduits devant elle, quatre, dont deux non-étudiants,
sont condamnés à deux mois de prison ferme, huit avec sursis, et un
seul est relaxé. » Assez fier de lui, il souligne ce que cette
sévérité a d'exceptionnel.
Le Général manifeste une satisfaction modérée : «
Enfin, c'est mieux que rien.
Fouchet (porté à l'apaisement, en face d'un
Général implacable et d'un garde des Sceaux content d'avoir obtenu
des peines significatives). — L'important, c'est que ce châtiment,
sans exemple depuis des années, ne provoque pas un réflexe de
solidarité, voire de vengeance.
GdG. — Vous estimez que c'est trop, d'avoir
condamné quelques garçons avec sursis, et quatre, dont seulement
deux étudiants, à deux mois de prison ferme, pour une émeute qui a
duré cinq heures et où ces lascars se sont particulièrement fait
remarquer ? Alors qu'ils étaient des centaines à bombarder des
policiers avec toutes sortes de projectiles ? Vous trouvez ça
excessif ? L'histoire
de France est pleine d'émeutes qui n'ont pris fin que quand
quelques dizaines d'émeutiers sont restés sur le carreau. »
Il nous questionne sur le déroulement de la
bagarre ; Fouchet et moi répondons alternativement.
Le Général nous coupe : « Si la police n'avait pas
évacué la Sorbonne vendredi, elle aurait dû l'évacuer samedi ou
dimanche. Il fallait enfin réagir ! Ça n'avait que trop attendu !
On ne peut pas reprocher au recteur et aux doyens de s'être
précipités, mais d'avoir trop longtemps traîné. »
« En tout cas, vous ne rouvrez pas la Sorbonne
»
Le Général donne à Joxe et Fouchet des consignes
de fermeté : « Pas de faiblesse ! Une fois de plus, il faut
résister à ceux qui veulent s'attaquer à l'État et à la nation.
Nous ne devons pas tolérer, maintenant que la France est en paix,
des violences que nous n'avons pas acceptées dans les périodes les
plus difficiles ! C'est vraiment regrettable que la sélection n'ait
pas été réalisée au cours des dernières années ! Il y a dans
l'université toutes sortes d'olibrius qui n'ont rien à y faire.
»
Le Général a sûrement raison dans le principe : il
faut marquer que l'on ne peut impunément se rebeller contre la
force publique en la criblant de projectiles. Mais depuis janvier,
on voit tant d'exemples de la solidarité passionnelle qui s'établit
entre jeunes dès que l'un d'eux est épinglé, ou dès que paraît un
uniforme ! Je suis effrayé de l'immense fossé qui s'est creusé
entre le monde adulte et celui des jeunes, comme de la solidarité
qui s'établit entre les jeunes si le pouvoir adulte montre son nez.
Et les émeutes dont l'histoire de France est pleine pouvaient bien
se terminer par un massacre d'émeutiers. Mais qui l'envisagerait
aujourd'hui ? Le peuple l'accepterait-il ?
Le Général reprend, comme s'il devinait nos
réticences à travers nos silences : « Ce qui est exceptionnel, ce
n'est pas ces peines, qui sont assez légères, c'est surtout que des
manifestants dans la rue bombardent des policiers avec des boulons
et des pavés et les attaquent au corps à corps avec des manches de
pioches. On est très au-delà de l'outrage à agents ou de la
rébellion ! C'est une émeute insurrectionnelle ! N'importe qui, les
étudiants comme les autres, a le droit d'exprimer ses opinions
verbalement ; mais personne n'a le droit de le faire en joignant
l'acte à la parole. Ce sont des agressions sauvages qu'on ne peut
laisser s'instaurer dans ce pays. Il faut le marquer immédiatement,
et avec la plus grande vigueur !
Fouchet (comprenant qu'il doit faire un pas vers
le Général). — La défense des étudiants ne tenait pas. Ils ont tous
raconté qu'ils ne s'étaient munis d'armes que pour répondre à une
agression d'Occident. C'était peut-être vrai pour ceux qui étaient
dans la cour de la Sorbonne, mais ce ne
l'était évidemment pas pour ceux qui ont attaqué la police dans la
rue. On a découvert dans leurs sacoches des provisions de
projectiles et de gourdins. Ce n'étaient pas des enfants de choeur
qui se sont mis à arracher les pavés et à bombarder la police en se
protégeant avec des casques de moto. C'étaient des commandos,
c'était un groupement armé 2.
