Chapitre 1
Conseil du 12 janvier
1966.
Le Général est désormais le Président élu des
Français. Nous sommes curieux de voir si cette nouvelle forme de
l'adhésion nationale l'aura transformé. En tout cas, ce n'est
sûrement pas l'impression qu'il veut nous donner. L'élection a été
une péripétie. C'est de Gaulle as
usual.
« La fonction des ministres ne doit pas être
définie par leurs clients »
GdG : « La politique générale du gouvernement n'a
pas lieu d'être modifiée. »
Il en définit brièvement les axes de marche : la
stabilité et l'expansion ; la politique des revenus, y compris les
revenus agricoles ; l'indépendance et l'Europe ; la coopération, y
compris avec le Québec.
GdG : « Quant au fonctionnement du gouvernement,
il y a le rôle du Président de la République, selon la lettre,
l'esprit et la pratique de la Constitution. Il y a le rôle du
Premier ministre, défini de mieux en mieux par la pratique : il
coordonne l'action des ministres et il est le chef de
l'administration. Il y a la fonction particulière de chacun des
ministres, qui ne doit pas être définie par leurs clients. Les
secrétaires d'État occupent des fonctions hybrides, mais fort
utiles. Ils déchargent les ministres et font partie du
gouvernement, dont ils constituent la réserve.
« Pour ce qui est des cabinets, des instructions
existent, elles fixent des chiffres qui ne doivent pas être
dépassés. Travaillez avec vos directeurs et pas seulement avec les
membres de votre cabinet.
« Déplacez-vous, inspectez ce qui est de votre
ressort. Allez dans les départements prendre contact avec vos
agents et avec les milieux qui sont concernés par votre
action.
« L'essentiel, c'est ce que vous faites et la
façon dont c'est connu »
« Il y aura, d'ici aux élections législatives,
quelques agitations. Ou simplement rien. Mais il ne faut pas se
laisser prendre à cette agitation éventuelle. L'essentiel, ce ne
sont pas les sempiternelles aigreurs des
éternels aigris, c'est ce que vous faites et la façon dont c'est
connu. Un effort doit être fait sur le plan des relations
publiques, bien que l'ancien ministre de l'Information ait déjà
beaucoup fait dans ce domaine (je remercie d'une légère inclinaison
de tête). Il faut trouver des informateurs professionnels, pour
faire connaître ce que fait effectivement le gouvernement. Il faut
aussi que le gouvernement, par des sondages, soit informé à dates
régulières des préoccupations du public. C'est à organiser
systématiquement.
« Il n'y a que nous qui puissions gouverner. On
l'a vu avant 58, quelle qu'ait été la valeur de ceux qui
gouvernaient (c'est une politesse pour Edgar Faure, le nouveau
venu). On l'a vu depuis 58, même si le corps électoral ne l'a pas
entièrement compris. Notre tâche est donc déterminée, et notre
responsabilité claire.
Pompidou. — Je rappelle la règle du secret
concernant les délibérations du Conseil des ministres. Seul le
secrétaire d'État à l'Information en rend compte au public. Un
certain nombre de ministres ont un service d'information : il est
nécessaire qu'ils agissent en coordination.
GdG. — Cette coordination, je le rappelle, c'est
le rôle de la mission de liaison interministérielle pour
l'Information. »
Il est frappant de voir le Général faire, sur un
sujet qui pourrait paraître secondaire, un rappel plus précis que
son Premier ministre. Il est toujours aussi attentif aux questions
d'organisation.
« M. Sudreau connaissait tout le monde, il
avait pu trouver des ingénieurs »
Conseil du 19 janvier
1966.
« Un nouveau grand ministère a été taillé »,
déclare le Général. C'est celui de l'Équipement — le mot aussi est
nouveau. En fait, il a été « taillé » pour Giscard, qui l'a refusé
dédaigneusement. C'est Pisani qui en hérite, en récompense de son
zèle à l'Agriculture. Le Général le définit lui-même : « Ce nouveau
ministre exerce maintenant les attributions qui étaient
précédemment dévolues au ministre des Travaux publics et des
Transports et à celui de la Construction.
