Chapitre 6
Conseil du 2 février
1966.
Messmer expose la douloureuse situation : « Le
coût initialement prévu était de 1 860 millions de francs, dont la
moitié à la charge de la France, soit 930 millions. Les évaluations
les plus récentes montrent que ce coût doit être multiplié par
quatre.
« Les administrations laissent passer les
mensonges »
GdG. — Ce Concorde est un gobe-millions
1. McNamara m'a dit un jour qu'il y a une loi de
la nature budgétaire, au moins en matière d'armements : il faut
toujours multiplier le devis initial par le nombre π, 3,1416. Avec
4, vous êtes même au-delà. McNamara ajoutait : "Les experts
mentent, les industriels mentent", et je lui ai dit : "Les
administrations laissent passer les mensonges."
Messmer. — L'une des raisons du dépassement est
qu'il y a eu changement de projet. On est passé de 4 000 à 6 000
kilomètres de rayon d'action, de cent à cent cinquante passagers,
et d'un tonnage de fret de cent à cent cinquante tonnes. Quoi qu'il
en soit, il faut trouver, pour 1966, 260 millions de crédits de
paiement en plus de ce qui était prévu. A défaut, on prendrait des
retards incompatibles avec la concurrence américaine.
Pisani. — Il y a ce qu'on appelle un créneau, de
quatre ou cinq ans, avant que les Américains aient réalisé leur
supersonique. Si Concorde est réalisé à la date voulue, nous sommes
dans ce créneau. C'est une opération à la limite du raisonnable,
mais elle peut être tentée. Actuellement, nous ne connaissons pas
encore tous les paramètres commerciaux et techniques. M. Messmer et
moi, nous constatons qu'il n'y a pas un véritable responsable de
l'opération, mais des comités divers. Nous envisageons donc de
créer un poste confié à un ingénieur général du ministère des
Armées.
Debré (d'autant plus à l'aise sur ce dossier qu'il
le prend en marche). — Je suis préoccupé du fond et des procédures.
Pour le fond, dans l'immédiat, on nous dit tout à coup qu'il faut
doubler le crédit prévu pour 1966. Pour l'avenir, on ne nous cache
pas que les devis définitifs ne sont pas encore établis. Quant aux
procédures, je rappelle
que le budget a été voté il y a deux mois, que trois ou quatre
ministres m'avertissent que leurs crédits seront insuffisants. Le
ministre des Finances ne peut pas faire autrement que de gager sur
des crédits déjà votés le crédit qu'on lui demande maintenant.
Certes, on prétend que les recettes de 1966 seront supérieures à
celles qui étaient prévues. On ne pourra le vérifier qu'au milieu
de l'année.
GdG. — C'est une arrière-pensée qu'on peut avoir,
mais ça ne doit pas être une politique.
« Ces façons de gérer sont au-dessous du
médiocre »
Debré (embarrassé). — Je comprends bien que nous
sommes engagés dans un pari, qu'on ne peut pas reculer et qu'il
faut aller vite ; mais il est déplorable qu'on ne puisse faire un
choix avec toutes les données...
GdG (pressant). — Oui, c'est un fait. Alors, vous
concluez quoi?
Debré. — Je donne un avis favorable. Mais je suis
obligé de gager la somme en bloquant d'autres dépenses.
GdG. — Bien sûr. Si on abandonne, c'est un trou
qui nous coûtera très cher. Nous aurons sur les bras Sud-Aviation,
la Snecma, etc. Il faudra recaser les gens et on ne saura pas où
les mettre. D'autre part, il n'est pas sans importance générale, je
veux dire internationale, que la France et l'Angleterre arrivent à
faire un avion qui sera le premier de sa sorte. Tout ça doit entrer
en ligne de compte. Mais sur le plan des études et des
réalisations... je ne vois pas ça de près, je pense quand même
qu'il y a bien des désordres et des chevauchements, des initiatives
qui en remplacent d'autres, etc. Ces façons de gérer sont
au-dessous du médiocre. Alors, vous vous mettez d'accord pour qu'il
y ait un vrai maître d'oeuvre. Naturellement, il faut encore le
trouver.
