Chapitre 2
Conseil du 12 avril
1967.
Première séance du nouveau gouvernement. Nous
avons tous plus ou moins l'impression d'être comme des rescapés
après un accident de la route évité d'extrême justesse. Le Général,
lui, est aussi serein qu'à l'ordinaire.
GdG : « Le gouvernement reprend sa tâche et sa
route. Je salue les nouveaux venus, et aussi les anciens, qu'ils
aient ou non changé de fonction. La composition de ce gouvernement
satisfait le chef de l'État. Il y a dans le gouvernement tout ce
qu'il faut pour diriger, agir, conduire la politique de la France.
»
À la fin du Conseil,
Frey, nouveau ministre des Relations avec le Parlement, rappelle
quelques directives permanentes, qui visent toutes à pousser les
ministres à veiller à leurs bonnes relations avec le législatif : «
Il faut s'attendre à des débats difficiles. Il est souhaitable que
les ministres soient souvent au banc du gouvernement. Il est
impératif qu'ils soient à Paris du mardi au vendredi soir. »
Pompidou confirme vigoureusement ces consignes, et
en ajoute deux autres : « Que les ministres limitent leurs
interventions à la télévision. Le public se lasse, lorsqu'il entend
un ministre par jour. Il est saturé d'inaugurations de foires ou de
ponts. Vous êtes libres, bien sûr, de vos déplacements à
l'intérieur. Avertissez le préfet, et aussi les parlementaires de
la majorité, sinon le préfet le fera, mais il sera obligé, lui,
d'avertir aussi les députés de l'opposition. Enfin, de grâce, pas
d'escortes et de motards ; les gens ne le supportent pas. (Quelle
sagesse !)
« Je ferai une déclaration de politique générale
au Parlement le 18 avril.
« Je mettrai l'accent sur les problèmes
économiques et sociaux, en les reliant aux problèmes de
conjoncture, mais surtout aux nécessités liées au Marché commun et
à la libération des échanges internationaux. Notre économie connaît
une révolution nécessaire. Elle a des conséquences humaines, comme
l'urbanisation, la transformation de l'agriculture, la décadence
des exploitations familiales dans les régions pauvres. On en vient
finalement à la grande question de la protection sociale de la
nation, qui dépasse celle de la Sécurité sociale, et qui ne peut
pas être appréhendée en termes comptables. Nous sommes l'un des
pays où le budget social est le plus élevé. Jusqu'où peut-on aller ? Dans l'ordre
du dialogue, nous devons nous efforcer de favoriser la forme
paritaire de la discussion. Une action sur le patronat sera
nécessaire à cet égard.
« Quant à l'intéressement des travailleurs,
beaucoup de bêtises ont été dites. En 62, c'est moi qui, dans ma
déclaration liminaire, ai annoncé la création de la commission
Mathey1. Le rapport Mathey a été assez négatif.
Nous sommes convenus de renvoyer l'affaire après les élections. Le
moment est donc venu de faire un pas en avant. Dans ce domaine
aussi, beaucoup dépendra du développement de l'esprit d'association
entre les partenaires sociaux. »
En somme : ne disons pas de bêtises — mais qui
cela vise-t-il, en dehors de Capitant et Vallon ? Une commission a
occupé le terrain pendant cinq ans : en 1967, il faut faire « un
pas » — mais lequel ?
Le Général, c'est une surprise, va être économe de
suggestions — comme s'il réservait aux tête-à-tête le soin
d'aiguillonner son Premier ministre.
« Il ne faut pas qu'on monte des organisations
pour plus tard »
GdG : « On connaît la situation. Pas de menace, ni
au dedans, ni au dehors. La situation politique est assez
indéterminée. Quand rien n'oblige les Français à se rassembler, ils
sont plus portés à la discussion qu'à l'action. Il faut donc être
vigilant.
« Le grand phénomène est la transformation de
notre monde, et l'adaptation de la France à ce monde transformé. À
cause de la concurrence et du génie de notre temps, les structures
industrielles et agricoles changent. Tout change corrélativement,
ce qui pose la question de l'emploi et celle des rapports entre
ceux qui produisent. Le ministre de l'Économie a rappelé les
impératifs financiers. Il y a aussi les impératifs sociaux ; le
gouvernement doit s'en occuper vigoureusement.
« Il faut faire un effort pour l'information. Il
ne s'agit pas de s' excuser, de répondre à toute attaque, mais de
saisir le pays des réalités, qui sont complexes et
difficiles.
« Pour le gouvernement, cela veut dire agir. Quant
à la majorité, elle est la majorité, et elle est le seul élément
avec lequel on puisse agir dans le pays. Quant au reste (il veut
dire l'opposition), il ne peut qu'accumuler les griefs.