GdG. — Eh bien, il faut en tirer les conséquences
! Nous avons affaire à une organisation armée dont l'objectif est
la subversion. (Se tournant vers moi.) En tout cas, vous ne rouvrez
pas la Sorbonne ! Il faut la laisser fermée au moins quelques
jours.
AP. — Sauf pour la commission de discipline, qui
entendra demain matin Cohn-Bendit et sept autres "enragés", et pour
les candidats à l'agrégation de lettres, dont les épreuves
commencent demain. C'est d'ailleurs pour protéger ces concours que
le recteur a décidé hier la fermeture, avec mon accord.
GdG. — Bien entendu, il faut assurer les examens
déjà prévus. Mais que les cours ne reprennent pas tant que le calme
n'est pas complètement revenu ! D'ici là (se tournant vers
Fouchet), vous faites garder solidement le Quartier latin ! Faites
en sorte que ces émeutes ne recommencent pas ! Si elles
recommencent, allez-y franco !
AP. — La commission de discipline de l'université
se réunit demain matin à la Sorbonne pour juger Cohn-Bendit et les
sept autres inculpés. Ce serait étonnant qu'ils ne recommencent pas
demain leur agitation, au moins autant qu'ils l'ont fait
avant-hier. En plus, ils vont pouvoir crier pour de bon "Libérez
nos camarades ! "
« Mais enfin, ce
Cohn-Bendit, qu'est-ce qu'il a pour lui ? »
GdG. — Mais enfin, ce Cohn-Bendit, qu'est-ce qu'il
a pour lui ? Comment s'y prend-il pour entraîner tant de jeunes
derrière lui ?
AP. — Il a un grand talent. Il est successivement
badin, désinvolte, ange exterminateur des structures bourgeoises,
au nombre desquelles il compte le parti communiste. C'est un
révolutionnaire anarchiste et rigolard. Il veut tout détruire, et
il le fait si gaiement que les radios le flattent et l'adulent. On
m'assure même que les radios périphériques lui remettraient des
enveloppes rondelettes pour s'assurer son concours. Ça mériterait
d'être examiné de près.
GdG (s'adressant à Joxe). — Ça ne m'étonnerait
pas. Vous pourriez en parler à Gorse.
Fouchet. — Il ne faut pas paniquer. Gardons notre
sang-froid. Avec les étudiants, il ne faut jamais dramatiser. Leur
colère monte comme une soupe au lait, mais
elle retombe vite si on ne lui donne pas matière.
GdG. — Quand un enfant se met en colère et passe
la mesure, la meilleure façon de le calmer, c'est quelquefois de
lui donner une taloche.
Joxe. — Le problème, c'est que ce ne sont plus
tout à fait des enfants et pas encore des adultes.
« Quant à vous, il faut que vous expliquiez le
fond des choses »
GdG. — Nous n'avons pas à nous déterminer en
fonction des humeurs passagères de ces bandes d'adolescents qui se
laissent manipuler par des meneurs. Nous devons nous déterminer en
fonction de nos devoirs à l'égard du pays. Monsieur le ministre de
l'Intérieur, la police que vous commandez doit maintenir l'ordre
avec rigueur. Il faut que force reste à la loi. Monsieur le
ministre de l'Education nationale, le maintien de l'ordre n'est pas
votre affaire, mais pour que les gogos ne se laissent pas manipuler
par les "enragés", il faut que vous ouvriez le dossier de
l'Université, que vous disiez ce qui a été fait pour elle, ce qui
va être fait, les réformes que vous allez appliquer, l'orientation,
la sélection.
AP. — Pour parler de sélection, je crois qu'il
vaut mieux attendre que l'année universitaire soit terminée. Ce que
je peux annoncer, c'est l'orientation, la diversification des
voies, la construction en cours de nouveaux établissements, la
multiplication des IUT.
GdG. — Quand il y a émeute, il faut que les
situations soient nettes. Il faut que les émeutiers soient amenés à
dire pourquoi ils font leur émeute. Il faut que le pouvoir sache ce
qu'il veut, le dise, le fasse comprendre. Si le pouvoir n'est pas
au clair avec lui-même, comment ceux qui lui obéissent le
seraient-ils ? »
Se tournant vers Fouchet et Joxe, il précise : «
Il faut sanctionner immédiatement quelques coupables bien choisis.