« Enfin, il reste la dépense que M. le ministre
des Finances accepte. Naturellement, ça l'amènera à faire ailleurs
un certain nombre de retranchements ou de retardements. Il a raison
de dire qu'il faut régler la question le plus tôt possible. Vous
dites (regardant Debré) le mois d'avril ? Je ne sais pas si c'est
possible ?
Pisani. — Fin mai.
GdG. —Alors, fin mai. Mettons-nous d'accord pour
fin mai. Sur ces bases, je compte que vous soyez fermes.
« Nous ne faisons pas la politique en fonction
des élections »
Fouchet. — Je n'ai naturellement pas d'objection,
mais je suis un des ministres dépensiers les plus importants. J'ai
déjà rappelé à M. Debré que l'arbitrage rendu sur mon budget était
déjà trop bas. Il y a autour de cette table
des hommes qui sont pendus à mes basques pour me demander davantage
d'écoles, davantage de postes. Je leur dis tout de suite que si je
n'obtiens pas de M. le ministre des Finances la rallonge que je lui
ai demandée hier, la rentrée ne se fera pas.
GdG. — Alors là, je dis carrément que, bien sûr,
il y a des élections, mais que nous ne faisons pas la politique en
fonction des élections.
Fouchet (vexé). — Je fais la politique de
l'Éducation nationale.
GdG (haussant le ton). — Nous faisons, comme nous
l'avons toujours fait, la politique de l'intérêt du pays, des
intérêts généraux du pays (il met en vedette le pluriel), et en
fonction des possibilités. Il ne s'agit pas d'ajouter des
démagogies par-ci par-là, en contradiction avec l'intérêt national
et international.
« Cela dit, c'est vrai qu'on aurait dû faire des
bilans plus précis, et surveiller l'exécution de plus près.
« Il s'agissait bien d'aller à New York
»
Sanguinetti. — Je crois que l'erreur de base, pour
le Concorde, a été de ne pas voir que notre créneau était le moyen
courrier. Les Américains ne nous auraient pas concurrencés sur un
moyen courrier. Et dans trois ans, les Américains feront un vrai
long courrier qui ira plus vite et beaucoup plus loin. En fait,
nous nous sommes mis entre-temps à faire un moyen courrier
extrapolé, pour franchir les 6 000 km de l'Atlantique. Nous avons
consenti à accepter les intérêts britanniques, qui ne sont jamais
les nôtres dans le domaine de l'aviation.
GdG. — Nous avons toujours tort d'accepter ce que
proposent les Anglais. J'ai eu assez affaire à eux : on a souvent
raison de se méfier !
Debré. — Voilà justement ce que je reproche : le
gouvernement a pris une décision en novembre 1962 sur un certain
type d'avion, et nous en faisons un tout autre... »
Ainsi, après Messmer et Sanguinetti, voici un
troisième ministre qui semble trouver dans un changement complet de
conception la cause des surcoûts. Le Général n'est pas disposé à
entrer dans ce jeu ; il en paraît même surpris :
GdG : « Très franchement, on n'a pas étudié la
question sous cet angle-là quand on a décidé de faire le Concorde.
On ne s'est pas décidé pour un moyen courrier. Je le dis très
simplement, j'ai toujours pensé que l'avion devait traverser
l'Atlantique. Etait-il nécessaire de faire un avion supersonique
pour aller à Rome ou à Bruxelles ou à Londres ? Non. Il s'agissait,
d'entrée de jeu, de traverser l'Atlantique. Alors, il est possible
que les ingénieurs nous aient dissimulé la vérité en disant : "Ce
sera un moyen courrier." Mais en fait, c'est
comme ça qu'on a compris : il s'agissait bien d'aller à New
York.
« Alors, décidons de la chose. Pour ce qui est de
l'augmentation du crédit, on ne peut pas y couper, à moins de tout
arrêter. On réexaminera à une date, que nous fixons en mai,
l'ensemble du problème. »
En mai, l'achèvement du Concorde sera
définitivement décidé. Le Général sait assumer ses choix, même
quand il les a faits à contrecoeur.
1 Voir C'était de Gaulle, t.
II, IVe partie, ch. 12.