Chapitre 7
Je ne suis pas le seul devant qui Pompidou se soit
flatté d'avoir fait renoncer le Général à un référendum qu'il
allait perdre, pour y substituer des élections qu'il allait gagner.
Cette version de leur entretien, à force d'être répétée et
colportée, est devenue comme une vérité officielle. Elle
s'agrémente d'une indication d'ambiance. Entre eux deux, il
n'aurait pas été échangé que des arguments rationnels. « Je lui ai
mis le marché en main... »
L'expression me frappe d'autant plus que le
Général, en juin, l'a utilisée devant moi, mais à propos du 11 mai,
pas du 30 mai. Il avait gardé un très mauvais souvenir de la façon
dont Pompidou lui avait imposé la réouverture de la Sorbonne,
nullement de la façon dont Pompidou l'avait convaincu de
dissoudre.
De ces versions ou impressions contradictoires de
la conversation du 30 mai, laquelle retenir ?
Il se trouve que les papiers du Général déposés
aux Archives nationales détiennent l'essentiel de la réponse, sous
la forme des deux brouillons successifs de son
allocution1.
« J'ai pris mes résolutions »
Les deux pages du premier document sont couvertes
de l'écriture du Général. Les deux pages du second sont
dactylographiées avec des corrections de sa main.
Dans le premier document, on distingue assez
facilement un premier jet. L'écriture est large, les lignes sont
régulièrement espacées. Quelques corrections ont été faites au fil
de la plume, presque toutes avant même que la phrase commencée soit
achevée.
Voici cette version primitive, dont je respecte la
disposition sur la page, ligne après ligne, et les mots rayés.

1. Étant
le détenteur de la légitimité
nationale

et
républicaine,
qui me permettraient de la
maintenir.
J'ai pris mes
résolutions.
2. Dans les circonstances
présentes, je ne changerai pas le gouvernement. Il est capable,
cohérent, dévoué
à l'intérêt public.

Je ne dissoudrai pas le
Parlement. Il n'a pas voté la censure.
J'ai proposé au pays un
référendum. Il est possible que le maintien de la situation
présente empêche matériellement d'y procéder. Ce serait la même
chose pour des élections législatives. Autrement dit, on entend
bâillonner le peuple français tout entier
l'empêchant de vivre
par les mêmes moyens qu'on empêche les
étudiants d'étudier, les enseignants d'enseigner, les travailleurs
de travailler, je veux dire par l'intimidation opérée par des
groupes organisés de longue main en conséquence.


3. La France est donc
menacée
Après avoir commencé ainsi le point 3, il
s'arrête. Il revient sur le point 2, afin de le conclure par une
phrase essentielle, qui dévoile son intention d'utiliser l'article
16.
Si cette situation de force
se maintient, je prendrai d'autres moyens que le scrutin immédiat
du pays pour maintenir la République.
Pour écrire cette phrase, il doit enjamber le
début du point 3. Il le raye soigneusement, et en reporte plus loin
le début, qui n'est plus tout à fait le même.
3. Car la France est menacée
de dictature.
On veut la contraindre à se
résigner à un
pouvoir
issu du désespoir national,

lequel pouvoir serait alors
évidemment et essentiellement
celui du vainqueur,
c'est-à-dire celui du
communisme totalitaire.
Naturellement on le colorerait
au départ d'une apparence
moins affirmée, en
utilisant la frénésie de
portefeuilles et la haine
Eh bien ! non ! La
République

n'abdiquera pas. Le peuple
se ressaisira.


l'emporteront
avec la liberté.

