Chapitre 14
Jeudi 9 mai 1968, fin
d'après-midi.
Je préviens Joxe et Fouchet de la position du
Général, qui ne les étonne pas, et qu'ils estiment tous deux
parfaitement justifiée par la violence verbale des meneurs cet
après-midi. Ils considèrent que la réouverture de la Sorbonne est
désormais du niveau du gouvernement et échappe à la compétence des
autorités universitaires. J'en informe le recteur Roche, à charge
de répercuter l'information sur les doyens des cinq facultés qu'il
va réunir.
Roche est pris à contre-pied. Il avait compté
ferme, comme moi, sur l'issue positive de la désescalade. Au
téléphone ce matin, dès mon arrivée au bureau, nous en avions
ébauché l'économie : réouverture immédiate de Nanterre, réouverture
plus progressive de la Sorbonne, à cause de la priorité donnée à
l'agrégation — sa délicate machine ne tolère aucun à-coup — dont
les épreuves se déroulent jusqu' à samedi.
Roche a longuement réuni les doyens. À la
mi-journée, j'approuve au téléphone leur communiqué, qu'ils
publient à peu près au moment où Cohn-Bendit annonce que la
Sorbonne ouverte sera une Sorbonne occupée, et où je pars pour
l'Élysée :
« Le recteur et les doyens de l'Université de
Paris ont décidé de lever la suspension des cours.
«Les cours, travaux pratiques, travaux dirigés,
reprendront donc progressivement. Le recteur et les doyens
appellent les enseignants et les étudiants à reprendre leur
travail. Ils comptent sur les étudiants pour éviter tout incident
et tout désordre. »
Retour de l'Élysée, j'explique à Roche qu'on ne
peut hélas ! compter sur les étudiants pour éviter tout incident et
tout désordre, puisque leurs chefs annoncent et programment les
incidents et les désordres : « Nous maintenons donc la fermeture de
la Sorbonne en attendant le retour au calme. En revanche, les
portes vont s'ouvrir à Nanterre, où aucun incident ne s'est produit
depuis le 3 mai. »
Je le sens troublé. J'attends de lui qu'il informe
les doyens. Eux et lui ont-ils été moins attentifs que nous aux
positions et aux provocations des chefs du mouvement
anti-universitaire ? Vers 19 heures, le recteur déclare à l'AFP
:
« Je suis en conversation constante par téléphone
avec le Ministre. Il connaît les positions très précises qu'ont
prises l'Université et
les doyens sur la réouverture de la Sorbonne, mais lui seul peut la
rendre effective. Pour l'instant, c'est donc le statu quo. La décision des étudiants d'occuper les
locaux a certainement modifié la position du Ministre. »
Reste donc à publier une décision, que les
autorités universitaires ne veulent manifestement pas assumer, ni
même partager. Comme le Général m'a reproché d'avoir été trop long
à la télévision lundi, je me borne à rédiger un bref
communiqué.
« Le recteur et les doyens ont arrêté ce matin
des dispositions pour organiser immédiatement une reprise
progressive des cours et travaux pratiques à la Sorbonne. Ils ont
adressé un appel aux étudiants afin que soit évité tout incident et
tout désordre. Or, un important rassemblement s'est formé devant la
Sorbonne. Il y a été annoncé que la Sorbonne allait être "occupée"
et qu'il y serait tenu "des discussions jour et nuit". Il ne s'agit
nullement de retour au calme ni au travail.
« Les conditions de la reprise des cours ne sont
pas encore réunies. La Sorbonne restera donc fermée jusqu'au retour
au calme. Le ministre met les organisateurs de telles
manifestations en face des responsabilités qu'ils prennent en
prolongeant cette situation. »
Ai-je été trop laconique ? L'AFP a-t-elle été
assez attentive ?
Ce texte, dicté à 19 heures 20 de manière à faire
l'ouverture des journaux parlés et télévisés de 20 heures, ne «
tombe » sur les fils qu'à 20 heures 49, après les journaux et après
le « bouclage » de la presse écrite.
Les médias ont donné tant d'ampleur à l'annonce de
la réouverture de la Sorbonne, la considérant comme acquise, et si
peu à l'explication de la décision contraire, que l'opinion a
l'impression d'une volte-face inexplicable de ma part. Les médias
gomment le fait que c'est l'attitude des meneurs gauchistes qui
oblige à renoncer à la réouverture annoncée. Le gouvernement donne
l'impression de ne pas savoir ce qu'il veut, ou de le vouloir sans
bonnes raisons.
Vendredi 10 mai
1968.
Cette journée du vendredi 10 mai est comme happée
par la manifestation organisée à l'appel du Mouvement du 22 mars et
des Comités d'action lycéens.
Les Comités d'action lycéens commencent en
fanfare. Tout comme pour les premières bagarres, celles du vendredi
3 mai 1, ils forment l'avant-garde.
Avant 8 heures du matin,
deux milliers de garçons et filles des Comités d'action lycéens se
rassemblent place Clichy. Ils se subdivisent ensuite, sur un mot
d'ordre, en plusieurs colonnes, pour aller débaucher les lycéens
aux portes de tous les établissements de Paris. Ces lycéens qui ont
déjà manifesté arrivent auréolés de prestige devant leurs camarades
qui ne l'ont pas encore fait.
Les troupes grossissent au fur et à mesure. Elles
se rassemblent en fin de matinée à la gare Saint-Lazare et se
donnent rendez-vous à Denfert-Rochereau pour la manifestation
lancée par l'UNEF. Leurs cortèges sont parfaitement encadrés. Ce
mouvement à travers Paris est superbement organisé.
