Chapitre 17
« NOUS ALLONS EN APPELER AU PEUPLE »
Orly, mardi matin 14 mai 1968, 7 heures 15.
Une petite moitié des ministres est à l' « isba » d'Orly : nous sommes venus saluer le Général, qui s'envole pour Bucarest. De la bouche de Fouchet, nous apprenons que nous avons failli nous déranger pour rien. Entre minuit et 1 heure du matin, il a adjuré le Général de renoncer à partir.
Le Général a argué que l'opinion roumaine ne comprendrait pas qu'il y renonçât. Fouchet a répondu que l'opinion française comptait plus que l'opinion roumaine, dans un moment aussi dramatique.
Là-dessus, Pompidou et Couve sont arrivés à l'Élysée : « Vous ne pouvez pas annuler cette visite d'État au dernier moment », a dit Couve. Et Pompidou : « Les difficultés sont derrière nous. Si vous renoncez à votre voyage, vous allez donner au contraire l'impression que ce n'est pas terminé, que les choses sont plus graves qu'elles ne sont. »
« J'ai été tenté cette nuit de renoncer à partir »
Pompidou arrive à l'isba, bientôt suivi du Général, qui nous serre la main et nous réunit en cercle autour de lui : « J'ai été tenté cette nuit de renoncer à partir. Mais ce voyage a beaucoup d'importance pour notre politique internationale, pour la détente. Si j'y avais renoncé, l'effet dans le monde aurait risqué d'être désastreux. Bucarest est à moins de trois heures de Caravelle. Il ne faut pas donner à l'agitation étudiante plus d'importance qu'elle n'en mérite. »
Il précise à Gorse : « Je parlerai le 24 mai : vous pouvez l'annoncer. Je dirai au pays ce que je pense de cette agitation. »
Pourquoi fixer un rendez-vous à la télévision aussi longtemps à l'avance ? Il avait déjà agi ainsi pour les barricades d'Alger et pour le putsch. Mais il se faisait attendre deux ou trois jours, non dix.
Que se passera-t-il dans ces dix jours ? Ou bien, comme l'annonce Pompidou, tout sera retombé, et l'intervention sera inutile ; ou bien l'agitation se poursuivra, et nul ne peut encore dire si ce sera le bon moment d'intervenir. Évidemment, il veut que les gens se suspendent dans l'attente : « Que va-t-il bien pouvoir dire ? » C'est quand même singulier.
Quand l'avion s'est envolé, Fouchet me tire par le bras et me propose de monter dans sa voiture, tandis que la mienne suivra.
Se penchant à mon oreille pour ne pas être entendu de son inspecteur, il me glisse : « Pompidou, visiblement, veut être seul à tenir la barre. Le Général donne l'impression d'être ballotté, de pencher pour une décision, puis pour la décision contraire, de quart d'heure en quart d'heure. Je ne l'avais jamais vu hésitant comme ça. Il a fini par suivre l'avis de Pompidou, contre mon gré. »
Après un silence, il ajoute : « Vous savez, je me demande si ce n'est pas vous qui aviez raison, quand Pompidou est rentré. Les syndicats se disent que le gouvernement s'est mis à genoux, que c'est le moment de revendiquer. Il n'y a pas de raison de se gêner. Pompidou s'est déculotté avec panache, mais il a quand même perdu sa culotte. Il aurait mieux fait de se donner vingt-quatre heures de réflexion. »
Comme je comprends les hésitations du Général ! Vu de Sirius, il eût été dommage qu'il renonçât à un voyage où il pouvait semer des graines d'indépendance et lézarder un peu le bloc soviétique. D'ailleurs, s'il était resté, qu'aurait-il pu faire, dès lors qu'il avait donné carte blanche à Pompidou ? Mais, vue par l'opinion publique française, cette visite où le Général va se faire acclamer follement par les foules roumaines, et particulièrement par les étudiants de l'université de Bucarest, paraîtra surréaliste.
Pompidou : « Tant que je serai là »
Matignon, mardi 14 mai 1968.