Ce premier jet a fixé une structure, une
progression, sur laquelle le Général ne reviendra pas, et que
souligne le numérotage.
La démarche est claire : je maintiens tels quels
les pouvoirs publics, qui ont tenu bon ; mais les issues sont
bloquées, les Français sont bâillonnés, on veut les empêcher de
s'exprimer démocratiquement, par le référendum ou législatives. Le
pays doit donc se ressaisir, sinon ce sera bientôt la dictature du
parti communiste.
« Le Premier ministre,
dont la valeur, la solidité, la capacité... »
Sur ce canevas, de Gaulle a procédé ensuite par
corrections, et surtout par ajouts, dans les marges et entre les
lignes. Le manuscrit en devient presque illisible, mais, une fois
déchiffré, les enrichissements sautent aux yeux.
Le Général précise qu'il ne démissionne pas. Cela
allait sans dire. Cela ira beaucoup mieux en le disant.
Il adresse un hommage appuyé à Pompidou, pour
personnaliser ce gouvernement maintenu, et marquer l'unité de
l'exécutif. Le Général a compris que la personnalité de Pompidou
est devenue un atout décisif. Il le joue. Des compliments qu'il lui
fait (« valeur », « solidité 2 », «
capacité »), il n'aura rien à changer.
Il développe l'objectif du référendum, ne voulant
pas l'abandonner sans le défendre : il veut faire prendre acte à
l'opinion que c'était à la fois une réforme et une voie
démocratique pour exprimer le soutien à de Gaulle ou son désaveu.
Hélas, le blocage du référendum par la force était possible ; il devient probable.
Enfin, l'appel à l'action
civique apparaît, ainsi que la mission donnée aux préfets,
commissaires de la République.
« Je ne dissoudrai aujourd'hui »
C'est dans la tranquillité de Colombey, mercredi
soir 29 mai, que le Général a rédigé ce premier jet, puis l'a
développé. Le message qu'il veut faire passer est lumineux : nous
sommes dans un combat, et ce combat, de Gaulle le conduira. Puisque
le recours régulier au peuple est impossible pour cause
d'obstruction, il faut que le peuple
s'exprime, se manifeste, se mobilise. De Gaulle est prêt à le
conduire à la bataille.
Quand le Général arrive à l'Élysée, jeudi à midi
et demi, il appelle sa secrétaire et lui donne son texte à taper.
Le résultat de cette dactylographie, nous le connaissons : c'est la
base du second document.
Or, surprise, le texte dactylographié n'est pas
tout à fait identique au brouillon du Général : une dizaine de
modifications, qui ne changent rien au fond, mais peaufinent le
style.
Que s'est-il passé ? Le Général a dû récrire son
premier brouillon fort peu déchiffrable (encore que la secrétaire
soit capable de prouesses), et au fil de cette mise au net, qui a
disparu, il aura introduit ces corrections d'écrivain attentif,
perfectionniste.
Le Général déjeune rapidement. Quand Pompidou
arrive à l'Élysée, à 14 heures 30, une demi-heure avant le début du
Conseil, on n'a pas encore fait passer au Général le texte
dactylographié. Mais il a conservé son premier brouillon.
Et c'est sur ce brouillon qu'il consigne, sous les
yeux de Pompidou, les deux modifications majeures que leur
conversation va entraîner. La première concerne la dissolution ; la
seconde, le remaniement gouvernemental.
Le Général cherche des yeux l'endroit où il a
écrit : « Je ne dissoudrai pas le Parlement
qui n'a pas voté la censure. » Au-dessus de la ligne, en
pattes de mouche, il écrit : « dissoudrai
aujourd'hui l'Ass. Nle » ; puis il barre la ligne en
dessous, oubliant au passage de rayer la négation ne. Dans la conversation, il s'est aperçu enfin
d'une impropriété : ce n'est pas le Parlement, bien sûr, qu'il va
ou ne va pas dissoudre, c'est seulement l'Assemblée nationale. Le
Sénat est indissoluble...
Pompidou a en outre obtenu de remanier le
gouvernement. Le Général rature son texte en conséquence, barrant
d'un trait net ce qui concerne le gouvernement et ne laissant
intact que son hommage au Premier ministre, déjà si éloquent qu'il
n'a pas besoin de le renforcer : « Je ne
changerai pas
le Premier ministre, dont la valeur, la
solidité, la capacité méritent l'hommage de tous. »