Pour la première fois, on voit des professeurs
accompagnant leurs élèves. Les professeurs communistes qui,
jusqu'au début de la semaine, mettaient en garde leurs collègues
contre les « trublions », se sont mis à ameuter leurs élèves contre
leurs collègues coupables de « lâcher les élèves ». Les proviseurs
nous téléphonent pendant toute la matinée : « Que faire ? Tenter
une opération en sens inverse, en demandant aux professeurs de
dissuader leurs élèves de se mêler à des manifestations qui
risquent d'être violentes et ne sont pas l'affaire des lycéens ? »
C'est évidemment ce discours-là que j'encourage. Mais il n'est
guère entendu : comment empêcher de tout jeunes lycéens de céder à
la griserie de se mêler à de grands étudiants ?
L'UNEF : « La lutte qui a commencé continuera
»
L'UNEF suit. Elle lance un mot d'ordre
classiquement gauchiste : « La lutte qui a
commencé continuera. Organisez-vous ! Les examens, instruments de
sélection, ne seront plus tolérés. » Mais son but est avant
tout d'élargir le mouvement en s'appuyant sur les syndicats
ouvriers. Sauvageot, Séguy2 et Descamps
3 se sont réunis hier. Ils se réunissent à
nouveau ce vendredi et on annonce dans l'après-midi une grande
manifestation nationale pour lundi prochain 13 mai. Ce sera un
rendez-vous général : CGT, CFDT, FEN, SNESup, UNEF. Seuls Force
ouvrière et le SGEN sont restés hors du coup. Force ouvrière publie
un communiqué embarrassé : elle se refuse à manifester « aux côtés
d'une organisation politique, la CGT, que la majorité des étudiants
a sévèrement jugée. » Le SGEN reste très modéré pendant toute cette
période ; son secrétaire général honoraire, Vignaux, se tient en
contact avec mon cabinet.
Cependant, les activistes vont accélérer une
histoire qui échappe aux appareils syndicaux.
Face à l'extension du
mouvement aux lycées, je recherche l'appui des associations de
parents d'élèves. Des trois fédérations, deux publient des appels
au calme et à la responsabilité des parents, dont le texte a été
arrêté avec mon cabinet et que l'AFP diffuse dans
l'après-midi4. J'adresse
un télex aux recteurs, aussitôt rendu public. Le texte m'a été
préparé par Lamicq, président de l'Amicale des proviseurs.
« Ce matin, des groupes d'agitation ont essayé de
perturber l'enseignement dans un certain nombre de lycées de la
région parisienne, en établissant des piquets de grève ou en
incitant les élèves à abandonner les cours. Je vous prie d'inviter
tous les chefs d'établissement de votre académie à user de toute
leur autorité pour préserver les élèves, mineurs confiés par leurs
parents, contre des agitateurs ou des provocateurs qui cherchent à
les entraîner dans des mouvements de rue ou même dans des
manifestations de violence. En particulier, ils ne doivent en aucun
cas reconnaître des "comités d'élèves" qui prétendraient se
constituer. Il leur appartient de prévenir, et éventuellement de
réprimer avec vigueur, toute tentative de trouble de la vie
scolaire. »
Capitant : « Il fallait maintenir l'ouverture
annoncée »
Je cherche aussi à obtenir des déclarations
publiques d'autorités universitaires. Zamansky s'est proposé pour
réunir des signatures prestigieuses sur un texte raisonnable. Mais
il renonce vite, après avoir essuyé un refus de Lichnerowicz. Tout
ce qu'on obtient, c'est un communiqué des doyens de pharmacie, qui
se félicitent du « sang-froid » de leurs collègues et de leurs
étudiants. Maigre récolte !
Même le soutien de la majorité n'est pas sans
faille. Les gaullistes de gauche renâclent. Capitant m'appelle : «
Il fallait maintenir l'ouverture annoncée de la Sorbonne et laisser
aux étudiants la responsabilité du désordre. » Non content de
s'exprimer au téléphone, il tient ensuite le même discours sur
l'antenne de Radio-Luxembourg. David
Rousset dit sur France-Inter qu'il est
« avec les étudiants ». Lesquels ?
Je téléphone à Joxe : « L'annonce de la
réouverture de la Sorbonne n'a pas suffi à désamorcer l'agitation.
Ne pourrait-on pas régler le sort des quatre
prisonniers, qui solidarise les étudiants ? La solution la plus
simple serait la mise en liberté provisoire. » Il en convient.
Mais, sans doute par provocation, les quatre prisonniers n'ont pas
fait appel, ce qui rend impossible leur élargissement. Il accepte
de faire recevoir leurs avocats par de hauts magistrats, et ils
sont en effet reçus dès l'après-midi. Il en ressort qu'une audience
de la cour d'appel pourrait se réunir après un délai de cinq jours.
On pourrait annoncer que des demandes de mises en liberté
provisoire seraient examinées avec bienveillance. Il y a là des
éléments de négociation.
Je publie un bref communiqué destiné à atténuer
l'effet du maintien de la fermeture à Paris :
« La reprise des cours s'est effectuée ce matin à
Nanterre. Si le calme se confirme, les cours et travaux pratiques
suspendus ailleurs depuis vendredi dernier pourront reprendre. Les
mesures nécessaires interviendront progressivement. Le ministre de
l'Éducation nationale est en effet décidé à ne pas laisser des
éléments irresponsables s'installer dans les facultés pour en
empêcher le fonctionnement. »
Un gauchiste : « Nos camarades aveuglés par
les gaz de combat »
Une dizaine de milliers d'étudiants et lycéens se
réunissent à Denfert-Rochereau. C'est peu, certes, par rapport aux
160 000 étudiants de l'agglomération parisienne et autant de
lycéens. Mais c'est beaucoup par rapport à ce qu'on est habitué à
voir dans Paris.