« Ce ministère de la Construction, il n'y a jamais
eu d'administration vraiment compétente pour le faire bien
fonctionner. (Peu aimable pour les prédécesseurs.) Alors, il y a
les ingénieurs des Ponts qui sont capables de le faire, et il faut
les mettre dedans, les intéresser à la Construction. Je ne dis pas
que vous y arriverez du jour au lendemain, mais c'est là le but à
atteindre.
Pompidou (jovial). — Mais il ne faut pas faire
construire les maisons par les ingénieurs des ponts ! (Il rate de
moins en moins une occasion de montrer que son bon sens pragmatique
et sceptique corrige le volontarisme du Général.)
GdG (à pragmatique, pragmatique et demi). — On a
un exemple. Actuellement, on a le District de
Paris, avec M. Delouvrier. Lui, il existe, il commence à réaliser
quelque chose dans ce District. Pourquoi ? Parce qu'il a su
entraîner avec lui des ingénieurs des Ponts dégourdis. Sinon il
serait là, à nager au milieu des incompétences. Il y a eu aussi le
cas de M. Sudreau. Il était bien parti parce qu'il connaissait tout
le monde, il avait pu trouver des ingénieurs, leur donner
confiance. Et puis, à peine M. Sudreau a disparu, que les
ingénieurs ont disparu aussi, et depuis, le ministère de la
Construction est à la traîne. Voilà la vérité. »
Une leçon de perspicacité administrative. Mais
aussi une philosophie de l'entreprise : un chef n'est un chef que
s'il inspire confiance au point de donner à ceux qu'il entraîne
confiance dans son projet.
Pompidou : « Je demande qu'on ménage les
adjectifs »
Quatre mois plus tard, au Conseil du 4 mai 1966, dans un échange à propos des
réclamations budgétaires que, pour la forme, les ministres
dépensiers sont autorisés à présenter, Pisani se laisse aller à
dire : « La situation du logement est tragique. » Aussitôt,
Pompidou prend la mouche :
Pompidou : « Je demande qu'on ménage les
adjectifs. On ne peut appliquer le terme de tragédie à la situation
d'un ministère où l'on vient d'accéder. C'est un peu trop violent
pour la situation antérieure. La construction n'a jamais été aussi
forte qu'en 65. Elle a baissé en 1966, mais par rapport à un état
qui est le plus élevé jamais connu en France. Je ne peux pas
laisser dire que la situation est tragique, comme si cela résultait
de l'incapacité du ministre antérieur. »
Et naturellement, du Premier ministre antérieur...
Ce n'est pas parce que le gouvernement est nouveau qu'il peut
capitaliser sur cette nouveauté. C'est le même Président de la
République, et le même Premier ministre, et Pisani a tort de
dramatiser les problèmes dont il hérite.
« Il n'y a pas d'objections à la réapparition
de Bacon »
Conseil du 9 mars
1966.
Le gouvernement assume le passé. Mais l'esprit est
à l'ouverture. Ainsi, il convient de pourvoir à la présidence du
Centre d'études des revenus et des coûts. Le Premier ministre
propose de désigner Paul Bacon1.
GdG : « Il n'a jamais fait
de mal à personne. Il a fait du bien à beaucoup de monde. Il n'y a
pas d'objection à sa réapparition. »
Quatre ans après, le Général veut bien, même sans
enthousiasme, passer l'éponge, quoique Bacon lui ait « manqué
».
Conseil du 23 mars
1966.