Mais il s'arrête là dans les corrections. Ce texte
est déjà trop embrouillé pour le regraticuler. D'ailleurs, c'est le
moment de descendre au Conseil.
Quand il en sort, une demi-heure plus tard, le
texte dactylographié est disponible. Il lui reste une heure pour y
mettre la dernière main. Il y porte d'abord les deux corrections
essentielles, celles qu'il avait déjà consignées sur le brouillon.
Puis il ajuste tout le texte aux nouvelles dispositions. L'allusion
à « un autre gouvernement qui sortirait de la panique » disparaît, et fait
place à « Il (le Premier ministre) me
proposera les changements qui lui paraîtront utiles dans la
composition du gouvernement. »
Sur le référendum, déjà abandonné, il n'y a pas
grand-chose à changer, sauf à être plus net encore. On sort du
possible ou du probable : « Je constate que la
situation actuelle empêche matériellement qu'il y soit procédé.
» Mais justement parce qu'on y renonce dans le moment, il
importe de préciser qu'on n'y renonce pas dans le principe ; donc :
« C'est pourquoi j'en diffère la date.
» Les rédactions précédentes comportaient un certain flou :
cette fois, c'est clair, le référendum n'encombrera pas le
dénouement de la crise. Mais il demeure dans la perspective, pour
traiter le mal français au fond.
La phrase sur les élections législatives («
Ce serait d'ailleurs la même chose pour des
élections législatives ») pourrait purement et simplement
passer à la trappe. Mais le Général a le souci d'enchaîner avec ce
qui suit, c'est-à-dire l'évocation du peuple français bâillonné.
Magistralement, il rebondit sur la question du délai : « Quant aux élections législatives, elles auront lieu dans
les délais prévus par la Constitution, à moins qu'on entende
bâillonner le peuple français, etc. »
« Un pouvoir qui s'imposerait dans le
désespoir national »
Le Général a encore un peu de temps pour améliorer
son texte. Il aime écrire. Il a beaucoup écrit. Il est un homme de
l'écrit. Et pourtant, il peine. « Je me donne un mal de chien. » Il
recherche sans cesse la propriété et la concision de l'expression.
C'est une souffrance et une jouissance.
Pouvait-il dire que le parti communiste n'était
qu'une entreprise totalitaire ? Il est bien d'autres choses encore.
Le ne que est de trop : « un parti qui est une entreprise totalitaire ».
Cela suffit bien.
Le Général revient sur l'aide qu'apportera l' «
action civique ». Aide aux préfets ? Cela ne suffit pas. Il rajoute
: « pour aider le gouvernement d'abord, puis
localement les préfets... ». Le gouvernement demeure
l'impulsion première, et c'est le sommet d'abord que la base doit
conforter.
Au fil des versions, il a tourné autour de la
relation à exprimer entre le pouvoir
qui se substituerait au sien et le désespoir. Sa première rédaction a été la plus
simple : « se résigner à un pouvoir
issu du désespoir national ». A-t-il
pensé que ce désespoir conférait une sorte de légitimité ? Le texte
dactylographié cherche au contraire à les opposer : « un pouvoir qui abuserait du désespoir national ».
Mais c'est obscur : il en abuserait pour quoi faire ? Ce n'est
qu'au dernier moment que de Gaulle trouve l'expression juste : «
un pouvoir qui s'imposerait dans le désespoir
national ».
Pouvoir d'usurpation, dont la source ne serait que l'usurpation, et
auquel le désespoir national ferait cortège.