Pour chauffer cette masse juvénile, les orateurs,
juchés sur le socle du Lion de Belfort, trouvent les thèmes
appropriés. L'un engage le rassemblement à se rendre à la Santé,
pour manifester sa solidarité avec « nos frères emprisonnés ».
L'autre demande qu'on se porte vers l'hôpital Saint-Antoine, où
sont soignés « nos camarades aveuglés par les gaz de combat et qui
vont peut-être perdre la vue ». Et Cohn-Bendit exhorte la foule à
susciter simultanément des troubles « partout dans la capitale »,
de manière que la police ne puisse plus savoir où donner de la
tête.
La manifestation de ce soir s'annonce dure.
Peut-on risquer un affrontement qui a des allures de guerre civile,
sans tenter d'abord des pourparlers de paix ? Ni Louis Joxe, ni moi
ne l'avons cru possible. À moins de s'en tenir à une répression qui
n'a pas l'appui de l'opinion parisienne et des médias, il faudra
répondre d'une façon ou d'une autre aux trois points des leaders de
l'agitation : libération des quatre détenus, évacuation du
Quartier latin par les CRS et les gendarmes
mobiles, réouverture des facultés.
À 19 heures, je reçois, à ma demande, pour la
seconde fois de la semaine, les deux dirigeants de la FEN, Marangé,
son secrétaire général, et Daubard, secrétaire général du Syndicat
national des instituteurs. Il m'a semblé qu'ils pourraient jouer
les bons offices. Nous nous mettons rapidement d'accord sur le
processus annoncé à l'Assemblée avant-hier et que le trio de
meneurs a bloqué hier. Il faut que ceux-ci renoncent à leur menace
d' « occuper la Sorbonne jour et nuit ». Les « trois préalables »
posés peuvent être levés, si les conditions que nous prévoyons
ensemble sont acceptées : contrôle des cartes d'étudiants pour les
entrées à la Sorbonne, stationnement d'un car de gardiens de la
paix dans la rue pour éviter l'irruption d'un commando, et
maintien, pendant quarante-huit heures, d'un minimum de forces de
l'ordre, jusqu'au retour au calme.
Ils sont à peine repartis, vers 20 heures, que
Joxe m'annonce au téléphone qu'il vient de charger Me Sarda, son ami de longue date, gaulliste de
gauche, avocat de l'UNEF et du SNESup ainsi que de Cohn-Bendit, de
négocier un accord. « Il a l'aval du "château". » Je le préviens
que j'ai confié une mission de bons offices aux deux dirigeants de
la FEN. Il renâcle : « On ne peut pas mener deux négociations en
parallèle !
AP — Deux précautions valent mieux qu'une. Les
chances d'aboutir ne sont pas grandes ! Les trois leaders sont plus
enragés l'un que l'autre. Il vaut mieux courir ces deux chances à
la fois. »
Joxe : « Nous coordonnerons les pourparlers
»
Joxe se rend à mes raisons, mais en compensation,
me prend en otage : il me demande de le rejoindre, de manière que
nous nous trouvions côte à côte, si l'un de nos pêcheurs ramène son
poisson : « Le plus simple est que vous veniez ici et nous
coordonnerons les pourparlers. » Je me rends aussitôt place
Vendôme.
Nous arrêtons un scénario. J'appelle Roche pour
lui demander de recevoir une délégation du SNESup et de l'UNEF qui
lui sera amenée par Me Sarda. Il
suffira qu'elle confirme son accord sur nos trois concessions et
nos contreparties, et qu'elle l'annonce à la sortie. Le commissaire
de police du Ve arrondissement est
chargé d'aller chercher cette délégation autour de la Sorbonne et
de la conduire jusqu'au recteur en franchissant le service d'ordre.
Nous rédigeons la déclaration que devraient faire les représentants
de l'UNEF et du SNESup après leur rencontre avec le recteur : «
Devant l'affirmation de notre désir de voir les cours reprendre
normalement à la Sorbonne et notre promesse de ne pas l'occuper,
nous avons obtenu l'assurance que le ministère public ne fera
pas d'objection à la demande de mise en
liberté provisoire par les avocats des quatre manifestants
incarcérés. »
Cependant, Sarda nous informe que, par l'entremise
de Michel Rocard, secrétaire général du PSU, des interventions ont
été faites auprès de l'UNEF et du SNESup pour leur faire retirer
leur menace d'occupation permanente de la Sorbonne, remplacée par
un meeting « expiatoire », dans la cour de la Sorbonne.
Me Sarda estime que les
révolutionnaires cherchent une porte de sortie : « Ces messieurs
sont très pressés. L'opération se ferait ce soir, au cours de la
manifestation. Sauvageot retirerait publiquement la menace
"d'occupation jour et nuit". En réponse, la police s'effacerait et
laisserait les étudiants tenir meeting dans la Sorbonne. Ils
s'engagent à sonner la fin de la récréation au bout de deux heures
au maximum. » Nous ne disons pas non. Mais ce scénario aussi
restera sans suite.
À 22 heures 05, Geismar parle sur RTL : il refuse
de négocier avec le recteur ; il attend des réponses. Le
journaliste lui dit qu'il n'en aura pas s'il ne va pas les
chercher. Geismar répond qu'il ne veut pas négocier « sous la
pression des CRS ». Il affiche la position dure de celui qui ne
veut de négociations qu'après la capitulation de l'adversaire. Il
ne traversera pas le cordon de police pour aller parler au recteur
; c'est au recteur de le traverser. Et quand Chalin, le
recteur-adjoint, propose, non sans courage, de le traverser
justement, pour aller lui parler là où il se trouve, Geismar
s'arrange pour faire échouer cette initiative en exigeant comme
préalable public, sur l'antenne et en direct, ce qui ne pouvait
être que le résultat d'une négociation discrète.