« La majorité a des devoirs envers elle-même. Elle
ne doit avoir qu'une organisation dans le pays. Il ne faut pas
qu'on monte des organisations pour plus tard, pour après ; vous
voyez ce que je veux dire, soit dit en
passant (Joxe murmure : "C'est toujours ce qui est dit en passant
qui est le plus important"). Puisque tout le monde a été élu sous
une seule étiquette, il ne doit plus y avoir qu'une étiquette. Sans
quoi, ce serait une escroquerie vis-à-vis du suffrage universel.
»
Cela, c'est pour Giscard — qui n'est plus à la
table du Conseil, et n'écoutera pas le conseil, en choisissant de
faire bande à part avec ses « Républicains indépendants ».
« Les pleins pouvoirs sont de toutes les
Constitutions »
Conseil du 26 avril
1967.
Exceptionnelle précaution, ce matin : c'est quand
nous sommes assis autour de la table du Conseil, qu'on nous
distribue un projet de loi d'habilitation à légiférer par
ordonnances. C'est une très grande nouveauté, par l'ampleur du
champ couvert : du jamais vu depuis le putsch des généraux.
Pompidou : « Nous devons prendre des mesures
d'urgence dans l'ordre économique et social. Elles nous sont
imposées par l'imminence de l'ouverture des frontières et par la
conjoncture économique du pays. Nous ne pouvions pas agir avant les
élections. Nous sommes déjà à la fin du premier mois de la présente
session. Nous ne pourrions faire passer des textes que par les
moyens d'astuce et de contrainte que la Constitution nous
donne...
GdG. — ... astuces qui n' ont pas eu de plus
vigoureux défenseurs que les anciens Présidents de la IVe...
Pompidou. — Ils ont aussi voulu la procédure par
ordonnances, qui a l'avantage de créer moins de frictions
quotidiennes. Le budget occupera la session d'automne. Il ne
resterait que la session de printemps 1968, ce serait trop
court.
« Enfin il est bon que le gouvernement manifeste
sa volonté d'agir, de prendre ses pleines responsabilités. Le
Parlement pourra prendre les siennes : sur le débat d'habilitation,
sur les lois de ratification qui seront déposées à l'automne et
débattues à la session de printemps2. J'ajoute
que la discussion budgétaire permettra d'aborder une bonne part du
contenu des ordonnances.
« Le débat, après examen du Conseil d'État,
pourrait venir dans la semaine commençant le 9 mai (sourires
entendus autour de la table : c'est le 9 mai que nos suppléants
prendront nos sièges et pourront enfin voter, ce qui fera la
vingtaine de voix nécessaires pour réunir la majorité).
Pisani. — On ne peut empêcher que la procédure
n'apparaisse comme l'aveu que nous ne pouvons compter sur notre
majorité. Il faut déposer le texte bien
entendu, mais en mesurer la gravité politique.
(Même si le propos est dit avec l'intensité qui
est naturelle à Pisani, personne n'y voit l'amorce d'une
démission.)
Guichard 3. — Le texte
évoque des choses graves et des choses plus légères. Jusqu'ici, la
question des reconversions industrielles avait été traitée
autrement, sur le terrain, par la voie réglementaire. Sur d'autres
sujets, la discussion sera difficile : la question de la
participation pose un problème politique dans la structure actuelle
de la majorité.
(Il pense évidemment aux voix de blocage dont
disposent les giscardiens.)
Frey. — Avant le 9 mai, il y a l'examen en
commission, et nous y serons battus.
Debré. — Nous n'avons pas le choix. La
participation, cela fera des difficultés, mais il faut trancher, et
seul le gouvernement peut trancher. L'opposition nous dit sans
cesse : vous ne ferez rien, vous êtes paralysés. À ce défi, il faut
répondre par un défi contraire.
Edgar Faure. — Je suis entièrement d'accord sur le
fond et la forme. Pour l'intéressement, il faudrait préciser que
cela peut s'appliquer aussi à des entreprises agricoles.
Jeanneney. — J'ai étudié la question à fond. Nous
ne pourrons pas réformer la Sécurité sociale sans passer par les
ordonnances. Il y a trop d'imbrication du législatif et du
réglementaire, trop de passions, trop de groupes d'intérêt
concernés.
Marcellin. — La procédure est la bonne. Sur
l'intéressement, je suggère une formule plus générale, et que l'on
précise bien que l'on ne veut pas porter atteinte aux
responsabilités des chefs d'entreprise.
GdG. — Les commentaires de M. Marcellin ont leur
valeur, ils pourront être présentés quand nous en serons aux
textes. »
Schumann, Michelet et Joxe soutiennent
chaleureusement la procédure, et Pompidou conclut.
Pompidou : « Le recours aux ordonnances ne doit
pas être dramatisé. Ce sera la huitième fois depuis 1959, même si
cette fois l'ensemble est plus impressionnant. M. Guichard a
soulevé le problème posé par le mélange de législatif et de
réglementaire. Il nous est nécessaire pour composer un programme
équilibré, où la générosité atténue la rigueur.