Je ne suis pas convoqué régulièrement aux réunions matinales autour de Pompidou sur le maintien de l'ordre : je ne m'en plains pas, ce n'est pas mon affaire. Aujourd'hui, pourtant, j'ai été invité.
Pompidou, comme toujours parfaitement maître de ses nerfs, évoque, avec un humour teinté de gravité, les moments terribles où la troupe a tiré sur les manifestants : 1830, 1848, 1871, le 6 février... Il conclut cette brève échappée : « Voilà ce qui ne se passera jamais à Paris tant que je serai là. »
Fouchet, Grimaud, Jobert le regardent. On sent passer entre eux un accord profond : si cette période ne comporte pas de page sanglante, ce sera largement dû à cette commune résolution.

Palais-Bourbon, même jour.
À 15 heures, je me rends devant le groupe gaulliste de l'Assemblée. Contrairement à mon attente, je suis reçu avec chaleur. Les colombes reconnaissent que j'avais été aussi loin que possible dans le sens de la main tendue. Les faucons, stupéfaits de voir que Pompidou est allé beaucoup plus loin que moi, se rendent compte que les choses sont moins simples qu'ils ne croyaient.
Puis je rejoins Pompidou, qui a demandé à me voir avant le débat, dans le bureau réservé au Premier ministre.
Pompidou : « Je sais ce que je vais dire pour commencer. Mais le débat va partir dans tous les sens. Il faudra que je conclue sur des perspectives concrètes et immédiates. Pour l'Éducation, comment les verriez-vous ?
AP. — Je suis convaincu que nous pouvons rebondir sur la crise, en allant plus loin et plus vite que nous ne pensions aller. Pourquoi ne pas faire une déclaration solennelle, proclamant la nécessité d'une Université nouvelle ! Montrons que le ministère est prêt à discuter avec tout le monde des mesures à prendre.
« Je vois trois principes de base: 1) l'autonomie de chaque université ; donc leur différenciation progressive ; 2) la participation des étudiants à la gestion universitaire, voire la cogestion ; 3) la reconsidération de la pédagogie, du contenu des études, des méthodes d'appréciation de la valeur des étudiants.
Pompidou (il lève les bras au ciel). — Ce que vous proposez, c'est une révolution ! Vous voyez bien que ce n'est pas le moment.
AP. — Ce qui est en route, c'est bien une révolution. Si elle ne se fait pas avec nous, elle se fera contre nous.
Pompidou. — Le problème, c'est que tout ce qui viendra du ministère ou sera annoncé par votre bouche sera récusé. On déclarera que vous en êtes seulement venu là sous la pression de la rue.
AP. — Il est facile de rappeler que j'ai multiplié les avertissements et les mises en garde, avant l'agitation étudiante ! J'ai montré que l'immobilisme nous conduirait à une explosion. D'ailleurs beaucoup de mandarins me le reprochent !
Pompidou. — Peut-être, mais vous aurez beau faire, vous apparaîtrez inévitablement comme à la remorque des étudiants révolutionnaires.
AP. — Mais le comité des Sages, dont je vous ai parlé, servirait à dépersonnaliser la démarche. Il recueillerait les idées qui, inévitablement, vont venir de partout. Il faudrait d'ailleurs qu'il y ait autant de comités de réflexion qu'il y a d'académies, et que les autorités universitaires participent aux discussions en cours ou même, si possible, les organisent. Il est essentiel d'éviter l'impression que les réformes vont être concoctées et imposées de Paris.
Pompidou (il secoue la tête). — Il faut que la fureur des révolutionnaires se déconsidère par ses excès. C'est ainsi que nous en sortirons. »
Quelques minutes plus tard, il monte à la tribune, pour une remarquable déclaration, que vont suivre les interventions des orateurs de l'opposition, notamment de Mitterrand.
En faisant l'historique de cette décade, Pompidou n'a pas dit un mot du Général, ni de Joxe, ni de Fouchet, ni de moi. Mais c'est comme un subtil désaveu de ce qui s'est fait en son absence. L'impression prévaut qu'il veut prendre lui-même les choses universitaires en main.