Joxe : « Ça, ce n'est pas votre affaire
»
De son côté, Cohn-Bendit lance le mot d'ordre : «
Nous occupons le Quartier latin, mais sans attaquer les forces de
l'ordre. » Il fait cette proclamation juché sur l'une des premières
barricades. Dès lors, celles-ci se multiplient.
Ce n'est pas maintenant que les gauchistes vont
diminuer leurs prétentions. Ils transforment le Quartier latin en
Fort-Chabrol. Ils veulent en découdre. On ne les en empêchera
plus.
AP à Joxe : « Il est 23 heures. Vous pensez bien
que, maintenant, ni les négociations dont vous avez chargé Sarda,
ni les bons offices dont j'ai chargé Marangé ne peuvent plus
aboutir.
Joxe. — Le pire n'est pas toujours sûr ! Il ne
faut pas désespérer. De toutes façons, Grimaud veut attendre que
les gamins soient partis. Donc, il n'y a rien à changer au
dispositif. Laissons encore une chance aux pourparlers. Ça ne
change rien pour le nettoyage des barricades.
AP. — Mais pourquoi faut-il attendre, pour réagir
devant une barricade en train de se
construire, une offensive générale contre toutes les barricades
5 ?
Joxe. — Ça, ce n'est pas votre affaire, c'est
celle de Fouchet et de Grimaud. D'ailleurs, je vais me rendre place
Beauvau, pour arrêter avec Fouchet le dispositif des opérations de
police. Il vaut mieux que vous restiez ici. En tout cas, une chose
est sûre, je n'ai pas fait tirer à Alger sur les pieds-noirs, je ne
ferai pas tirer à Paris sur les étudiants. »
C'est l'évidence. Mais nous le répétons tant, que
les meneurs ne peuvent guère se sentir dissuadés de leur
audace.
Me voici coincé à la Chancellerie. Je n'aime pas
beaucoup me trouver isolé, dans un ministère qui m'est étranger,
pendant que son titulaire sera dans un troisième ministère qui
n'est pas le sien. Mais je m'incline devant l'autorité du Premier
ministre par intérim.
Touraine : « Ordonne à ta police de se retirer
»
Après 1 heure du matin, pendant que nous attendons
avec de moins en moins d'espoir un signe de Sarda ou de Marangé,
nous entendons sur notre transistor que Cohn-Bendit confère avec le
recteur. Or, le recteur avait bien fait savoir qu'il ne pouvait
recevoir Cohn-Bendit, inculpé numéro 1 traduit devant la
juridiction universitaire.
J'appelle Roche : « Que se passe-t-il ? Les radios
annoncent que vous discutez avec Cohn-Bendit.
Le recteur. — C'est impossible, Monsieur le
ministre.
AP. — Vous n'avez pas en face de vous un rouquin à
visage rond?
Le recteur — En effet, Monsieur le ministre.
AP. — Monsieur le recteur, ne vaudrait-il pas
mieux que nous poursuivions cette conversation dans un autre bureau
?
(Il me rappelle du bureau à côté.)
Le recteur — C'est un affreux malentendu.
AP. — Il ne faudrait pas faire apparaître
Cohn-Bendit comme celui qui tient le sort de cette nuit entre ses
mains, ni lui donner le bénéfice de la négociation. »
Cocasse quiproquo : au lieu des délégations
attendues des deux organismes, UNEF et SNESup, responsables de la
manifestation, voilà trois professeurs et trois étudiants qui se
déclarent eux-mêmes sans mandat.
Le recteur m'apprend le nom des trois professeurs
: Touraine, Bacquet, professeur d'anglais à la Sorbonne, Motchane,
professeur de physique à la faculté des sciences.
Justement, Touraine demande
à me parler : « Au point où tu en es, il n'y a plus qu'une chose à
faire. Ordonne à ta police de se retirer.
AP. — Ce n'est pas ma police, c'est la police de
la République. Sous aucun régime, un gouvernement ne capitulerait
devant l'émeute, ou alors, il ne serait pas digne de
gouverner.
Touraine. — Alors, nous n'avons plus rien à nous
dire, il va y avoir des dizaines de morts et tu en porteras la
responsabilité.
AP. — La police ne tirera pas. Mais si tu veux
qu'elle ne riposte pas à coups de grenades lacrymogènes, recommande
à tes amis de ne pas la bombarder de cocktails Molotov. »
Ai-je bien fait d'être rassurant ? Le Général me
désapprouverait sans doute : « Il faut garder un silence effrayant.
»
Le recteur reprend la ligne. « Monsieur le
recteur, lui dis-je, Cohn-Bendit demande l'impossible, sachant bien
que nous ne pouvons pas l'accepter, pour qu'aucune négociation
n'aboutisse. Il ne vous reste donc plus qu'à raccompagner vos
visiteurs. »
Place Beauvau, Fouchet, Grimaud et Joxe se mettent
d'accord pour que l'ordre de nettoyer les barricades soit donné à 2
heures du matin. « Secret absolu ! Il faut que l'effet de surprise
soit complet », me recommande Joxe quand il revient à la
Chancellerie. Grimaud, qui a inspecté les lieux vers minuit et
demi, estime qu'il dispose d'un bon créneau vers 2 heures. Avant,
il y aura encore trop de monde. Après, plus on laisserait les
irréductibles organiser le réduit, plus le nettoyage serait
difficile et risquerait de devenir sanglant.
Mes collaborateurs partagent mon sentiment : il
est indispensable de ne pas laisser les ondes aux seuls émeutiers.
Le silence du gouvernement devenant oppressant, un appel aurait au
moins l'avantage de rassurer les auditeurs. Il me paraît essentiel
d'annoncer l'assaut et de mettre chacun devant ses responsabilités.
