Chapitre 2
Pourquoi le Général changerait-il ? Sa
personnalité traverse intacte toutes les circonstances. Si le
Conseil des ministres est un théâtre particulier, cela fait
longtemps qu'est fixée sa façon d'y tenir son rôle.
« Ce qui compte maintenant, ce n'est plus
l'aristocratie, ce sont les ingénieurs »
Conseil du 25 mai
1966.
Il aime toujours prendre le Conseil des ministres
à contre-pied. Ce matin, Couve nous gratifie d'une longue
communication sur l'état de la Pologne. Quand il a terminé, nous
nous tournons vers le Général, goûtant à l'avance les conclusions
qu'il va en tirer, lui qui y a passé deux ans de sa jeunesse.
GdG : « Vous avez évoqué les relations
culturelles. Avant la guerre, l'aristocratie polonaise apprenait le
français. Elle comptait, et le français comptait. Elle ne compte
plus. Ce qui compte maintenant, en Pologne comme chez nous, ce sont
les ingénieurs. Ils s'intéressent à ce qui leur est utile. Les
ingénieurs polonais s'intéresseront au français dans la stricte
mesure où nous aurons quelque chose à leur apporter, en fait de
sciences, de techniques. »
Ce matérialisme nous surprend. Il est fait pour
nous secouer.
« Il est affreux que l'on dise la délivrance
des autorisations »
Conseil du 31 mars
1966.
Le Général est toujours le gardien sourcilleux du
beau langage. Je ne sais plus lequel d'entre nous est coupé dans le
bel élan de sa communication par ce soupir d'écrivain :
« Il est affreux que l'on dise la délivrance des autorisations. Il faudrait dire
l'octroi. »
Mais il parle au conditionnel. Ce n'est pas un
domaine où il s'autorise à donner des ordres, même à ses
ministres.
Le registre de style qui nous met tous en joie,
même celui qui en est l'occasion, c'est celui de l'acidité. Cette
fois, c'est Roger Frey 1 qui chante
les mérites des préfets qu'il déplace. Le Général, sarcastique : «
À vous entendre, les préfets que vous nous présentez, qu'ils s'en
aillent, qu'ils restent ou qu'ils arrivent, sont tous éminents et
sans défauts. »
« Je m'interroge sur les mérites de
l'exportation des reproducteurs »
Conseil du 21 septembre
1966.
Dumas 2 récite la
liste des lois qui doivent alimenter la session d'automne. On
l'écoute distraitement. Tout à coup, de Gaulle le coupe : « Cette
loi sur l'élevage, je soupçonne que pour la plus grande part elle
est du domaine réglementaire ! » Dumas, qui n'en peut mais, donne
du regard la parole au ministre de l'Agriculture.
Edgar Faure : « Il est certain que tout n'y est
pas du domaine législatif stricto
sensu, mais dès lors qu'il y a une loi, il est bon d'y
inscrire tous les éléments d'une politique d'ensemble.
GdG. — Nous nous sommes donné beaucoup de mal pour
définir restrictivement le domaine législatif. C'est la
Constitution et c'est la pratique que nous en avons faite. Il ne
faut pas revenir là-dessus. Mais je suis prêt à écouter vos
arguments. Nous en reparlerons. »
Le Général est toujours d'une exquise courtoisie
avec Edgar Faure. Mais quand, au Conseil
suivant, le 28 septembre 1966, Edgar expose son projet de
loi, on s'aperçoit que celui-ci sait obéir avec grâce. L'essentiel
de ce qui était réglementaire a disparu, et c'est l'exposé des
motifs qui se charge de définir la politique de l'élevage.
Le Général en profite pour manifester à son
ministre tout l'intérêt qu'il porte à ces dossiers si ingrats. Il
le fait à sa manière, énigmatique, en lançant d'un ton rêveur : «
Je m'interroge sur les mérites de l'exportation des
reproducteurs... »
Faut-il en effet que nos mâles quadrupèdes
quittent le territoire ?
« Nous faisons des
politesses, mais on ne nous les rend pas »
Conseil du 23 novembre
1966.
Couve annonce qu'il aura l'honneur d'inaugurer
l'avenue Winston Churchill. De Gaulle, franchement bougon : «
L'usage se répand de donner des noms de personnalités étrangères à
des rues de Paris. C'est un usage qui devient abusif. Nous faisons
des politesses, mais on ne nous les rend pas. Il faut mettre un
frein à ces abus. Le ministre de l'Intérieur devrait donner des
instructions en ce sens au préfet de la Seine.