GdG. — Nous sommes bien d'accord. Ce texte est un
tout. C'est l'expression d'une politique. Il y avait les raisons
d'opportunité, de calendrier. Il y a aussi une question politique.
Plus la situation parlementaire est incertaine, plus le
gouvernement se doit d'agir. Au reste, les pleins pouvoirs sont de
toutes les Constitutions ; ils émanent d'une
vieille sagesse parlementaire. Cette sagesse qui éclairait M. Guy
Mollet quand, dans le passé, il voulait que les pleins pouvoirs
soient exercés sous le contrôle personnel du Président de la
République.
« Bon, il appartient à chacun de prendre ses
responsabilités. Par exemple celle d'une motion de censure. »
Tout se passera bien. Certes, Edgar Pisani
démissionnera du gouvernement le 29 avril, à la surprise de ceux
qui l'avaient entendu, sombre mais calme, au Conseil du 26 —
première étape d'un parcours qui le conduira au vote de la censure
en mai 68 et à son passage dans l'opposition. Mais les Républicains
indépendants de Giscard voteront la loi : Georges Pompidou est allé
leur parler, et cette marque de considération a suffi.
Pompidou : « Je crois l'heure venue de libérer
les prix »
Conseil du 7 juin
1967.
Michel Debré expose que l'état de l'économie est
moins brillant que prévu : « L'inflation ne réglerait rien, mais il
faut un effort de soutien. Je propose des mesures qui facilitent
les crédits, pour les collectivités locales, pour les HLM, qui
accélèrent la dépense publique, et donc les mises en chantier des
commandes dépendant de fonds publics, qui étendent encore le
déblocage des prix industriels.
Pompidou. — Pour ma part, je serais allé plus loin
: je crois l'heure venue de libérer les prix. Mais je me range au
sentiment prudent de M. Debré.
GdG. — Je n'étais pas loin de partager l'avis du
Premier ministre. Mais nous avons demandé l'avis du gouverneur de
la Banque de France, qui répond à celui de M. Debré. »
Le Général se croit obligé d'invoquer une autorité
— ce qui est rarissime. Sans doute serait-il tenté par l'aventure
de la libération des prix. Mais il s'incline devant la compétence
du gouverneur.
Cette fois, c'est Pompidou qui voyait juste et
loin. Attendrait-il d'être aux commandes de l'Elysée pour
entreprendre le processus ?
« Il faut arrêter cela dans l'oeuf, comme
toujours ! »
Conseil du 5 juillet
1967.
Frey dresse le bilan de la session de printemps :
« Le Parlement a adopté 44 lois. Il n'y a pas eu besoin d'un seul
vote bloqué. On peut dire que la majorité était un peu, comment
dire, branlante. Mais l'opposition, agressive au départ, s'est
finalement montrée absentéiste.
Debré. — Peut-être, mais
l'atmosphère est quand même inquiétante. Il y a des risques
d'indiscipline au sein de la majorité. L'opposition vote comme un
seul homme, la majorité est trop individualiste. Les commissions
font de la démagogie et surenchérissent l'une sur l'autre...
Joxe. — Absolument...
Debré. — M. Pompidou les a tancés, mais ils vont
oublier pendant les vacances. J'ai des craintes pour le vote du
budget. Il ne faut surtout pas laisser se développer une idée qui
est en train de se répandre : que le vote des lois puisse être
délégué par l'Assemblée aux commissions.
GdG. — C'est contraire à la Constitution ! Il faut
arrêter cela dans l'oeuf, comme toujours !
Edgar Faure (le parlementaire classique se
réveille). — Les commissions sont dominées par quelques
spécialistes. Les débats en seraient faussés. Ce serait un abandon
de l'Assemblée par elle-même.
GdG. — La situation est connue : c'est celle de la
faiblesse et de la division de la majorité. Elle peut aller jusqu'à
compromettre le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Si le
budget n'était pas voté cet automne, il serait promulgué quand
même, comme le prévoit la Constitution. Bien sûr, il vaut mieux que
la discipline de la majorité permette d'éviter d'en venir là. Il
faut que la discipline s'améliore. Il n'y a pas d'autre majorité.
Mais de toute façon, la France aura son budget. »
Le fonctionnement régulier des pouvoirs publics :
tiens, c'est le motif même du recours à l'article 16. Une fois de
plus, le Général montre sa force, pour ne pas avoir à s'en servir.
Je comprends de mieux en mieux pourquoi il n'a pas aimé mon
discours de Montcuq 4.
1 Plus exactement, il a annoncé la création d'une
commission ; c'est plus tard, en 1965, qu'elle a été constituée et
que sa présidence a été confiée à Raymond Mathey, conseiller-maître
à la Cour des comptes.
2 Le Parlement doit en effet, avant les ordonnances, autoriser et cadrer cette
procédure ; et après les ordonnances,
les ratifier, comme il ratifie les traités.
3 Olivier Guichard est entré au gouvernement comme
ministre de l'Industrie.
4 Voir supra, Ire partie, ch. 12, p. 94.