Je griffonne un appel :
« Aucun gouvernement digne de ce nom ne laisserait
un quartier de Paris se transformer en camp retranché. L'assaut
sera donné dans un moment aux barricades qui viennent d'être
dressées. Je vous conjure de ne pas vous livrer à des actions de
force, qui de toute façon, n'empêcheront pas le service d'ordre de
faire son devoir. Ne vous laissez pas prendre à ce jeu dangereux
!
« L'Université et l'enseignement ne seront pas
rénovés dans des affrontements de rue. Le gouvernement prendra des
initiatives dans les prochains jours pour que toutes les
revendications soient examinées avec bienveillance dans le dialogue
et dans le calme, et que les transformations indispensables soient
apportées à la vie universitaire. Étudiants, lycéens, ne cédez pas
à la griserie de la violence ! Vous avez
mieux à faire, nous avons tous mieux à faire, dans l'intérêt de
l'Université et de la France ! »
Je lis ce texte à Joxe, qui me donne son accord,
mais me demande d'obtenir l'accord de Grimaud, « qui a la charge de
la manoeuvre ». J'appelle Grimaud, qui refuse net : un
avertissement public n'a aucune chance d'aboutir à la dispersion
des manifestants, et il enlèverait aux assaillants le bénéfice de
la surprise, qui est essentiel. Joxe lui donne raison : « Ce n'est
pas au pouvoir civil de compliquer la tâche de la police. »
Vers 2 heures, quand les derniers métros ont
emporté leur lot de gamins, la parole est à la force — celle de
l'ordre et celle de l'émeute. Policiers, gendarmes et CRS font leur
ouvrage. Les barricades sont emportées l'une après l'autre, sans
les morts redoutés ou espérés.
À 3 heures 15, je me rends à l'Intérieur, place
Beauvau. Dans le bureau de Fouchet, très à l'aise, je retrouve
Joxe, Debré, Gorse, et ceux qui ont vu le Général le plus tard dans
la soirée : Tricot et Foccart. Dannaud va et vient entre son bureau
et celui de son ministre. Fouchet donne des instructions à Grimaud,
s'entretient au téléphone avec un « M. le professeur », dont il dit
en raccrochant : « Kastler vient de se faire poliment tutoyer.
»
Grimaud : « Ainsi, vous protégez les
gauchistes »
Vers 4 heures 30, je rentre rue de Grenelle.
Pouthier 6 m'y appelle
pour me supplier d'obtenir que la police ne pénètre pas dans
l'Ecole normale supérieure, rue d'Ulm, où refluent en rangs serrés
des combattants, éclopés ou non, normaliens ou non. J'appelle
aussitôt Grimaud pour lui demander de considérer l'École comme un
sanctuaire. Un peu goguenard, il accepte de prescrire à ses hommes
de s'arrêter au seuil de la grille, malgré l'immense envie qu'ils
ont de procéder à des interpellations à l'intérieur de l'École : «
Ainsi, vous protégez les gauchistes et les maoïstes les plus
acharnés, ceux qui ont donné l'exemple pour dresser les barricades
! »
À peine avais-je raccroché, que je prends soudain
conscience de ma contradiction : me voilà pris en flagrant délit de
vouloir sanctuariser le cloître de la rue d'Ulm, alors que j'ai
démontré à l'Assemblée, voici deux jours, l'inanité de ceux qui
prennent la cour de la Sorbonne pour un sanctuaire. À mon tour,
j'ai cédé au travers corporatiste auquel cèdent les professeurs et
étudiants de la Sorbonne : de croire que leur corporation est d'une
autre essence, et peut donc vivre au-dessus des lois. La seule
différence est que les chers professeurs ont
convaincu la France entière, par radios et télévisions interposées,
qu'on n'avait pas commis pareil viol de la Sorbonne depuis le Moyen
Âge ; alors que mon intervention discrète en faveur de Normale
passe inaperçue.
Je reçois de nouveau Marangé et Daubard, qui
viennent me rendre compte de l'échec de leurs bons offices. Il y a
des moments où le bon sens n'a pas droit à la parole. Pourtant,
nous décidons ensemble de renouer les fils, en terrain neutre, à la
Maison des instituteurs : Pelletier et Olmer y rencontreraient
Geismar et Sauvageot, ce matin à 11 heures.
La nuit a été blanche, pour les policiers, les
manifestants et les ministres — à tous les niveaux. Sauf celui du
Général. Assuré de la clarté avec laquelle, à son habitude, il a
donné ses instructions de fermeté, téléphonées à Joxe et à Tricot,
il est allé se coucher vers 23 heures.
Pompidou : « Tenez bon, l'heure des
concessions n'est pas encore venue »
Pompidou aussi, de Kaboul, a donné ses
instructions, en début de soirée. Joxe, frappé de leur formulation,
me les répète, telles que Jobert vient de les lui communiquer au
téléphone : « Tenez bon, l'heure des concessions n'est pas encore
venue. » Joxe se demande : « Pompidou se réserve-t-il de faire les
concessions à son retour ? »
Quand les rues du Quartier latin ne sont que
gravats et voitures brûlées, il reste à obtenir le plus difficile :
le retour à l'ordre universitaire. La négociation a échoué ; elle
n'était pas possible avec les enragés. Il reste à tenter de
déborder la petite masse des excités par la grande masse des
étudiants. Il faut ouvrir une perspective, faire une offre
publique. C'est cette démarche que j'entends soutenir auprès du
Général.
« Faut-il faire venir la troupe ? »
Samedi Il mai 1968,
matin.
Joxe m'appelle. Il m'apprend qu'il a fait
réveiller le Général pour qu'il n'apprenne pas les événements de la
nuit par la radio. Le Général a convoqué aussitôt, à 6 heures du
matin, Joxe, Messmer et Fouchet pour parler du maintien de l'ordre.