Mitterrand attaque férocement : « Qu'avez-vous fait de l'État ?... Qu'avez-vous fait de la justice ?... »
À Mendès France, à Sudreau, qui ont lancé leurs rafales, Pompidou répond point par point : « Nous avons mis en service depuis six ans plus de locaux universitaires qu'il n'en existait au total en 1962. »
Mais il a su élever le débat, en des termes qui impressionnent profondément l'hémicycle : « Je ne vois de précédent dans notre histoire qu'en cette période désespérée que fut le XVe siècle, où s'effondraient les structures du Moyen Âge et où, déjà, les étudiants se révoltaient en Sorbonne. À ce stade, ce n'est plus, croyez-moi, le gouvernement qui est en cause, ni les institutions, ni même la France. C'est notre civilisation elle-même. »
Une sorte d'euphorie s'est répandue dans l'hémicycle et maintenant dans les couloirs. On savait combien Pompidou était populaire à l'Assemblée, non seulement parmi les députés de la majorité, mais, avec des nuances, parmi ceux de l'opposition, y compris les communistes. Sa bonhomie, sa compétence souriante, sa culture l'auréolent de sympathie. On savait aussi qu'il était aimé dans les classes moyennes. On ne le savait pas au point où la crise vient de le révéler. Son allocution de samedi a rencontré exactement les attentes de la classe politique. Et celle qu'il vient de prononcer a enchanté les journalistes autant que les députés.
On l'aime d'être humain. On l'admire d'être habile et parfois profond. Son côté bon vivant rassure. Il ne cherche pas à contraindre, mais à persuader. On lui est vaguement reconnaissant d'être un complément contrasté de De Gaulle ; les uns aiment mieux le complément, les autres le contraste.
Pompidou : « J'ai des sources sûres »
À la suspension de séance qui suit le discours du Premier ministre, tandis que le flot des députés s'écoule vers la Salle des bronzes, je le complimente sur la hauteur à laquelle il a su placer son intervention. Je l'interroge aussi sur un passage de son discours qui m'a intrigué :
« Vous croyez vraiment à une organisation internationale qui fomenterait des troubles à Paris ?
Pompidou. — Si je l'ai dit du haut de la tribune, c'est que j'ai des sources sûres. »
Pompidou aime user de formules dont ses familiers devinent le sens. Il ne parle jamais ni des services spéciaux, ni des écoutes téléphoniques. Mais nous savons qu'il est attentif aux informations apportées par ces sources qu'il ne faut jamais avouer. Il me l'a encore montré au début du mois, à propos de l'attitude des communistes.
Quelques jours plus tard, j'apprends qu'on a la certitude de versements faits aux groupuscules révolutionnaires de Paris par l'ambassade de Chine à Berne, par la CIA et par Cuba ; sans compter quelques soupçons motivés du côté d'Israël et de la Bulgarie. Toujours par la Suisse. « Tandis que les possédants français font porter des valises de billets en Suisse, conclut mon informateur, d'autres valises en apportent autant à nos émeutiers. Un exemple de la circulation universelle du flouze. »
Le « bourgeois » et l'antibourgeois se croisent et convergent. Le Général a suscité la colère simultanée des forces contraires qu'il défie de si haute façon. Mais fallait-il ainsi, en accumulant les défis, accumuler les orages ?
Mercredi 15 mai 1968.
Il règne une étrange atmosphère dans tous les ministères. Tout est suspendu à Pompidou. Aucun des ministres ne prend la parole, ni même de décision. Ils ne sont plus que des ombres portées.
L'impression est profonde sur le public : un grand homme d'État a pris les choses en main. Mais est-il sain que toute l'activité de l'Etat se réduise à un one man's show ?
Du reste, l'euphorie ne dure pas. Des nouvelles inquiétantes arrivent de l'Ouest : débrayages, séquestrations et occupations à l'usine Sud-Aviation près de Nantes hier, et aujourd'hui à l'usine Renault de Cléon, près de Rouen.