Frey. — J'ai déjà donné des consignes dans ce
sens.
GdG. — Ce n'est sans doute pas assez. Il faudrait
inscrire cette règle dans un texte, tout au moins pour la
capitale.
Pompidou (sarcastique). — Cette avenue n'est
bordée par aucune maison. Elle passe entre le Petit et le Grand
Palais. C'est une politesse qui ne coûte pas cher. »
C'est tout de même étonnant que de Gaulle ait
choisi Churchill pour manifester son irritation. Churchill trinque
pour Kennedy 3.
Conseil du 31 janvier
1968.
Michelet, ministre des Anciens combattants,
profite de l'examen de la promotion des décorés pour déplorer que
des militaires de réserve ou d'anciens déportés aient été trop
modestes pour faire état de leurs titres à des nominations
largement méritées pourtant.
GdG (presque sèchement) : « C'est au ministre de
s'en occuper. »
Demander une décoration pour soi-même, cela ne se
fait pas, ou ne devrait pas se faire. C'est précisément pourquoi il
revient à l'État, source des honneurs, de distinguer dans la masse
ceux qui les méritent et ont la pudeur de ne pas le faire
savoir.
Malraux : « Il ne peut y
avoir qu'une politique culturelle »
Conseil du 27 mars
1968.
Le Premier ministre présente lui-même une création
qui lui tient à coeur, celle de la Fondation de France.
Debré : « L'idée vient de la demande de M. Malraux
sur le mécénat. Mais le problème a été élargi. Nous introduisons en
France une institution et une pratique nouvelles.
Malraux. — Je salue l'intention, mais je redoute
les dérives. On va créer des organisations parallèles, et je crains
une politique culturelle
parallèle. Il ne peut y avoir qu'une politique culturelle, même
pour l'achat de tableaux.
GdG. — Cette remarque est d'intérêt général. Il
conviendra d'y veiller. »
Même quand il parle pour sa boutique, André
Malraux est digne d'écoute.
« Un directeur sans direction, il n'en est pas
question »
Conseil du 30 avril
1968.
Debré expose les complications d'une
réorganisation de ses services.
GdG : « Si je vous comprends, vous proposez de
créer un directeur sans direction. Il n'en est pas, il ne peut en
être question. Être inspecteur général des Finances devrait lui
suffire.
Debré. — Le titre de directeur lui donnerait plus
d'autorité.
GdG. — Je n'en veux pas. Ce n'est pas conforme à
l'ordre de l'État. »
Ainsi, dans ses grandeurs et ses tics, ses
fulgurances et ses soucis, de Gaulle est toujours le même de
Gaulle.
Mais ceux qui le connaissent le mieux et le
servent de leur mieux ne cessent de s'interroger sur lui. Un sujet
surtout les tarabuste, Non point cet « après-gaullisme » dont
s'occupe la presse, mais la façon dont le Général voudra ou pourra
choisir son terme.
Conversation avec Burin des
Roziers, mardi 12 avril 1966.
Burin des Roziers et moi, nous voici à en parler.
Je l'écoute surtout.
Burin : « Au lendemain de l'élection
présidentielle, le Général se voyait partir dans deux ou trois ans
; et maintenant, il pense qu'il va rester. Il y a toujours, chez le
Général, dialogue entre deux tendances. En 1962, après un
référendum gagné mais qui l'avait déçu, il s'est vu partir le mois
suivant et laisser la main à Pompidou. Il aurait à la fois
sauvegardé sa figure historique et assuré sa succession. Alors
qu'en 1946, il avait sauvegardé sa figure historique mais n'avait
pas assuré sa succession.
« De 1962 à 1965, il a hésité entre s'en aller et
rester, car il souhaitait gagner sur les deux tableaux. C'est
finalement parce qu'il a pensé que, s'il s'en allait, sa succession
ne serait pas assurée comme il l'aurait souhaité, qu'il s'est
présenté. Aujourd'hui, il considère encore que personne ne peut lui
succéder ni tenir la barre avec la même fermeté qu'il la tient
lui-même. Si toutefois les élections législatives étaient très
mauvaises et ressemblaient à un désaveu, ou si au contraire elles
étaient excellentes et laissaient espérer que son successeur aurait
autant que lui-même la possibilité de
gouverner, il pourrait s'en aller après six mois ou un an. Mais il
y a beaucoup de chances pour qu'il reste aussi longtemps que sa
santé le lui permettra.