Et si les violences continuent, il faudra cogner dur et ramasser
quelques dizaines ou quelques centaines de manifestants chaque
fois. »
S'adressant à Joxe, il précise : « Il faut régler
tout ça en flagrant délit ! Veillez à ce que vos magistrats ne
fassent pas traîner les choses ! La rapidité de la sanction est
plus importante que la lourdeur de la peine. »
Se tournant vers moi, il insiste : « Quant à vous,
il faut que vous expliquiez le fond des choses, les réformes qui
sont en cours, la sélection que nous allons organiser. Ouvrez
complètement le dossier devant les Français, comme vous l'avez fait
l'autre jour pour l'orientation. »
Le SNESup, réuni le soir, décide la grève des
universités, partout. Geismar, son secrétaire général, dans les
derniers mots de son discours au colloque d'Amiens, avait annoncé
que la crise de l'université pourrait bien se dénouer « dans la rue
». La mise en garde se transformait en mot d'ordre. La crise change
d'échelle, à l'initiative de cet étudiant prolongé en assistant
3.
Au front commun SNESup, UNEF, gauchistes, je
riposte par les paroles verbales d'un communiqué**.
Le lundi 6, la commission du conseil de discipline
présidée par Flacelière propose, comme prévu, des peines
d'exclusion. Le conseil doit se réunir le 10 mai.
Je ressens le besoin de desserrer l'étau d'une
information exclusivement universitaire, parisienne et
radiophonique. Que pense-t-on à Provins ? J'ai éprouvé depuis
longtemps que l'état d'esprit de ma circonscription reflète
fidèlement l'état d'esprit général. J'improvise un sondage
d'opinion à ma façon, en appelant dix amis dont je connais le bon
sens. Je leur demande que chacun, chaque soir, téléphone à dix
personnes et les interroge sur la situation, fasse la synthèse de
ces avis et me la répercute. Ces cent correspondants indirects
devraient eux-mêmes recueillir une dizaine de réactions : cela fait
mille sondés quotidiens. Dès samedi, j'ai mis en place mon réseau.
La méthode n'est pas scientifique, mais je comprends vite qu'à
Provins et donc en province, on ne se « solidarise » pas avec les
manifestants, on ne trouve pas les gauchistes amusants, et l'on se
demande quand l'ordre sera rétabli.
« Pourquoi vous êtes-vous fait interroger par
un enragé ? »
Après le journal télévisé du soir, Yves Mourousi
4 m'interroge longuement. J'appelle à « mettre
fin à l'escalade de la violence ». Je condamne les gauchistes et
approuve la demande d'une grande réforme universitaire. J'essaie de
montrer que je comprends la masse sans excuser la minorité.
J'explique les réformes en cours. J'annonce de nouvelles
constructions. Bref, je parle en ministre des jours presque
ordinaires.
Enfermé l'après-midi pour préparer cette
intervention, je ne me rends pas compte que, pendant que je parle,
la violence à nouveau se déchaîne au Quartier latin. Toute la
journée, un cortège protestataire s'est baladé dans Paris, sous les
yeux d'une police volontairement discrète, mais quand le soir il
grossit et se rapproche de la Sorbonne, la police s'y oppose. Les
affrontements, très violents, durent jusque vers minuit. Le fait
nouveau est l'omniprésence des radios, qui, en direct, émeuvent
leurs auditeurs et renseignent les acteurs. Beaucoup de Français,
ayant à la fois branché la télé et le transistor, ont ressenti le
décalage. Le Général est l'un de ces Français.
Salon doré, mardi 7 mai
1968.
Je suis convoqué le matin chez le Général.
GdG : « Hier soir, votre passage à la télévision
n'est pas bien tombé. Ce n'était pas bon. C'était clair, comme
d'habitude, mais vous étiez sur la défensive. Il ne fallait pas
vous expliquer longuement sur tous les problèmes de l'éducation.
(C'est pourtant bien ce qu'il m'avait demandé : "ouvrir
complètement le dossier".) Vous avez commenté vos réformes comme si
vous aviez à vous en excuser. On aurait dit que vous n'étiez pas
persuadé de votre bon droit.
AP. — Les universitaires et les étudiants sont si
sensibles, dans la crise que nous traversons, qu'il m'a semblé
qu'il fallait éviter un ton arrogant, et se montrer ouvert au
dialogue.
GdG. — Le dialogue ! Comment voulez-vous dialoguer
avec des enragés qui veulent tout foutre en l'air ? Le seul ton à
prendre, quand il y a des émeutes dans la rue, c'est le ton du
commandement ! À l'heure où l'insurrection se déchaîne, ce n'est
pas le moment de se répandre en explications. Vous auriez dû, très
vite, en peu de mots, stigmatiser ces excités, lancer un appel à la
raison, prendre le public à témoin.