Il a posé d'emblée la question qui le concernait directement, comme
chef des armées : « Faut-il faire venir la troupe ? »
Messmer s'y est opposé avec force. L'armée
d'aujourd'hui n'est plus adaptée aux missions de maintien de
l'ordre. Si on fait appel à la Légion ou aux paras, ils
n'hésiteront pas à tirer, et le pire risque
d'arriver. Quant aux régiments formés de jeunes du contingent, il
faut craindre au contraire qu'ils se solidarisent avec les
étudiants.
De son côté, Fouchet me raconte qu'en entrant dans
le bureau du Général, il a lancé : « Dieu merci, aucun mort ! » Il
ajoute : « Le Général n'a pas relevé, mais il doit quand même se
rendre compte que c'était la meilleure nouvelle possible. C'est
miracle que, dans une pareille émeute, la police s'en soit tenue à
une intervention à la fois mesurée et massive. C'est miracle que
les seuls blessés graves soient de son côté. C'est miracle que les
officiers de police aient eu assez de sang-froid pour adapter à
tout instant leur tactique. »
Le Général lui a dit : « Il faut donner de la
gnôle aux policiers ! Ce ne serait pas payer trop cher leur moral.
Ils le méritent. » Façon de dire qu'il faut leur distribuer des
primes. En leur offrant des compensations financières, on les
aiderait à supporter la dureté des affrontements.
L'ordre a été maintenu. Et les forces de l'ordre
n'ont pas infligé aux émeutiers seulement une raclée, mais une
leçon. L'État dispose de cent mille gendarmes et de cent mille
policiers, dont la moitié seraient rapidement opérationnels, sans
parler des réservistes. Il est donc absurde de tirer de cette nuit
la conclusion que la prochaine manifestation se rendrait maîtresse
de Paris.
C'est pourtant ce qu'on croit à Matignon, et dont
on va convaincre Pompidou à son retour.
« Si nous nous déculottons, il n'y a plus
d'État »
Samedi 11 mai
1968.
Pendant ce temps, des prises de position
innombrables me parviennent, condamnant « les brutalités policières
». Jacques Droz, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne,
me transmet une motion au nom de trois cents enseignants de la
faculté des lettres, qui, « bouleversés par le massacre délibéré
d'étudiants (sic), exigent la démission du recteur Roche, en qui
l'Université ne peut se reconnaître ».
Vers 10 heures, Marangé nous fait savoir que sa
réunion de bons offices est reportée à 14 heures, et vers midi, que
Geismar et Sauvageot se sont raidis et veulent un accord écrit
avant tout contact...
Le conseil de l'Université de Paris s'est réuni ce
matin, sur le mode de la déploration. Il a prié le recteur et les
doyens de demander d'urgence audience au chef de l'État, pour
l'informer qu'il n'a plus confiance dans le ministre. Au cours de
cette séance, je n'ai pas eu beaucoup d'avocats. Les doyens ne
comprennent pas comment ce que j'avais annoncé solennellement à
l'Assemblée nationale — ou du moins, la traduction simplifiée qui
en avait été faite par la manchette de
France-Soir — ne s'était pas réalisé.
Ce qui prouve que le long coup de téléphone que j'ai eu avec le
recteur à l'issue de mon entretien avec le Général n'a pas été
répercuté 7.
La Chevalerie m'appelle en fin de matinée : « Le
Général a été l'objet d'une demande d'audience du recteur et des
doyens, qui ont été chargés par le conseil de l'Université de Paris
de se rendre en corps auprès de lui. Naturellement, le Général, qui
sait dans quel esprit est effectuée cette démarche, ne recevra pas
les doyens. En revanche, il s'entretiendra avec le recteur Roche en
votre présence. Il vous recevra d'abord sans lui, puis il
prolongera la conversation avec vous. Il vous attend à 18 heures.
»
Je ne peux qu'être reconnaissant au Général de
l'élégance avec laquelle il me couvre.
Avant de me rendre à l'Élysée, j'ai Joxe au
téléphone. Cet après-midi, le Général a reçu successivement
lui-même, Fouchet et Grimaud. Il me tient au courant :
« Nous lui avons dit tous les trois que cette
escalade est absurde et que la seule façon de l'arrêter, c'est de
libérer les manifestants emprisonnés, de promettre une amnistie, de
rouvrir la Sorbonne, de retirer les forces de police. »
Le Général a été intraitable : « On ne capitule
pas devant l'émeute ! On ne discute pas avec des émeutiers ! Si
nous nous déculottons, il n'y a plus d'État ! Le pouvoir ne recule
pas, ou il est perdu. »
« Croyez-vous que la France profonde soit pour
nous ? »
Salon doré, samedi 11 mai
1968, 18 heures.
À 18 heures précises, l'aide de camp me fait
entrer. Le Général a les joues roses, comme lors de ses grandes
contrariétés des dernières années : la démission des ministres MRP,
la condamnation du général Salan à la simple détention, les
résultats décevants du référendum institutionnel de 1962, le
ballottage de 1965.
GdG : « Alors, comment voyez-vous la situation
?
AP. — Cette révolte se nourrit d'elle-même. Elle
n'a pas d'autres buts que ceux qui sont nés de son déroulement :
obtenir la réouverture de la Sorbonne, la libération des étudiants
détenus, le retrait des forces de police. Les quelques milliers de
manifestants de cette nuit n'ont que ces revendications-là. Ils
sont soutenus par les riverains du Quartier latin, dont la
sympathie leur était déjà acquise, ou qui ont été indignés par ce
qu'ils appellent les "brutalités policières".
GdG. — Que proposez-vous ?
AP. — D'accepter les trois
revendications des étudiants, mais simultanément d'exiger en
contrepartie trois garanties : interdiction de toute nouvelle
manifestation ; filtrage à l'entrée de la Sorbonne au profit des
seuls étudiants ; maintien de quelques cars de police jusqu'à ce
que la réouverture de la Sorbonne se soit effectuée sans incident
et que le calme soit revenu.