AP. — Ce qui l'aidera à tenir, c'est de voir
combien, en deux ou trois ans, les esprits ont évolué sur
l'élection du Président au suffrage universel. Elle soulevait en
1962 une immense vague de critiques chez les Français attachés aux
traditions républicaines. Elle était acceptée par tout le monde en
1965. Le nouveau système est de plus en plus admis, au point qu'on
réclame le régime présidentiel de type américain. Mais il faut
compter avec les élections de mars 1967. Comment le Général les
voit-il ?
« Il faut que l'opinion soit associée de plus
près aux choix que fera l'État »
Burin. — Là encore, je crois bien que le Général a
évolué. Jusqu'en décembre, il considérait que le régime reposait
sur le Président de la République et lui seul. Peu importait que
l'Assemblée lui fût, ou non, défavorable. Ou plutôt, si elle était
favorable, c'était en quelque sorte de surcroît, et cela facilitait
les choses. Mais si elle était défavorable, on pouvait aussi bien
se passer d'elle, ou la menacer, et obtenir ainsi, de gré ou de
force, le même résultat.
« Je me demande si les conditions décevantes de
son élection ne l'ont pas amené à changer d'avis et à se rapprocher
de la thèse selon laquelle le Président est chef de majorité.
(C'était la thèse avancée par Frey à Asnières, reprise mezza voce par Pompidou, mais que le Général avait
condamnée devant moi avec une grande vigueur 4.) Il y a là une contradiction avec les thèses
antérieures du Général, mais le déroulement de l'élection
présidentielle a sûrement provoqué en lui une masse de réflexions
sur la philosophie de son régime.
AP. — De toute façon, il ne pourra pas ne pas
prendre position lui-même pour les élections législatives, et
naturellement en faveur de la majorité sortante.
Burin. — Cependant, la limite à cet engagement est
que, si le scrutin était désastreux, il devrait alors se considérer
comme désavoué et par conséquent se retirer. Nouvelle façon de
retomber dans le piège où la IIIe
République était tombée : "Se soumettre ou se démettre." Ce qui
revient à donner à nouveau le pouvoir suprême à l'Assemblée.
AP. — L'étude de la campagne et du scrutin, que je
lui ai communiquée, montre que l'opinion doit jouer un rôle
essentiel. Au cours du premier septennat, le Général pouvait
gouverner sans se préoccuper de l'opinion. Il savait que pour les
grandes options — institutions, guerre
d'Algérie —, il répondait à l'attente du public. Maintenant que ces
grands problèmes sont réglés, il le reconnaît lui-même, "il faut
que l'opinion soit associée de plus près aux choix que fera
l'État". C'est la conséquence inéluctable de l'élection du
Président de la République au suffrage universel.
Burin. — En somme, nous avons opté pour une
américanisation de la vie politique : il faudra en tirer les
conséquences jusqu'au bout. Si nous voulons que l'opinion ratifie
le style de gouvernement du candidat en l'élisant, il faut aussi
que l'opinion, au fur et à mesure du déroulement de cette
politique, la comprenne et l'approuve. La logique du référendum
d'octobre 1962, c'est que nous avons quitté le régime parlementaire
pour entrer dans le régime d'opinion.
« Apprenez donc à ne pas me parler de
problèmes qui sont insolubles »
AP. — Tout à l'heure vous disiez que le Général
cherchait à la fois à sauvegarder sa figure historique et à assurer
sa succession. Pour celle-ci, est-ce que le Général est fixé
?
Burin. — J'ai le sentiment très net que le Général
n'a pas encore trouvé le successeur idéal. Bien sûr, si demain les
circonstances ou un accident faisaient que la succession s'ouvrait,
il n'y aurait pas d'autre candidat possible, du côté gaulliste, que
Pompidou. Mais rien ne permet de dire que ce sera encore le cas
dans quelques années. D'ailleurs, vous connaissez la situation
aussi bien que moi. Elle n'est pas toujours facile à vivre. Mais un
jour que j'évoquais cela devant lui, il m'a dit : "Apprenez donc à
ne pas me parler de problèmes qui sont insolubles." »