Le rapport que me font mes collaborateurs des parlotes de la Sorbonne me laisse entrevoir qu'une faille peut apparaître entre les gauchistes, qui annoncent le boycott des examens, et la masse inquiète des étudiants.
J'enregistre, pour plusieurs stations de radio un avertissement sévère :
« Les examens et concours qui vont valider l'année universitaire seront organisés dans tout le pays selon les directives du ministère, adaptées aux circonstances locales par les recteurs et les doyens. Les étudiants qui ne les passeront pas, non seulement auront perdu leur année, mais ne seront pas réinscrits pour l'année suivante. (...) Il n'y a aucune raison pour que les faux étudiants qui ont déjà perdu leur année en faisant de la politique, et qui ont de bonnes raisons de craindre le résultat de ces examens, obligent les vrais étudiants à perdre eux aussi leur année. »

Le résultat de cette déclaration ne se fait pas attendre.
Le professeur Alfred Kastler me fait remettre en mains propres une lettre manuscrite. Elle commence fort gracieusement :
« M. le Ministre, vous êtes supérieurement intelligent. Vous l'avez montré au ministère de la Recherche scientifique (...) et dans la première année de votre séjour rue de Grenelle (...) »
Elle se termine plus brutalement :
« Mais ce que vous pouvez dire maintenant, même si on ne peut que vous approuver dans le fond, ruine la valeur de ce que vous dites, par le fait que c'est vous qui le dites. Je vous conjure donc de garder le silence. »
À peine ai-je reçu ce poulet que Pompidou me demande de passer le voir : « Votre déclaration me gêne. Ne dites rien, ne faites rien, je m'occupe de tout ! »
Me voilà deux fois bâillonné : par celui qui s'est fait la caution des gauchistes et par celui qui s'est fait fort de les réduire en les amadouant.
AP : « Vous voyez bien que vous auriez dû accepter la démission que je vous ai offerte dimanche. Vous m'auriez remplacé par quelqu'un qui n'aurait été pour rien dans ce qu'ils appellent " la répression policière". »
Pompidou est lent à me répondre : « Ne vous tracassez pas. Dans quelques jours, cette énorme farce sera retombée d'elle-même, et vous reprendrez votre liberté de mouvement. Mais pendant ces quelques jours, je vous demande de vous en abstenir. Nous sommes sur le fil du rasoir. Toute initiative venant de vous sera automatiquement contrée. Quelques jours de silence, ce n'est quand même pas difficile ! Les choses vont si vite...
AP. — Si je ne peux pas faire de déclaration publique dans les jours qui viennent, il y aura peut-être avantage à ce que je prépare discrètement ce qui se passera ensuite. J'ai préparé le décret créant un comité des Sages auprès du Premier ministre et du ministre de l'Éducation nationale. Il correspond à ce que vous avez annoncé hier. En voici le texte, que j'ai signé. Vous pourrez, si vous l'approuvez, le signer aussi et en donner la primeur à la presse, pour montrer que vous ne lancez pas des paroles en l'air et que vous donnez suite rapidement à vos annonces. »
Pompidou saisit le texte, le lit lentement. Je vois qu'il hésite en voyant que ce comité sera placé aussi « auprès du ministre de l'Education nationale ». Je précise, avec un sourire qui a dû paraître triste : « Il y aura toujours quelqu'un qui en assumera les fonctions. »
Pompidou se reprend vite, comme s'il avait été pris en faute : « Oui, oui, bien sûr », et il signe.
AP : « J'ai réfléchi aux noms de ceux qui pourraient y figurer. Je laisse en blanc les délégués des étudiants, qui seront désignés par eux-mêmes. Mais j'ai retenu une vingtaine de noms, deux fois plus qu'il n'y aura de places. À vous de rayer les noms inutiles.