« Ainsi, nous ferons à la fois un geste d'humanité
et de fermeté. Moins d'humanité, nous dresserions le public contre
nous. Moins de fermeté, nous porterions un coup à l'autorité de
l'État et ne pourrions plus colmater la brèche. Les dirigeants de
la Fédération de l'Éducation nationale avaient accepté ce plan
hier, mais les excités de l'UNEF et du SNESup l'ont refusé. Il n'y
a plus rien à négocier. Ces dispositions raisonnables, il suffit de
les annoncer publiquement et souverainement, et nous mettrons
l'opinion de notre côté. Elle se sentira rassurée.
« D'autant que l'opinion qui nous est défavorable
est celle du Quartier latin, mais celle de la France profonde est
pour nous. Elle le sera encore davantage quand elle verra ce soir
les images des voitures brûlées.
GdG. — Croyez-vous que la France profonde soit
pour nous ?
AP. — Il ne faut pas se laisser impressionner par
le sondage fait pour France-Soir sur
Paris. Je suis sûr que la France profonde ne partage pas ce
sentiment. » (Je lui explique mes sondages quotidiens en
Seine-et-Marne 8.)
Il a l'air intéressé mais dubitatif :
GdG : « Vous croyez ?
AP. — J'en suis certain. Ce combat devant
l'opinion, nous devrions le gagner si nous annonçons clairement la
couleur. »
« Vous êtes le recteur de Paris... et vous le
restez »
Le recteur Roche est introduit à 18 heures 15. Il
a l'air stupéfait en m'apercevant. On ne l'avait donc pas prévenu
qu'il serait reçu en ma présence ? Il lui sera difficile de
s'acquitter de la mission dont l'ont chargé les doyens. Ce deuxième
quart d'heure est surréaliste.
Le Général se lève, l'accueille courtoisement, le
fait asseoir : « Vous êtes le recteur de Paris ? »
Roche, interloqué, répond après un bref silence et
d'une voix hésitante : « Oui.
GdG. — Et vous le restez ! »
Le Général a-t-il eu vent des exhortations à
démissionner qu'ont prodiguées au recteur, successivement
Cohn-Bendit, Touraine et ses autres visiteurs de la nuit, et ce
matin l'assemblée de la faculté des lettres
ainsi que quelques-uns des membres du conseil de l'Université ? Il
est clair que le Général ne souhaite pas avoir sur les bras une
démission du recteur et qu'il veut le conforter dans son
poste.
Roche, reprenant ses esprits, dit au Général : «
Certains ont demandé ma démission. J'ai pensé que ce serait un
abandon de poste. J'ai refusé. »
« Très bien », dit le Général, en opinant
fortement.
Le recteur : « C'est un coup de folie. Il ne faut
pas céder. Mais il ne faut pas non plus que cette folie se propage.
Les gens les plus calmes perdent leur sang-froid, les plus
raisonnables ne savent plus ce qu'ils disent. L'ennui, c'est que la
folie était, jusqu'à la semaine dernière, cantonnée dans la tête de
quelques extrémistes ; maintenant, elle s'étend à des milliers
d'étudiants, à des centaines d'assistants, de maîtres-assistants et
même à des professeurs. »
Le Général pose ensuite au recteur des questions
sur Nanterre, sur la Sorbonne, sur ces derniers mois, sur la
semaine écoulée. Pendant cet interrogatoire, je garde le silence,
le recteur ne disant rien que je n'approuve entièrement.
GdG : « Y avait-il des troubles précurseurs à la
Sorbonne ? Vous doutiez-vous que la cour de la Sorbonne serait
envahie ?
Le recteur. — Mais non ! L'invasion de la cour est
arrivée comme la foudre. Il y avait bien eu quelques incidents,
quelques échauffourées entre étudiants d'extrême droite et
d'extrême gauche, un début d'incendie imputé à l'extrême droite.
Mais rien ne pouvait faire supposer une pareille mobilisation à la
Sorbonne. Il n'y avait de problèmes qu'à Nanterre, que nous
expliquions par un environnement déplorable, de mauvaises
communications obligeant à passer sur place toute la journée, des
conditions difficiles de travail. En dehors de Nanterre, il n'y
avait pas de problèmes. »
Au bout d'un quart d'heure, sans rien dévoiler de
ce qu'il compte faire, le Général se lève : « Eh bien, Monsieur le
recteur, je vous remercie de m'avoir éclairé. »
Tout en me faisant signe de rester, il raccompagne
aimablement son visiteur à 18 heures 30.
« Alors, qu'est-ce qu'on fait ? »
GdG : « Il est très bien, votre recteur... » Il se rassied : « Alors,
qu'est-ce qu'on fait ?
AP. — Pour les étudiants de bonne foi, le gant de
velours. Pour les révolutionnaires, la main de fer. On efface tout
et on ne recommence pas. »
Je donne lecture du plan équilibré que j'ai écrit
noir sur blanc. Les trois revendications des meneurs peuvent être
satisfaites, si on les accompagne de mesures telles que les
troubles ne puissent pas se renouveler :
« 1) Libération des détenus et amnistie. Il suffit de
déclarer que le parquet ne s'opposera pas à la demande de mise en
liberté qui serait présentée par les quatre étudiants détenus. On
peut annoncer qu'on déposera un projet de loi d'amnistie pour les
désordres survenus entre le 3 et le 11 mai. Mais rassemblements et
manifestations seront interdits jusqu'à nouvel ordre, à l'exception
de celui qui est annoncé pour lundi, dont les grandes centrales
syndicales assureront le service d'ordre. Si de nouveaux troubles
se produisaient, la loi d'amnistie ne s'appliquerait pas aux
perturbateurs ; leurs éventuelles cartes d'étudiants leur seraient
retirées ; les étrangers pris sur le fait seraient expulsés de
France.