De Gaulle sent maintenant son texte. Il l'a rendu
toujours plus incisif. Il repense à Mitterrand, à Mendès, à
Lecanuet qui s'apprêtent déjà à la curée. « Politiciens au rancart », oui, bien sûr. Cela
portera. Mais il faut enfoncer le clou : ces politiciens, masque du
communisme, en seraient bientôt les victimes : « Après quoi ces personnages ne pèseraient plus que leur
poids qui ne serait pas lourd. »
Ce qui frappe, c'est la continuité de la
réflexion. L'objectif premier reste le premier : que le peuple se
ressaisisse et se manifeste, sans délai. Toute la réflexion sort du
constat que le recours classique au scrutin, référendaire ou
électoral, est bouché par la situation révolutionnaire. Son
référendum ne pourra pas dénouer la crise, il le sait. Il n'a
aucune prévention contre l'idée de recourir à des élections
législatives. S'il écarte cette éventualité, ce n'est évidemment
pas parce que l'Assemblée n'a pas voté la censure, argument de
façade. Ce n'est pas non plus parce qu'il se méfierait des
législatives par principe. C'est parce qu'il ne les croit pas
davantage matériellement organisables que le référendum. Mais quand
Pompidou lui explique que ni les tenants de la IVe ni les communistes ne peuvent faire obstacle à
des élections législatives, qu'ils les ont réclamées, qu'ils les
sacralisent, qu'ils ne peuvent donc s'y dérober, le Général se
laisse aisément convaincre. Il est prompt à saisir que les
élections législatives sont un piège que les opposants ont bâti de
leurs mains et qu'il peut les y enfermer. Il est heureux de voir
s'ouvrir une possibilité de recours au peuple.
L'analyse aux rayons X des textes le montre
lumineusement, comme elle peut montrer la patte d'un maître sur un
tableau obscurci. Pompidou n'a pas eu à faire changer d'avis le
Général sur le référendum. Ce qui n'a pas empêché le Général de
l'écouter attentivement, comme si sa décision n'était pas prise.
C'était bien dans sa manière et cela a pu laisser dans l'esprit de
Pompidou l'impression et l'illusion qu'il l'avait emporté sur ce
point aussi.
En revanche, c'est bien lui et lui seul qui a fait
comprendre au Général que le sabotage redouté pour le référendum
n'était pas à craindre pour les législatives. Je doute que pour le
convaincre il ait eu à « lui mettre le marché en main ». Le recours
aux législatives s'inscrivait tout naturellement dans le schéma du
Général, tel qu'il l'avait dessiné de premier jet à Colombey. C'est
une modification facile et utile du dispositif tactique, une
manoeuvre habile qu'il fait sienne.
Mais la stratégie reste la même, celle d'un combat
pour reconquérir dans le moment la confiance du pays. Sans attendre
les échéances électorales, que les délais constitutionnels
renvoient à plusieurs semaines. Avec les atouts dont il dispose
immédiatement : son charisme de chef, qu'il sent revivre en lui ;
son Premier ministre, dont il découvre qu'il
a un charisme propre et qu'il associe spectaculairement au combat à
mener ; la Constitution, dont les ressources sont inépuisables ;
des adversaires, qui ont commis l'erreur de se montrer et évoquent
une alternative médiocre ou inquiétante ; une armée sans états
d'âme ; des Français atteints dans leur vie quotidienne par un
désordre qu'ils refusent de tout leur instinct.
Cette stratégie est celle du «référendum»
immédiat. Deux heures plus tard, la manifestation des
Champs-Élysées, en lui offrant la plus belle et la plus décisive
des victoires, confirmera que cette stratégie visait juste.
Sur ces quatre feuilles de papier s'inscrivent
pour l'Histoire la résolution du Général, l'affinement de sa
démarche, la place spontanément donnée à Pompidou et la
contribution que celui-ci lui apporte.
Au Général, le mérite d'avoir créé les conditions
d'une peur et d'une attente, d'avoir écrit ce texte qui ressemble à
une rafale de mitrailleuse, et de l'avoir prononcé en tonnant, dans
le mystère d'un message sans visage. A Georges Pompidou, le mérite
d'avoir obtenu la dissolution et conduit à la bataille un
gouvernement revigoré.
Une fois de plus, la réussite sortait de la
conjonction des deux hommes et de leur génie propre : le flair
tactique et le réalisme de l'un, l'inextinguible ardeur de
l'autre.
Une fois de plus, le verbe était action.