Pompidou. — Laissez-moi cette liste, je vais y réfléchir. »
Je reviens de Matignon perplexe. Dans ce palais de la République où tous les pouvoirs sont concentrés, on souhaite que, tout en gardant l'apparence de mes fonctions, je ne les exerce pas. Dans cet autre palais de la République, que je rejoins maintenant, comment me maintenir sans rien faire ? La Rue de Grenelle a besoin d'un chef. Ceux qui y travaillent ont besoin de le sentir présent et actif, veulent savoir qu'il s'occupe d'eux et qu'il les sortira de là. Si je n'ai aucun moyen d'affirmer ma présence, je vais apparaître comme l'oiseau hypnotisé par le serpent qui va l'avaler, et qui ne songe même plus à s'envoler.
J'ai appris que les instructions écrites que j'avais envoyées hier aux recteurs pour leur demander d'affirmer leur présence auprès des doyens, inspecteurs d'académie, proviseurs, ont été bloquées par le cabinet du Premier ministre. La consigne de silence qui a été imposée par Pompidou est d'ores et déjà appliquée avec rigueur, même pour mes transmissions à mes subordonnés hiérarchiques ; bien plus, elle a été anticipée par la machinerie de Matignon.
Pompidou : « Des groupes d'enragés se proposent de généraliser le désordre »
Matignon, jeudi 16 mai 1968.
La contagion atteint ce matin d'autres usines Renault : Sandouville, Le Mans, Flins, mais aussi Unilec à Orléans, Lockheed à Beauvais. Nous nous retrouvons à plusieurs, Frey, Guichard, Foccart, dans le bureau de Pompidou. L'avis général est de lui demander de dénoncer l'extension des désordres, qui dépassent de beaucoup l'Université. Le bon effet de son allocution de samedi s'est estompé en trois jours. Le public recommence à être désemparé.
Le Premier ministre doute qu'il soit déjà temps pour lui de s'engager à nouveau. Il préfère confier à Gorse le soin de lire un communiqué. Avec un calme parfait, il écrit, pendant que nous parlons entre nous, un texte qui répond à nos objurgations :
« Dès lors que la réforme universitaire ne serait plus qu'un prétexte pour plonger le pays dans le désordre, le gouvernement a le devoir de maintenir la paix publique et de protéger tous les citoyens, sans exception, contre les excès et la subversion. »
Cela sonne vague, alors que la situation sociale s'aggrave nettement et que l'opposition avance ses pions. Le bureau de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste a demandé la démission du gouvernement et des élections. Le parti communiste a déclaré : « Les conditions mûrissent rapidement pour en finir avec le pouvoir gaulliste. » Du côté des étudiants, les activistes cherchent une relance. Les comités d'action annoncent une manifestation contre la télévision à Cognacq-Jay pour le lendemain à 20 heures 30.
Frey, Foccart, Guichard pressent Pompidou : le communiqué ne suffit pas. Il se résout finalement à parler. Il garde toujours le même sang-froid et rédige instantanément son projet d'allocution, dont il nous donne lecture : « J'ai fait la preuve de ma volonté d'apaisement... J'ai rendu l'Université à ses maîtres et à ses étudiants... J'ai libéré les manifestants arrêtés... J'ai annoncé une amnistie totale... Des groupes d'enragés se proposent de généraliser le désordre, avec le but avoué de détruire la nation et les bases mêmes de notre société libre... Le gouvernement doit défendre la République. Il la défendra. »

110, rue de Grenelle, même jour, 15 heures.
Voici la réunion des recteurs. Comme les choses ont changé depuis la dernière ! Ils sont venus de leurs académies où la contestation a établi ses quartiers aussi bien qu'à Paris. Il serait important que le ministre puisse leur donner des consignes pour l'immédiat et des perspectives pour en sortir ! Je fais ce que je peux pour donner l'impression que c'est le cas.
Je m'échappe un moment, laissant la présidence à Laurent, pour aller à Matignon arrêter avec Pompidou le communiqué sur le comité des Sages et lui proposer un décret déléguant aux doyens le pouvoir de réglementation des examens, afin de leur permettre d'en négocier l'organisation dans de bonnes conditions. Le Premier ministre refuse de donner à cette délégation l'autorité d'un décret.