« 2) Réouverture de la
Sorbonne. Oui, mais pour la reprise normale des cours et
examens, non pour l' "occuper jour et nuit" en y tenant des
meetings. Un filtrage sera organisé de manière à ne laisser entrer
que les étudiants qui y ont normalement accès, ainsi que les
enseignants et le personnel.
« 3) Retrait de la police du
Quartier latin. Oui, progressivement. Un car devra
stationner dans la rue de la Sorbonne à proximité de l'entrée, pour
faire barrage à un éventuel commando qui voudrait forcer la porte.
La police devrait évidemment revenir de nouveau dans le Quartier
latin si les désordres recommençaient.
« Ainsi, nous satisfaisons aux trois
revendications étudiantes ; nous prouvons notre bonne volonté ;
nous leur ôtons tout prétexte à recommencer. Mais nous assortissons
ces trois concessions de garanties sérieuses. La nuit dernière, les
meneurs ont refusé ce compromis qui leur était proposé. Ils
pourront difficilement le refuser si nous l'annonçons publiquement.
Sinon, ils feraient la preuve de leur mauvaise foi et
démontreraient que leur but est en réalité de faire la révolution
ou du moins de flanquer la pagaille.
« Enfin, une instance de " sages", groupant des
autorités morales et spirituelles ainsi que des professeurs et
étudiants, pourrait déterminer dans l'immédiat les conditions du
retour au calme et au travail dans les facultés, et à plus long
terme dessiner les grandes lignes d'une réforme du système
universitaire.
« Mais parallèlement, bien que ce ne soit pas de
mon ressort, il me paraît nécessaire de mettre au point les parades
immédiates, pour le cas où des tentatives de subversion viendraient
encore à s'accentuer : état d'urgence, poursuites devant la Cour de
sûreté pour atteinte à la sûreté intérieure de l'État, voire
article 16 (en tout cas, la menace d'y avoir recours). »
« Nous mettons votre plan au point, et le
Premier ministre l'annoncera à la sortie »
Le Général m'écoute sans m'interrompre. Il me fait
préciser à nouveau chacun des trois points et leurs contreparties.
Le triptyque des concessions limitées par
leurs compensations lui convient visiblement.
J'annonce alors la modeste carte que je tiens en
réserve : « Mon général, je vous ai indiqué ce qu'il me paraît
souhaitable de faire. Je comprendrais très bien que vous sentiez
les choses autrement, mais alors, je craindrais de ne pas être
l'homme de la situation. Si ce plan faisait apparaître que ma
vision des choses est trop éloignée de la vôtre, ou si simplement
vous estimiez qu'un autre que moi pourrait mieux contribuer au
dénouement de la crise, mon portefeuille est naturellement à votre
disposition. »
Il a un léger sursaut, comme si j'avais prononcé
une incongruité. Le bras droit du Général parcourt un quart de
cercle, vif comme un coup de balai : « Non. Vous restez. Quand tout
ça sera terminé, on fera un bilan et on verra si un autre secteur
conviendrait mieux pour vous. Mais jusque-là, vous tenez bon !
»
S'étant promptement débarrassé de cette hypothèse,
il reprend : « Votre plan a l'avantage de nous donner le beau
geste, mais en même temps de reprendre la main. »
Il réfléchit un moment, le regard perdu dans le
feuillage du parc. Il entre ensuite dans les détails : reprise des
cours, modalités du filtrage, présence d'un car de police rue de la
Sorbonne pour dissuader les perturbateurs...
Il conclut : « C'est ce que nous allons faire.
Jusqu'à la grève générale de lundi, il ne va rien se passer. Nous
allons nous réunir ici demain matin. Nous mettrons ce plan au point
et le Premier ministre l'annoncera à la sortie. »
Il a l'air soulagé, comme s'il voyait clairement
le moyen d'échapper à la fois à la reddition sans condition qui
humilierait l'État, et au refus entêté qui bloquerait la situation.
Il me raccompagne à 19 heures 15.
1 Grimaud a écrit que le 10 mai était « la première
fois qu' on voyait entrer en scène ces jeunes
acteurs » (En mai, fais ce qu'il te
plaît, p. 143). Lui-même ne savait pas qu'ils avaient été
les principaux acteurs du 3 mai (voir ch. 9, p. 465-466).
2 Secrétaire général de la CGT.
3 Secrétaire général de la CFDT.
4 Ce sont la Fédération des parents d'élèves de
l'enseignement public, présidée par André Dubreuil, et la
Fédération nationale des associations de parents d'élèves de
l'enseignement public, général et technique, présidée par Raymond
Desmaret, surtout présente dans le technique. En revanche, la
Fédération dite Cornec, liée à la gauche, refuse de prendre
position sur la grève des lycéens, et demande à ses adhérents de
rejoindre le SNESup et l'UNEF.
5 Le préfet de police tirera la leçon de cette
expérience et décentralisera les opérations entre les différents
chefs d'unité pour les nuits de barricades du 24 mai et du 10
juin.
« Étudiants, lycéens ! Écoutez-moi bien ! La
conciliation à laquelle le gouvernement était disposé n'a pas pu
aboutir dans le vacarme.
6 Pierre Pouthier, promotion 1948, secrétaire général
de l'École normale supérieure.
7 Par la suite, je m'en suis entretenu avec plusieurs
doyens. Ils n'avaient eu connaissance ni des conditions que j'avais
posées devant l'Assemblée nationale à la réouverture de la
Sorbonne, ni du refus opposé à ces conditions par Sauvageot et
Cohn-Bendit.
8 Voir ch. 10, p. 471.