AP. — Il faut éviter que la masse des étudiants,
qui sont sérieux et travailleurs, ne se solidarise avec les
enragés, du fait que la répression s'abattrait sur eux. La porte
est étroite.
GdG.
— Mais non ! Il faut prendre la grosse voix, manifester votre
indignation, celle du gouvernement, celle du populo, celle des
Français. Et pourquoi vous êtes-vous fait interroger par un enragé
? Il avait l'air de vous faire des reproches. C'était encore un
gauchiste ?
AP. — Mourousi n'est sûrement pas un enragé ! Mais
il est de ces jeunes journalistes formés à l'école américaine, qui
donnent à leurs questions une tournure agressive, en opposition au
style des interlocuteurs obséquieux d'autrefois.
GdG. — Ce n'est plus le moment de s'expliquer,
c'est le moment de fulminer. »
Je ressens profondément la justesse du reproche
du Général. S'il m'avait complimenté de mon émission de l'autre
semaine sur l'orientation, où j'avais calmement ouvert le dossier,
c'est qu'il ne se passait rien : nous avions tout notre temps. Un
soir d'émeute, ce ton n'était pas approprié. Il fallait être
cinglant. Mais curieusement, lui-même allait commettre la même
erreur, le 24 mai.
Pourtant, je demeure convaincu que, s'il faut en
effet fulminer, il est encore possible de s'expliquer.
Dans l'après-midi, je multiplie les entretiens.
Peut-on enrayer l'escalade ? Comment ? Avec qui ?
Hier, un de mes collaborateurs a reçu, à leur
demande, et à leur surprise, un groupe d'élus communistes de la
région parisienne, dont Juquin. Après l'éditorial de Georges
Marchais, il était opportun de sonder leurs dispositions. Elles ne
sont pas limpides. L'agitation s'aggravant, ils ne tiennent pas à
paraître voler au secours du « pouvoir gaulliste ». Ils aimeraient
bien que nous les débarrassions des gauchistes, mais ne le
demandent plus qu'en catimini. Aujourd'hui L'Humanité n'a plus un mot contre eux. C'est le
gouvernement qui est responsable de tout et ne cherche que «
l'escalade de la répression policière ».
Je reçois Noc à la tête d'une délégation de la
Fédération des étudiants de Paris, la Corpo des sciences — la
petite cohorte des « modérés ». Je leur annonce que je souhaite la
reprise des cours à Nanterre et à la Sorbonne dès que le calme
reviendra. À ma surprise, ils me font part de leurs doléances sur
la brutalité de la police, comme s'ils étaient eux aussi atteints
par le réflexe de solidarité qui rend la situation opaque et
ingérable.
Je reçois Marangé et Daubard5. J'éprouve aujourd'hui la force des liens
assez confiants que nous avons établis depuis six mois. Je les sens
prêts à m'aider, c'est-à-dire à aider l'Éducation nationale à retrouver ses esprits. Mais eux aussi s'en
tiennent aux « trois préalables ».
L'enjeu se cristallise et s'éclaire. Tout paraît
tenir à la triple revendication : libération des étudiants arrêtés,
plus d'intervention policière dans les locaux universitaires et à
leurs abords, réouverture des facultés. Les plus enragés des
gauchistes se sont ralliés à ce mot d'ordre en apparence si peu
gauchiste, si modéré même. Mais les gauchistes savent, avec leur
très sûr instinct de la révolution, que satisfaire ces
revendications, ce serait déconsidérer l'institution judiciaire,
déligitimer l'institution policière, et leur livrer tout l'espace
universitaire.
Geismar : « Nous venons de donner l'ordre de
dispersion et il n'est pas suivi »
Côté rue, mardi ressemble beaucoup à lundi.
D'abord, dans l'après-midi, point de presse de
Geismar : « Nous voulons bien négocier, après satisfaction de nos
trois préalables. Pour montrer notre bonne volonté, la
manifestation de ce soir sera la moins violente possible. »
Effectivement, elle commence comme une grande
promenade, que Grimaud laisse divaguer dans Paris. Elle franchit
même la Seine. Un barrage l'arrête sur le pont Alexandre III —
derrière, c'est l'Elysée. Qu'à cela ne tienne, le cortège tourne
aussitôt vers la droite, passe devant l'Assemblée nationale sans
l'honorer d'un regard, franchit le pont de la Concorde et,
Cohn-Bendit en tête, remonte triomphalement les Champs-Élysées en
chantant L'Internationale, jusqu'au
tombeau du Soldat inconnu que plusieurs des « enragés » compissent
gaiement, sans que nul les en empêche.