Il ne veut pas qu'on reconnaisse, par un texte qui engage juridiquement le gouvernement, que les épreuves varieront d'une faculté à l'autre ; ni que l'on « découpe en rondelles » l'autorité ministérielle ; ni que l'on porte atteinte à un principe fondamental : les examens sont les mêmes partout, se passent partout selon les mêmes modalités, ont la même valeur partout. Il veut bien un communiqué, mais rien d'autre. Pense-t-il qu'il vaut mieux sacrifier la session d'examens plutôt que de sacrifier le principe, ou la fiction, de leur caractère national ? Je n'ose lui poser la question, et, sur le coin de la table, je transforme mon décret en communiqué.
Je le lui tends. Pompidou le parcourt en diagonale : « Laissez-le-moi, c'est à Gorse de le lire à la télévision, pour qu'on comprenne bien que ça engage le gouvernement tout entier. » Ce ne sera donc pas un communiqué du ministre de l'Éducation nationale, mais du Premier ministre...

Paris, même jour, 20 heures.
L'intervention du Premier ministre, préalablement enregistrée, est diffusée après un débat où Cohn-Bendit, Geismar et Sauvageot ont mis à mal trois journalistes chevronnés1 qui leur étaient opposés. Leur style direct et leur expression désinvolte ont sûrement séduit. Le discours de Pompidou, venant ensuite, donne l'impression d'un langage conventionnel.
Quand des étudiants voltigent en lançant des pavés sur la police lourdement casquée, c'est vers eux que va spontanément la sympathie. Quand ils envahissent le petit écran en face des figures habituelles, ils dominent aussitôt. Au jeu de l'espièglerie subversive, ils auront toujours le dessus.
Dans la soirée, l'Odéon est occupé.

110, rue de Grenelle, vendredi 17 mai 1968.
Encore une réunion où j'ai le sentiment étrange de jouer mon propre rôle.
Ce matin, j'ouvre les journées d'information sur la réforme de l'orientation, auxquelles ont été conviés ceux qui seront, à partir de la rentrée prochaine, les responsables de l'orientation dans les deux académies pilotes de Reims et de Grenoble : chefs du nouveau service, directeurs de centres d'orientation, professeurs-conseillers.
L'auditoire est tellement surpris de m'entendre prendre des dispositions sereines en vue de la rentrée, que je m'interromps un instant pour leur montrer qu'ils ne rêvent pas. Ils avaient cru que les événements allaient engloutir la réforme. Ils s'émerveillent qu'on leur parle bien du sujet auquel, leur volontariat le montre, ils sont attachés. Quand je me retire, des applaudissements nourris, de la part de ces fonctionnaires de l'Education nationale peu portés à aduler leur ministre, me redonnent quelque espoir. Il y a donc une contagion de la crânerie, comme il y a une contagion de la défaillance. Mais je me demande si ma crânerie pourra tenir longtemps.

Vendredi 17 mai 1968.
Parmi mes collègues, une fronde s'est élevée : « Ce n'est pas tolérable de voir des images folkloriques du voyage triomphal du Général en Roumanie, pendant qu'ici, l'insurrection déferle. »
Debré, Fouchet et d'autres téléphonent à Bucarest pour supplier le Général de rentrer. Il décide finalement de revenir samedi soir au lieu de dimanche matin.
De Gaulle : « Ils vous ont pris l'Odéon ? » Malraux : « Ça ne leur portera pas bonheur »
Orly, samedi 18 mai 1968, 22 heures 30.
L'un après l'autre, tous les ministres arrivent à l' « isba ».
À 22 heures 30, le Général apparaît à l'échelle de coupée de sa Caravelle. Il rentre de Bucarest en aussi grande forme que, samedi dernier, Pompidou de Kaboul. Mais ses conclusions ne vont pas du tout dans le même sens.
Nous nous rangeons par ordre protocolaire.