Parmi les nouveaux, Jean-Marcel
Jeanneney2, ministre des
Affaires sociales (autre « grand ministère », où sont réunis pour
la première fois le Travail et la Santé), impose bientôt sa
compétence souriante et concise, qui contraste avec le lyrisme de
Grandval. En quelques minutes à peine, il nous fait une
communication sur l'insuffisance de la main-d'oeuvre qualifiée. Un
autre trait de son caractère, le dirigisme, sied au Général. Le
voici sur une seconde communication, à propos des conventions
médicales : « Il y a peu d'adhésions individuelles. Nous devrons
mener une action pour y contraindre les
médecins (il appuie), par exemple en ouvrant des dispensaires.
»
Le Général approuve, visiblement satisfait qu'un
de ses ministres ne recule pas devant la contrainte.
Conseil du
1er
juin 1966.
La vraie vedette du gouvernement, c'est Edgar
Faure 3. Il a été éblouissant dans un « face à face
» télévisé. Nous sommes un petit groupe qui l'en félicite.
Réfractaire aux enthousiasmes, Couve le douche : « Une heure, c'est
beaucoup trop long, un quart d'heure suffirait. » Je murmure : «
Tiens, j'allais dire : une heure, ça nous a paru trop court. »
Edgar feint de ne pas entendre. Le Général arrive, serrant les
mains, avec quelques mots de-ci de-là ; quand il passe devant lui :
« Vous avez été brillant et habile. » Il en a l'air tout heureux et
Edgar est aux anges.
« Si l'opposition veut censurer le
gouvernement, elle le peut »
Conseil du 13 avril
1966.
La session parlementaire s'est ouverte. Les chefs
de l'opposition réclament que le nouveau gouvernement vienne
demander l'investiture de l'Assemblée.
Pompidou : « Nous ne sommes plus sous le régime
d'Assemblée. Il n'y a ni débat d'investiture, parce que ce n'est
pas dans la Constitution, ni obligation de demander un vote de
confiance. Mais l'opposition peut
naturellement essayer de faire la preuve qu'elle peut censurer le
gouvernement.
GdG (un sourire de défi). — ...et éventuellement
le remplacer !
« Le premier gouvernement Debré a engagé sa
responsabilité et je l'ai approuvé. C'était une nouvelle
Constitution, une nouvelle Assemblée, un nouveau gouvernement.
C'était normal.
« Le gouvernement Pompidou, en avril 62, a fait de
même. C'était un nouveau gouvernement. Il y avait eu des événements
considérables par rapport à l'Algérie. Il fallait marquer l'accord
de l'Assemblée pour une nouvelle étape.
« Lorsqu'il y a eu un nouveau gouvernement après
la dissolution, en décembre 62, il en a été encore de même. C'était
une Assemblée toute différente, il fallait qu'une nouvelle majorité
se dégage, après cette nouvelle donne.
« Cette fois-ci, il y a eu l'élection
présidentielle, oui, mais on n'a pas changé de Président. Le
gouvernement a été remanié, oui, mais on n'a pas changé de
gouvernement. Et l'Assemblée ? Elle est toujours ce qu'elle
était.
« Si l'opposition veut censurer le gouvernement,
elle le peut ; enfin, elle peut s'y essayer. C'est à elle de
prendre la responsabilité pour son compte. »
Il n'est pas inutile de rappeler ces principes
avant les élections de l'an prochain. Nous ne savons pas si elles
nous donneront la majorité, mais ce sera à l'Assemblée de prendre
l'initiative des hostilités, si elle le souhaite, avec la menace
d'une dissolution. À bon entendeur, salut.
1 Ancien ministre du premier gouvernement Pompidou, l'un
des cinq ministres MRP démissionnaires le 15 mai 1962, après
l'incident du « volapük ». Voir C'était de
Gaulle, t. I, IIe partie, ch.
7.
2 Jean-Marcel Jeanneney, professeur d'économie
politique, ministre de l'Industrie de 1959 à 1962, a été le premier
ambassadeur de France en Algérie, puis a été membre du Conseil
économique et social.
3 Edgar Faure (1908-1988), six fois ministre et deux
fois président du Conseil sous la IVe
République.