Je suis resté dans mon bureau avec mes principaux
collaborateurs. Nous apprenons par les radios que les manifestants
retournent de l'Étoile au Quartier latin, où, comme hier, de
violents affrontements recommencent à minuit. J'appelle Dannaud
pour lui dire mon étonnement. «Nous sommes aussi étonnés que vous.
Fouchet vient de pousser contre Grimaud la plus grande colère que
j'aie entendue de sa bouche. Mais sans doute Grimaud n'a-t-il pas
tort quand il dit qu'on ne peut contrôler une masse de jeunes
excités comme on contrôle un défilé d'anciens combattants derrière
leurs drapeaux. Le nombre des manifestants a beaucoup diminué, 7
000, mais leur agressivité a augmenté. »
Vers minuit, Geismar demande à parler au téléphone
avec le permanencier du cabinet. Je le prends moi-même.
Geismar : « Nous venons de donner l'ordre de
dispersion et il n'est pas suivi ; il ne peut pas l'être. Il y a 70
000 étudiants dans un état de grande exaltation, auxquels il est
impossible de donner une consigne.
Geismar. — Ça m'étonnerait. On ne peut pas les
compter. Ce qui est sûr, c'est que des barricades vont s'élever rue
Monsieur-lePrince. Des affrontements ont déjà eu lieu. Le sang va
couler, si vous ne demandez pas à la police de se retirer.
AP. — Comment voulez-vous que le gouvernement
laisse des émeutiers maîtres de la rue ? Vous avez joué à
l'apprenti sorcier, et vous êtes maintenant débordé.
Geismar. — C'est vous seul qui pouvez intervenir.
Annoncez que toutes les revendications des étudiants seront
satisfaites, et alors ils se calmeront.
AP. — Vous qui souhaitez que l'on surmonte
l'immobilisme de certains éléments de l'Université, vous devriez
permettre à l'État de remplir sa tâche, au lieu de l'en
empêcher.
Geismar. — Nous avons essayé de joindre Matignon
et la Justice. Il n'y a personne nulle part. Quant à vous, vous
refusez de faire ce que je vous demande. Il n'y a donc plus d'État
!
AP. — Vous vous croyez sous la IVe République ? Il y a un État. Il fera son devoir.
Faites le vôtre, qui n'est sûrement pas de souffler sur le feu pour
appeler ensuite les pompiers. »
Geismar, si extrémiste soit-il, est dépassé
lui-même par de plus extrémistes et me demande mon aide pour les
calmer... Étrange, cet incendiaire qui se voit entouré de flammes
et qui crie au feu.
1 Directeur du cabinet de l'Élysée.
2 Point de lycéens pourtant parmi les manifestants
interpellés. Les militants des CAL et de la JCR étaient entraînés à
ne pas se faire prendre, et savaient courir vite.
3 Alain Geismar, alors âgé de 28 ans, est
maître-assistant de sciences physiques à la faculté d'Orsay.
Militant gauchiste de longue date, on apprendra plus tard qu'il a
participé à Cuba en janvier 1966 à une fameuse réunion de la
Tricontinentale. Il est aujourd'hui inspecteur général de
l'Éducation nationale.
** Diffusé le
dimanche 5 mai à 19 heures 45 :
« Les événements (...) ont
montré qu'au-delà d'une contestation normale dans une université en
pleine mutation, des groupes organisés voudraient provoquer par la
violence l'interruption du fonctionnement de certaines institutions
universitaires. (...)
« Un syndicat, en lançant un
ordre de grève qui ne respecte d'ailleurs aucune des conditions
légales de la grève, appelle à la légère les enseignants à
abandonner leur mission au mépris des intérêts des étudiants et de
la tradition de l'Université.
« Quant à l'organisation
d'étudiants qui invite ceux-ci à abandonner collectivement les
cours et à déserter les examens, elle se dresse en fait contre
l'une des garanties les plus fondamentales de l'Université, celle
de la juridiction universitaire régulièrement élue et devant
laquelle sont déférés quelques auteurs de troubles à l'intérieur de
l'université. »
4 Ce jeune journaliste est entré à la télévision depuis
quelques mois et y assure la rubrique enseignement.
5 Respectivement secrétaires généraux de la FEN et du
Syndicat national des instituteurs.