Le Général a les oreilles encore bourdonnantes de l'enthousiasme qu'il a soulevé. Et nous voilà tous anxieux, à mille lieues de son rêve. Après avoir passé en revue le piquet d'honneur, il nous apostrophe l'un après l'autre. Même Pompidou, si entraîné à arborer la sérénité, a l'air un peu piteux quand le Général l'interpelle : « Alors, vous avez laissé prendre l'Odéon ? C'est partout la chienlit ? »
Il lui fait perdre, comme il en a seul le pouvoir, son permanent sourire. Pompidou répond à voix basse une phrase que je n'entends pas ; mais il garde de longues minutes la mine d'un enfant grondé.
À Malraux, le Général jette : « Ils vous ont pris l'Odéon ?
Malraux. — Ça ne leur portera pas bonheur. »
Quand vient mon tour, le Général me dit : « Alors, vos étudiants, ils cavalent toujours ?
AP. — J'espère qu'ils finiront par se fatiguer. »
Il passe au suivant.
« Il faut reprendre d'abord l'Odéon, puis la Sorbonne »
De son geste familier, il nous invite à nous disposer en cercle autour de lui.
GdG : « J'ai décidé de revenir quelques heures plus tôt. Ça ne peut pas continuer. Il faut marquer le coup tout de suite. La Sorbonne, l'Odéon, c'est trop. Nous allons reprendre tout ça en main. Nous allons régler les problèmes comme nous les avons toujours réglés dans les moments difficiles. Nous allons en appeler au peuple. »
Le Général nous parle ensuite de son voyage : « Il était très important. C'est extraordinaire comme on aime la France là-bas. La France, c'est la liberté, c'est l'indépendance du peuple. Et puis, dit-il en se tournant vers moi, les Roumains font la sélection ! Ils n'ont pas d'ennuis avec leurs étudiants. »
Pendant que le Général s'en va, nous nous interrogeons sur ce qu'il a voulu dire en parlant de ses projets. Certains pensent que le Général a en tête l'article 16, mais Couve nous met sur la voie en nous parlant d'un référendum. Tous, en tout cas, sont frappés par sa détermination, qui prend un air de reproche envers ce qui s'est passé en son absence et, carrément, envers Pompidou.
Depuis six ans, c'est la première fois que je le vois réprimander — indirectement, et sans le dire — son Premier ministre devant ses ministres. Pompidou s'engouffre dans la voiture du Général, l'air penaud.
Grimaud a pris des dispositions pour que le cortège suive un itinéraire inhabituel. Quel contraste dérisoire ! De Gaulle vient de quitter les foules roumaines acclamant l'homme qui a su se glisser entre les deux supergrands pour proclamer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Et il doit regagner l'Elysée par un trajet furtif.


À l'isba d'Orly, Flohic m'a glissé : « Le Général n'a cessé d'être nerveux sur ce qui se passait à Paris. Nous téléphonions plusieurs fois par jour pour avoir les dernières nouvelles. Chaque fois, nous apprenions qu'une nouvelle usine, qu'une nouvelle faculté, que l'Odéon étaient occupés. Dans l'avion du retour, il a écrit un papier qu'il m'a montré : " Il faut reprendre d'abord l'Odéon, puis la Sorbonne." Ce sont les ordres stricts qu'il va donner au gouvernement. Il reproche à Pompidou d'avoir tout laissé aller.
AP. — Ce qui se passe est dans la logique de la décision de samedi dernier. À partir du moment où on fait le pari de faire confiance aux révolutionnaires comme s'ils étaient de bons petits étudiants, on est obligé de laisser se dérouler l'expérience, c'est-à-dire qu'on ne peut pas réagir.
Flohic. — C'est bien ce que voit le Général. On est sur la pente glissante. C'est pourquoi il a pris la décision de faire un référendum, seul capable à ses yeux d'arrêter la glissade, en prouvant que le peuple est derrière lui. »
1 Jean Ferniot, Pierre Charpy et Michel Bassi.
Cétait de Gaulle - Tome III
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